Lettre 416, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 513-516).
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1675

416. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 12e juillet.

C’est une des belles chasses qu’il est possible[1], que celle que nous faisons après M. de Bellièvre et M. de Mirepoix[2]. Ils courent, ils se relaissent, ils se forlongent[3], ils rusent ; mais nous sommes toujours sur la voie ; nous avons le nez bon, et nous les poursuivons toujours.

Si jamais nous les attrapons, comme je l’espère, je vous assure qu’ils seront bien bourrés ; et puis je vous promets encore que suivant le procédé noble des lévriers, nous les laisserons là pour jamais, et n’y toucherons pas. Mais pour faire justice à tout le monde, il faut vous dire en secret que la pauvre Mme du Puy-du-Fou vint hier ici après dîner, toute tremblante et toute fondue en larmes, pour nous témoigner la douleur où elle est du procédé de son frère et de son gendre (elle est opprimée du dernier et se cache de lui, il la tient comme prisonnière), et pour nous offrir enfin de signer aujourd’hui un acte pour notre sûreté, autant qu’elle le peut donner ; et c’est beaucoup, car on croit que l’argent lui appartient. Sa conscience, son honneur et l’amitié qu’elle a pour M. de Grignan, l’ont enfin forcée à faire cette démarche ; mais c’est avec des finesses infinies ; on la fait épier. Je vous manderai la fin de tout ceci : je ne pense pas à quitter cette affaire ; mais comme je vous empêche, sur l’amitié, d’être le plus grand capitaine du monde, l’abbé[4] m’empêche d’être la personne la plus agitée et la plus occupée de vos affaires : il m’efface par son activité. Il est vrai qu’étant jointe à son habileté, il doit battre plus de pays que moi ; il le fait aussi, et dès sept heures du matin il sort pour consulter les mots et les points et les virgules de cette transaction. Le bien Bon a quelquefois des disputes avec Mlle de Méri ; mais savez-vous ce qui les cause ? C’est assurément l’exactitude de l’abbé, beaucoup plus que l’intérêt ; mais quand l’arithmétique est offensée, et que la règle de deux et deux font quatre est blessée en quelque chose, le bon abbé est hors de lui : c’est son humeur, il le faut prendre sur ce pied-là. D’un autre côté, Mlle de Méri a un style tout différent ; quand par esprit ou par raison elle soutient un parti, elle ne finit plus, elle le pousse ; il se sent suffoqué par un torrent de paroles ; il se met en colère, et en sort par faire l’oncle, et dire qu’on se taise : on lui dit qu’il n’a point de politesse ; politesse est un nouvel outrage, et tout est perdu ; on ne s’entend plus ; il n’est plus question de l’affaire ; ce sont les circonstances qui sont devenues le principal. En même temps je me mets en campagne, je vais à l’un, je vais à l’autre, je fais un peu comme le cuisinier de la comédie[5] ; mais je finis mieux, car on en rit ; et au bout du compte, que le lendemain Mlle de Méri retourne au bon abbé, et lui demande son avis bonnement, il lui donnera, il la servira ; il est très-bon, et le bien Bon, je vous en assure ; il a ses humeurs : quelqu’un est-il parfait ? Je vous réponds toujours d’une chose, c’est qu’il n’y aura qu’à rire de leurs disputes, tant que j’en serai témoin.

Adieu, ma très-chère enfant, je ne sais point de nouvelles. Notre cardinal se porte très-bien ; écrivez-lui, et qu’il ne s’amuse point à ravauder et répliquer à Rome ; il faut qu’il obéisse, et qu’il use ses vieilles calottes, comme dit le gros abbé[6]. Il se plaint de votre silence. M. de la Rochefoucauld vous mande que la goutte est si parfaitement revenue, qu’il croit que la pauvreté reviendra aussi ; du moins il ne sent point le plaisir d’être riche avec les douleurs qui le font mourir. Je vous embrasse mille fois.


  1. Lettre 416 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. « Qu’il est possible de voir. » (Édition de 1734.)
  2. 2. Le bel-oncle et le beau-frère du comte de Grignan par sa seconde femme. — Dans les éditions de Perrin il n’y a que les initiales : « M. de B*** et M. de M*** ; » mais les noms sont en entier dans notre copie. — Pierre de Bellièvre, frère de Mme du Puy-du-Fou, marquis de Grignon, abbé de Saint-Vincent de Metz et conseiller d’honneur au parlement de Paris, avait pris, depuis la mort (1657) de son frère aîné, Pompone II de Bellièvre, premier président, le nom et le prénom qu’avait portés leur grand-père le chancelier (voyez le contrat du 27 janvier 1669, Notice, p. 328) ; il mourut à soixante-douze ans, le 26 janvier 1683. — Gaston-Jean-Baptiste de Levis et de Lomagne, marquis de Mirepoix, maréchal de la Foi, sénéchal de Carcassonne et de Béziers, gouverneur et lieutenant général des pays et comtés de Foix, d’Onesan et d’Andorre, avait épousé en 1657 Madeleine du Puy-du-Fou, sœur de Marie-Angélique seconde comtesse de Grignan. Il mourut le 6 mai 1687. — Sur les affaires d’intérêt dont il est ici question, voyez la lettre du 21 août suivant. — Sur Mme du Puy-du-Fou, voyez tome II, p. 53, note 6.
  3. 3. Termes de chasse. Se relaisser se dit d’une bête qui, après avoir été longtemps courue, s’arrête de lassitude ; se forlonger signifie que la bête, étant chassée, s’éloigne du pays où elle fait son séjour ordinaire : ce second verbe se dit aussi du cerf quand il a beaucoup d’avance sur les chiens. Bourrés, un peu plus loin, est encore un terme de chasse : il se dit du chien qui en poursuivant le lièvre lui donne un coup de dent et lui arrache du poil.
  4. 4. L’abbé de Coulanges.
  5. 5. Maître Jacques, cuisinier d’Harpagon. Voyez dans l’Avare de Molière la quatrième et la cinquième scène du quatrième acte.
  6. 6. L’abbé de Pontcarré.