Lettre 415, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 508-513).
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1675

415. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 10e juillet.

Je suis, je vous assure, au désespoir de l’inquiétude que vous avez eue de ma santé : hélas ! ma belle, vous ne pensez à autre chose, et votre raisonnement est fait exprès pour vous donner du chagrin. Vous dites que l’on vous fait un mystère de ma saignée ; mais de bonne foi, je ne suis point malade, je n’ai point eu de vapeurs ; je plaçai ma saignée brusquement, selon le besoin de mes affaires plutôt que sur celui de ma santé ; je me sentois un peu plus oppressée : je jugeai bien qu’il falloit me saigner avant que de partir, afin de mettre cette saignée par provision dans mes ballots. Monsieur le Cardinal, que j’allois voir tous les jours, étoit parti : je vis cinq ou six jours de repos, et au delà j’entrevis l’affaire de M. de Bellièvre[1] ; je voulois m’y donner tout entière, et à la sollicitation de votre petit procès : cela fit que je rangeai ma saignée, pour avoir toute ma liberté. Je ne vous mandai point tout ce détail, parce que cela auroit eu l’air de faire l’empêchée, et cette discrétion vous a coûté mille peines. J’en suis désespérée, ma fille ; mais croyez que je ne vous tromperai jamais, et que suivant nos maximes de ne nous point épargner, je vous manderai toujours sincèrement comme je suis ; fiez-vous en moi. Par exemple, on veut encore que je me purge : eh bien, je le ferai dès que j’aurai du temps ; n’en soyez donc point effrayée. Un peu d’oppression m’avoit fait souhaiter plutôt la saignée ; je m’en porte fort bien, débarrassez-vous de cette inquiétude.

Au reste, ma fille, nous avons gagné notre petit procès de Ventadour[2] ; nous en avons fait les marionnettes d’un grand[3] ; car nous l’avons sollicité. Les princesses de Tingry étoient à l’entrée des juges, et moi aussi, et nous avons été remercier.

C’est dommage que Molière soit mort[4] : il feroit une très-bonne farce de ce qui se passe à l’hôtel de Bellièvre[5]. Ils ont refusé quatre cent mille francs de cette charmante maison, que vingt marchands vouloient acheter, parce qu’elle donne dans quatre rues, et qu’on y auroit fait vingt maisons ; mais ils n’ont jamais voulu la vendre, parce que c’est la maison paternelle, et que les souliers du vieux chancelier[6] en ont touché le pavé, et qu’ils sont accoutumés à la paroisse de Saint-Germain l’Auxerrois ; et sur cette vieille radoterie, ils sont logés pour vingt mille livres de rente[7]. Que dites-vous de cette manière de penser ?

Mme de Coulanges a vu[8] la Grande-Duchesse, entre deux accès de la colique de sa mère : elle dit que cette princesse est très-changée, et qu’elle sera effacée par Mme de Guise[9]. Elle lui dit qu’elle vous avoit vue à Pierrelatte[10], et qu’elle vous avoit trouvée extrêmement belle : mandez-moi quelque détail de son voyage ; vous êtes cause que je l’irai voir.


Je m’en vais répondre à votre lettre du 3e. Parlons de notre bon cardinal. Il n’étoit pas encore vrai, quand Mme de Vins vous l’a mandé, que le pape lui eût envoyé un bref ; mais il est vrai présentement : c’étoit le cardinal Spada[11] qui en avoit répondu. Le bon pape a fait, ma très-chère, sans comparaison, comme Trivelin[12] : il a fait et donné la réponse avant que d’avoir reçu la lettre. Nous sommes tous ravis, et d’Hacqueville croit que notre cardinal ne fera point d’instance extraordinaire. Il répondra seulement que ce n’est point par avoir cru[13] son salut impossible avec la pourpre, et qu’il verra[14] dans sa lettre les véritables raisons qui l’avoient obligé à vouloir rendre son chapeau ; mais que si Sa Sainteté persiste à lui commander de le garder, il est tout disposé à obéir. Ainsi toutes les apparences sont qu’il sera : toujours notre très-bon cardinal. Il se porte bien dans sa solitude ; il le faut croire, quand il le dit. Il ne m’a point dit adieu pour jamais ; au contraire, il m’a donné toute l’espérance du monde de le revoir, et m’a paru même avoir quelque joie non-seulement de m’en donner, mais de conserver pour lui cette petite espérance. Il conservera son équipage de chevaux et de carrosses ; car il ne peut plus avoir la modestie d’un pénitent, à cet égard-là, comme dit la princesse d’Harcourt. Il m’écrit souvent de petits billets, qui me sont bien chers. Il me parle toujours de vous : écrivez-lui sur ce chapeau, et conseillez-lui de s’occuper.

On dit que M. de Saint-Vallier a épousé Mlle de Rouvroi ; c’étoit un jeu joué que sa disgrâce[15]. La petite Saint-Valleri est hors d’affaire pour sa vie ; mais sa beauté est fort incertaine[16], La prospérité du Coadjuteur ne l’est point du tout : il est parfaitement content, et a raison de l’être. Pour moi, je crois, comme vous, qu’il l’est encore plus du séjour de Paris que de l’archevêque de Paris. Vous avez très-bien fait d’aller voir cette princesse (c’eût été une férocité que d’y manquer), et vous avez très-bien fait de demeurer à Grignan[17], vous y ferez revenir plus tôt M. de Grignan. Vous y aurez peut-être Mme de Coulanges, Vardes et Corbinelli. Mme de Coulanges mande que votre haine est très-commode, et qu’elle vous fait avoir un commerce admirable[18]. Ma fille, ne me remerciez point de tout ce que je fais pour vous et pour Mlle de Méri ; réjouissez-vous plutôt avec moi du plaisir sensible que j’ai de faire des pas et des choses[19] qui ont rapport à vous, et qui vous peuvent plaire.


  1. Lettre 415. — 1. Voyez la note 2 de la lettre suivante et la lettre du 21 août. — Tout le premier paragraphe de notre no 415 manque dans l’édition de 1734.
  2. 2. Henri de Luxembourg, duc de Piney, prince de Tingry, mort le dernier mâle de sa maison, eut deux filles. La cadette, Marie-Liesse, épousa Henri de Lévis, duc de Ventadour ; elle était morte, sans enfants et carmélite, en 1660, après une séparation volontaire d’avec son mari, qui de son côté se fit prêtre, céda ses titres à son frère (père du duc d’alors, du monstre de la lettre du 13 mars 1671), et mourut chanoine de Paris en 1680. La fille aînée et héritière d’Henri de Luxembourg, Marguerite-Charlotte, était depuis un an veuve de son second mari, Henri de Clermont-Tonnerre, dont elle avait une fille, mariée en 1661 à François-Henri de Montmorency Bouteville, devenu par cette alliance duc de Luxembourg (le maréchal). Mais de son premier mari, Léon d’Albert (frère du connétable de Luynes), Marguerite-Charlotte de Luxembourg avait eu (outre un fils imbécile, l’abbé de Luxembourg) une fille, Marie-Louise-Antoinette ; celle-ci, d’abord religieuse à l’Abbaye aux Bois, puis chanoinesse coadjutrice de Poussay, rentra dans le monde sous le nom de princesse de Tingry ; il sera fort parlé d’elle lors de l’affaire des poisons (voyez les lettres des 24, 26 et 31 janvier 1680) ; c’est elle sans doute et sa mère (morte en 1680) que Mme de Sévigné appelle les princesses de Tingry. — Il est malaisé de savoir l’objet du petit procès de Ventadour dont il est ici question. Seulement on voit qu’il y avait des liens d’alliance entre ces princesses de Tingry et les Lévis de Ventadour, cadets des Lévis de Mirepoix. Le comte de Grignan était en différend avec le marquis de Mirepoix (voyez les lettres du 12 juillet et du 21 août suivants) ; et à cette époque c’était la coutume que les parents et jusqu’aux moindres alliés des plaideurs sollicitassent les juges, soit en requérant, pour la forme, leur intervention au procès, soit en se présentant en personne et en corps de famille, le jour de l’audience, sur le passage des magistrats. Voyez le curieux arrêt rendu contre Mme de Coligny en 1684, et inséré par M. Lalanne dans l’appendice du tome VI de la Correspondance de Bussy.
  3. 3. Comparez plus haut, p. 286.
  4. 4. Molière est mort le 17 février 1673.
  5. 5. Au numéro 11 de la rue des Bourdonnais était naguère « la maison des Carneaux, à l’enseigne de la Couronne d’or. C’était un hôtel qui appartenait au duc d’Orléans, frère du roi Jean, lequel le vendit à la famille de la Trémoille, et il devint la maison seigneuriale de cette famille. Reconstruit sous Louis XII, il fut habité par le chancelier Antoine du Bourg et le président de Bellièvre. Cet hôtel était en 1652 le lieu d’assemblée des six corps de. marchands, et c’est là que fut décidée la reddition de Paris à Louis XIV. Il a été récemment détruit ; mais sa principale tourelle. a été transportée au palais des Beaux-Arts. » (M. Lavallée, Histoire de Paris, tome II, p. 245.)
  6. 6. Pompone I de Bellièvre, mort en 1607, grand-pere de Mme du Puy-du-Fou. Voyez son Historiette dans Tallemant des Réaux, tome I, p. 465 et suivantes.
  7. 7. Mme de Sévigné n’aurait sans doute pas raillé ces scrupules si les Bellièvre en avaient montré davantage à l’égard de leurs créanciers. Voyez sur la déroute de cette maison la lettre du 21 août suivant. — La fin de cette phrase : « et sur cette vieille radoterie, etc., » manque dans l’édition de 1734, qui ne donne pas non plus le paragraphe : « Mme de Coulanges, etc. »
  8. 8. À Lyon.
  9. 9. Élisabeth d’Orléans, sœur puînée de Madame la Grande-Duchesse. (Note de Perrin.)
  10. 10. Voyez tome II, p. 44, note 6.
  11. 11. Voyez la lettre du 5 juin précédent, p. 465.
  12. 12. Acteur de la comédie italienne. (Note de Perrin.) — Dans l’édition de 1734 : « Le bon pape a fait comme un acteur que vous connoissez. »
  13. 13. Tel est le texte des deux éditions de Perrin. Depuis on a substitué ici, comme en d’autres endroits, pour à par.
  14. 14. « Et qu’on verra dans la lettre. » (Édition de 1754.)
  15. 15. Voyez plus haut, p. 475, la lettre du 12 juin.
  16. 16. Elle avait la petite vérole. Voyez la fin de la lettre du 26 juin et de celle du 24 juillet, p. 498 et 527. — Marie (ou Marguerite) Angélique de Bullion, fille de Mme de Montlouet (voyez tome II, p. 272, note 2), avait épousé, le 23 juillet de l’année précédente (1674), son cousin, Joseph-Emmanuel-Joachim Rouault, marquis de Saint-Valleri, fils de la marquise de Gamaclhes : voyez tome II, p. 490, note 4. Le marquis de Saint-Valleri fut mestre de camp d’un régiment de cavalerie, puis brigadier des armées du Roi, et mourut à quarante et un ans en 1691.
  17. 17. Le commencement de ce paragraphe manque dans l’édition de 1734, où la lettre reprend ainsi : « Je crois que vous avez bien fait de demeurer à Grignan. »
  18. 18. Voyez l’apostille de Mme de Coulanges à la lettre du 5 juin 1675, p. 471.
  19. 19. « Ne me remerciez point de tout ce que je fais pour vous, ni à l’égard de Mlle de Méri ; je suis trop payée quand je fais des pas et des choses, etc. » (Édition de 1734.)