Lettre 368, 1674 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 354-362).
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C’est assez pourvu qu’il voie et qu’il retienne bien ce qu’il voit. Il est vrai que l’iniquité a été consommée dans l’opposition des gardes[1] : vous verrez par mes lettres qu’elle est encore plus grande que vous ne pensez. La Pluie[2] en est honteux pour son ami, et en parle assez franchement à son amie, mais tout ceci entre nous. Je vis l’autre jour Monsieur de Meaux[3], qui ne se lasse point de blâmer cette bassesse indigne et même malhabile. Vous ne sauriez croire le tort que cela lui[4] fait. Vous êtes heureux que l’Intendant voie tout. Il vous doit consoler de la prévention de l’Intendante ; je n’eusse jamais cru qu’elle eût eu le courage d’être contre vous. Votre premier président me dit l’autre jour que le Roi lui avoit fait espérer l’intendance pour ce printemps, au retour de M. Rouillé. J’en parlerai à M. de Pompone. Je m’en vais demain à Saint-Germain avec Mme de Chaulnes, purement pour le voir. Je l’aime naturellement, comme vous savez, et je ne lui trouve pas d’aversion pour moi.

Je vis hier le Torrent et la Rosée[5] chez Mme de la Fayette. On parla fort de vous, et d’une manière à ne vous pas mettre en colère ; car on vous faisoit justice sur tout. Elles étoient toutes deux parées de leur deuil :

Le deuil enfin sert de parure[6].

Deux bonnets unis, deux cornettes unies, tout élevé et balevolant[7] jusqu’au plancher, des nœuds de crêpe partout, de l’hermine partout ; la Rosée plus que le Torrent. Toutes deux consolées, avec un air d’ajustement. On a voulu croire que le Torrent se mêloit avec la Neige, et que le Feu enflammoit la Rosée[8]. Cette vision a fait un tort extraordinaire à toutes les deux. On trouvoit que c’étoit assez au Torrent d’être ici et d’avoir oublié ce qui étoit si aimable ; ce dernier choix a décrié son goût.

J’ai envie de vous parler de vos beaux fossés[9] et de vos jolies promenades. Vous avez raison de dire que je suis remariée en Provence ; j’en ferai l’un de mes pays, pourvu que vous n’effaciez pas celui-ci du nombre des vôtres. Vous me dites mille douceurs sur le commencement de l’année ; rien ne me peut être plus agréable : vous m’êtes toutes choses, et je ne suis appliquée qu’à faire en sorte que tout le monde ne voie pas à quel point cela est vrai. J’ai passé le commencement de cette année assez brutalement, sans vous dire qu’un pauvre mot[10] ; mais comptez, ma bonne, que cette année, et toutes celles de ma vie, sont à vous : c’est un tissu, c’est une vie tout entière qui vous est dévouée jusqu’au dernier soupir. Vos moralités sont admirables : il est vrai que le temps passe partout, et passe vite. Vous criez après lui, parce qu’il vous emporte toujours quelque chose de votre belle jeunesse ; mais il vous en reste beaucoup : pour moi, je le vois courir avec horreur, et m’apporter en passant l’affreuse vieillesse, les incommodités, et enfin la mort. Voilà de quelles couleurs sont les réflexions d’une personne de mon âge : priez Dieu, ma fille, qu’il m’en fasse tirer le profit que le christianisme nous enseigne.

Ce grand voyage de Monsieur le Prince et de M. de Turenne[11] pour aller dégager M. de Luxembourg est devenu à rien ; on dit que l’on ne part plus, et que l’armée de M. de Monterey a fait la retirote : voilà le même mot que dit avant-hier Sa Majesté ; c’est-à-dire, que cette armée se trouvant incommodée, M. de Luxembourg s’est trouvé dégagé. Il n’y a que mon fils de parti ; je n’ai jamais vu une prudence, une prévoyance, une impatience comme la sienne : il prendra la peine de revenir ; cela n’est rien. Tous les autres guerriers sont ici. M. de Turenne en a beaucoup ramené ; M. de Luxembourg amènera le reste.

Les dames du palais sont réglées à servir par semaine : cette sujétion d’être quatre pendant le dîner et le souper est une merveille pour les femmes grosses ; il y aura toujours des sages-femmes derrière elles et à tous les voyages. La maréchale d’Humières[12] s’ennuiera bien d’être toujours debout près de celles qui sont assises : si elle boude, elle fera mal sa cour, car le Roi veut de la sujétion. Je crois qu’on s’en fait un jeu chez Quantova[13]. Il est vrai qu’en ce lieu-là on a une grande attention à ne séparer aucune femme de son mari, ni de ses devoirs ; on n’aime pas le bruit, si on ne le fait. On ne voit point encore les nouveaux princes[14] ; on ne sait comme ils sont faits. Il y en a eu à Saint-Germain, mais ils n’ont pas paru. Il y aura des comédies à la cour, et un bal toutes les semaines. On manque de danseuses. Le Roi dansera, et Monsieur mènera Mademoiselle de Blois[15], pour ne pas mener Mademoiselle[16], sa fille, qu’il laisse à Monsieur le Dauphin. On joue jeudi l’opéra[17], qui est un prodige de beauté : il y a déjà des endroits de la musique qui ont mérité mes larmes ; je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir ; l’âme de Mme de la Fayette en est alarmée.

Il me paroît que l’ancien amant de Tourbillon[18] n’est plus du tout amoureux. La patience avec laquelle il souffre le Brouillard m’en paroît une marque infaillible. Il faut être bien indifférent et occupé uniquement du soin de sa fortune pour souffrir de telles liaisons.

Je trouve admirable que notre bon archevêque[19] s’avance sur le bruit d’une réconciliation. Il me paroît pourtant bien content de tous vos bons succès, et loue fort le courage et l’application que vous avez eus tous trois. Il ne s’en peut taire ; il a raison ; vous avez fait des merveilles : il vous convenoit de prendre les partis vigoureux et hasardeux, comme il lui convient à lui d’être toujours prudent, prévoyant et sage. Demeurez tous comme vous êtes : on ne sauroit être mieux. On ne sauroit plus que faire au mariage du cousin de la Grêle[20] ; on n’a rien oublié : c’est peut-être un arrangement de la Providence qui nous est bon.

Je vois souvent Corbinelli ; il est un de vos adorateurs, et parle magnifiquement de votre mérite ; c’est lui qui comprend bien aisément les sentiments que j’ai pour vous : je l’en aime encore mieux. J’estime fort Barbantane[21] ; c’est un des plus braves hommes du monde, d’une valeur romanesque, dont j’ai ouï parler mille fois à Bussy : il étoit son ami ; ils ont bien ri ensemble et sont frères d’armes. Mme de Sanzei a encore la rougeole, mais sur la fin. M. de Coulanges[22] n’a point quitté la maison. Mme de Coulanges est chez Mme de Bagnols, qui est dans notre grand’maison. J’ai le cœur serré à n’en pouvoir plus, quand je suis dans cette grande chambre où j’ai tant vu ma très-chère et très-aimable enfant ; il ne me faut guère toucher sur ce sujet pour me toucher au vif. J’attends des nouvelles de votre paix[23]. Justitia et pax osculatæ sunt[24] : savez-vous le latin[25] ? Vous êtes trop plaisante. Adieu, mon cher enfant, adieu, la chère tendresse de mon cœur, vous n’êtes oubliée en aucun lieu. Votre frère est très-persuadé de votre amitié ; il vous aime de passion, à ce qu’il dit, et je le crois.

de m. de coulanges.

N’avez-vous point peur de la rougeole ? car voilà en un mot ce qui m’a empêché de vous écrire tous ces jours-ci ; et l’écriture de votre mère est en si bonne odeur que j’espère qu’elle purifiera la mienne. Cependant je crevois dans ma peau de vous souhaiter mille prospérités, au commencement de cette année. Recevez donc, Madame, tous mes vœux et toutes mes offrandes, et croyez que je suis à vous plus que personne du monde. Bon jour, bon an, cherchez-moi de petits portraits sur cuivre de la largeur d’un écu ; c’est ma folie présentement, j’en fais des merveilles. Ceux que vous m’avez envoyés sont fort bien placés ; venez les voir vitement. Mes compliments au Comte votre époux. Votre huile est divine ; on la pourroit mettre sur son mouchoir : ce me seroit pas la première fois que je ferois cet honneur à la Provence.

de madame de sévigné.
Lundi, après avoir envoyé mon paquet à la poste.

Voilà M. d’Hacqueville qui entre, et qui m’apprend une nouvelle que nous voulons que vous sachiez cet ordinaire : c’est que M. le garde des sceaux[26] est chancelier. Personne ne doute que ce ne soit pour donner les sceaux à quelque autre. C’est une nouvelle que l’on saura dans quatre jours ; elle est d’importance, et sera d’un grand poids pour le côté qu’elle sera.

Monsieur le Prince part dans deux jours, et M. de Turenne, même avec la goutte, pour s’avancer à leur rendez-vous de Charleroi. Il n’est point vrai que M. de Monterey se soit retiré, ni que M. de Luxembourg soit dégagé : ainsi nous vous ôtons cette fausse nouvelle, pour vous remettre dans la vraie.


  1. 4. C’est-à-dire à la gratification de cinq mille francs pour l’entretien des gardes du comte de Grignan. Voyez Walckenaer, tome V, p. 52.
  2. 5. Pompone.
  3. 6. Ne faut-il pas lire Monsieur de Condom ? Voyez la note 7 de la lettre 362.
  4. 7. À l’évêque de Marseille.
  5. 8. Voyez plus haut la lettre 358, note 5.
  6. 9. Vers de la Jeune Veuve, fable xxi du livre VI de la Fontaine.
  7. 10. Tel est le texte du manuscrit. Si c’est bien là ce qu’a écrit Mme de Sévigné, il semble que ce soit un mot imitatif composé de voler et de baler (« agiter, s’agiter, » voyez le Dictionnaire étymologique de Ménage).
  8. 11. Rien ici, ni plus loin (lettre du 12 janvier), ne force absolument de chercher sous ces deux chiffres de Neige et de Feu les noms de deux amants. S’il ne s’agissait que de trouver le nom de quelque amie nouvelle de la Rosée, on pourrait proposer celui de la duchesse de Brissac ; aucune amie ne pouvait, ce semble, être plus dangereuse, et personne ne serait plus naturellement désigné par ce chiffre de Feu : voyez les lettres des 26 mai, 1er et 11 juin 1676. — Quant au chiffre de la Neige, on lit dans les Lettres de Madame (édition allemande de 1789, p. 222 et 293) deux passages qui permettraient peut-être de deviner la personne qu’il indique, mais sans confirmer le moins du monde en ce qui la concerne, aucun fâcheux soupçon.
  9. 12. Dans les éditions de Perrin : « de votre beau soleil. »
  10. 13. Dans le manuscrit et dans l’édition de Perrin de 1754 : « Sans vous dire un pauvre mot. » Évidemment le copiste a sauté le que. Voyez la lettre du 1er janvier, où les souhaits de bonne année tiennent en effet peu de place. Dans sa première édition, Perrin avait ainsi corrigé la phrase : « Je ne vous ai dit qu’un pauvre mot. »
  11. 14. « Ni l’un ni l’autre n’eurent besoin de se remettre en campagne. Au premier bruit de la formation d’une armée française sur la Sambre, le prince d’Orange et le comte de Monterey avaient compris le danger de se trouver pris entre deux feux, et s’étaient retirés, après avoir fatigué inutilement leur infanterie et ruiné leur cavalerie dans les boues. Vers le milieu du mois de janvier 1674, Luxembourg rentrait à Charleroi, sans autre difficulté que celle d’une marche pénible. » Voyez l'Histoire de Louvois, par M. Rousset, tome I, p. 509, et la lettre du 29 décembre précédent.
  12. 15. Louise-Antoinette-Thérèse de la Châtre, maréchale d’Humières, ne fut duchesse qu’en 1690. (Note de Perrin, 1754.)
  13. 16. Dans le manuscrit : « Chez Mme de Montespan. » — Nous n’avons pas besoin de dire qu’à la ligne suivante les mots « en ce lieu-là, » ne se rapportent pas à cette dernière petite phrase, mais à ce qui précède, et qu’ils signifient « à la cour, chez le Roi et chez la Reine. »
  14. 17. Voyez la lettre du 1er janvier précédent, vers la fin.
  15. 18. Marie-Anne de Bourbon, née en octobre 1666, fille de Mme de la Vallière, mariée depuis, en 1680, à Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, morte en 1739.
  16. 19. La petite Mademoiselle, Marie-Louise, fille de Monsieur et d’Henriette d’Angleterre, née le 27 mars 1662, femme de Charles II d’Espagne en 1679. Voyez la fin de la lettre suivante.
  17. 20. Alceste, opéra de Quinault et de Lulli, qui avait été représente pour la première fois le 2 janvier sur le théâtre du Palais-Royal. Voyez la note 11 de la lettre du 20 novembre précédent. — Perrin dit en note qu’il s’agit de Cadmus ; mais cette tragédie de Quinault, mise également en musique par Lulli, et dont le titre complet est Cadmus et Hermione, avait été jouée sur le même théâtre dès le 17 avril de l’année précédente.
  18. 21. Ce nom désignerait-il Mme de Coulanges, nommée ailleurs la Feuille (voyez la note 11 de la lettre du 19 janvier suivant) ? — En ce cas, l’ancien amant pourrait être l’abbé Têtu, occupé de sa fortune et visant à l’évêché : voyez tome II, p. 99, note 7 ; p. 215, note 13 ; et la lettre du 29 décembre 1675, vers la fin. L’autre chiffre, le Brouillard, ne peut guère s’appliquer ici à Mme de la Fayette, de qui on a voulu l’entendre ailleurs. Il nous semble qu’il conviendrait mieux à Brancas, au moins dans ce passage, et plus bas, p. 378 et 379 : voyez à cette dernière page la fin de la note 11.
  19. 22. L’archevêque d’Arles.
  20. 23. Voyez la lettre du 5 février 1674, p. 399.
  21. 24. Homme de qualité de Provence, attaché à Monsieur le Prince. (Note de Perrin.) — C’est ce Barbantane, lieutenant des gendarmes d’Enghien, qui au siége de Lérida (1647), dans la fureur d’une orgie, déterra et fit danser un mort. Voyez les Mémoires de Bussy, tome I, p. 148.
  22. 25. Emmanuel de Coulanges, frère de Mme de Sanzei.
  23. 26. Dans le manuscrit : « des nouvelles de votre frère. »
  24. 27. « La justice et la paix se sont embrassées. » (Psaume LXXXIV, v. Il.)
  25. 28. C’est la question que Sganarelle fait à Géronte, avant de lui débiter « avec enthousiasme » quelques bribes du rudiment de Despautère : « Entendez-vous le latin ? » etc. Voyez la scène vi du IIe acte du Médecin malgré lui. Mme de Sévigné a déjà fait plusieurs allusions à cette comédie.
  26. 29. Étienne d’Aligre avait succédé comme garde des sceaux à Seguier le 23 avril 1672, et fut nommé chancelier le 8 janvier 1674. Voyez la lettre suivante, et plus haut, p. 39, la note 11 de la lettre du 27 avril 1672.