Lettre 419, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 521-528).
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1675

419. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 24e juillet.

Il fait bien chaud aujourd’hui, ma très-chère belle, et au lieu de m’inquiéter dans mon lit, la fantaisie m’a pris de me lever, quoiqu’il ne soit que cinq heures du matin, pour causer un peu avec vous.

Le Roi arriva dimanche matin à Versailles. La Reine, Mme de Montespan et toutes les dames étoient allées dès le samedi reprendre tous leurs appartements ordinaires. Un moment après être arrivé, il alla faire ses visites ordinaires. La seule différence, c’est qu’on joue dans ces grands appartements que vous connoissez. Il y aura pourtant quelque air de naïveté que je ne saurai que ce soir avant que de fermer ma lettre ; car dans le voyage on a pris des manières libres de nommer sans cesse la belle, et toujours comme d’un temps passé qui comportera quelque espèce de régime pour contenter les critiques. Ce qui fait que je suis si mal instruite de Versailles, c’est que je revins hier au soir de Pompone, où Mme de Pompone nous avoit engagés d’aller, d’Hacqueville, Mme de Vins et moi, avec tant d’empressement, que nous n’avons pu ni voulu y manquer. Mme de Pompone n’avoit pas compté sur sa sœur[1] comme sur nous, parce qu’elle se baigne ; mais elle n’eut pas la cruauté de nous laisser aller sans elle. Nous partîmes lundi au soir. M. de Pompone, en vérité, fut aise de nous voir et m’a su un gré nompareil de cette petite équipée. Vous avez été célébrée, dans ce peu de temps, avec l’amitié et toute l’estime imaginables. Je trouvai que la joie faisoit parler parisien, c’est un effet que vous n’avez peut-être jamais remarqué ; nous avons fort causé. Une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessous de cartes de toutes les choses que nous croyons voir et que nous ne voyons point, tout ce qui se passe dans les familles, où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses qu’on met au-dessus du panier, et qui passent pour des vérités. Je souhaitai un cabinet tout tapissé de dessous de cartes au lieu de tableaux ; cette folie nous mena bien loin, et nous divertit fort : nous voulions casser la tête de d’Hacqueville pour en avoir, et nous trouvions plaisant d’imaginer que, de la plupart des choses que nous croyons voir, on nous détromperoit. Vous pensez donc que cela est ainsi dans une maison ; vous pensez que l’on s’adore en cet endroit-là ; tenez, voyez : on s’y hait jusqu’à la fureur, et ainsi de tout le reste ; vous pensez que la cause d’un tel événement est une telle chose : c’est le contraire ; en un mot le petit démon qui nous tireroit le rideau nous divertiroit extrêmement. Vous voyez bien, ma très-chère, qu’il faut avoir bien du loisir pour s’amuser à vous dire de telles bagatelles. Voilà ce que c’est que de s’éveiller matin ; voilà comme fait Monsieur de Marseille ; j’aurois fait aujourd’hui des visites aux flambeaux, si nous étions en hiver[2].

Vous avez donc toujours votre bise : ah ! ma fille, qu’elle est ennuyeuse ! Nous avons chaud nous autres ; il n’y a plus qu’en Provence où l’on ait froid. Je suis persuadée que notre châsse a fait ce changement ; car sans elle nous apercevions comme vous que le procédé du soleil et des saisons étoit changé ; et je crois que j’eusse trouvé comme vous que c’étoit la vraie raison qui nous avoit précipité tous ces jours où nous avions tant de regret. Pour moi, mon enfant, j’en sentois une véritable tristesse, comme j’ai senti toute la joie de passer les étés et les hivers avec vous ; mais quand on a le déplaisir de voir ce temps passé, et passé pour jamais, cela fait mourir. Il faut mettre à la place de cette pensée l’espérance de se revoir.

J’attends un peu de frais, ma fille, pour me purger, et un peu de paix en Bretagne pour partir. Mme de Lavardin, Mme de la Troche, M. d’Harouys et moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur qui agite notre province. Elle augmente tous les jours. Ces démons sont venus piller et brûler jusqu’auprès de Fougères : c’est un peu trop près des Rochers[3]. On a recommencé à piller un bureau à Rennes. Mme de Chaulnes est à demi morte des menaces qu’on lui fait tous les jours[4] ; on me dit hier qu’elle étoit arrêtée, et que même les plus sages l’ont retenue, et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au Fort-Louis[5], que si les troupes qu’il a demandées font un pas dans la province, Mme de Chaulnes court risque d’être mise en pièces. Il n’est cependant que trop vrai qu’on doit envoyer des troupes, et on a raison de le faire ; car dans l’état où sont les choses, il ne faut pas des remèdes anodins ; mais ce ne seroit pas une sagesse de partir avant que de voir ce qui arrivera de cet extrême désordre. On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée ; car enfin il faut bien qu’ils ramassent leurs blés. Ils sont six ou sept mille, dont le plus habile n’entend pas un mot de françois. M. Boucherat me contoit l’autre jour qu’un curé avoit reçu devant ses paroissiens une pendule qu’on lui envoyoit de France (car c’est ainsi qu’ils disent) ; ils se mirent tous à crier en leur langage que c’étoit la Gabelle, et qu’ils le voyoient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton : « Point du tout, mes enfants, ce n’est point la Gabelle ; vous ne vous y connoissez pas ; c’est le Jubilé. » En même temps les voilà à genoux. Que dites-vous de l’esprit fin de ces Messieurs ? Quoi qu’il en soit, il faut un peu voir ce que deviendra ce tourbillon. Ce n’est pas sans déplaisir que je retarde mon voyage : il est placé et rangé comme je le desire ; il ne peut être remis dans un autre temps sans me déranger beaucoup de desseins ; mais vous savez ma dévotion pour la Providence ; il faut toujours en revenir là, et vivre au jour la journée. Mes paroles sont sages, comme vous voyez ; mais très-souvent mes pensées ne le sont pas. Il y a un point, que vous devinez aisément, où je ne puis me servir de la résignation que je prêche aux autres.

Mlle d’Eaubonne[6] fut mariée avant-hier. Votre frère voudroit bien donner son guidon pour être colonel du régiment de Champagne[7], M. de Grignan l’a été ; mais toutes nos bonnes têtes ne sont pas trop d’avis d’augmenter la dépense de quinze ou seize mille livres dans le temps où nous sommes. Il est revenu une grande quantité de monde avec le Roi : le grand maître[8], MM. de Soubise, Termes, Brancas, la Garde, Villars, le comte de Fiesque. Pour ce dernier, on est tenté de dire : di cortesia piu che di guerra amico[9] ; il n’y avoit pas un mois qu’il étoit arrivé à l’armée : cela vise au garçon pâtissier[10]. M. de Pompone dit qu’on ne peut jamais souhaiter la bataille de meilleur cœur, ni vouloir être au premier rang plus résolûment ni de meilleure grâce que le Roi, lorsqu’on crut qu’on seroit obligé de la donner à Limbourg. Il nous conta des choses admirables de la manière dont Sa Majesté vivoit avec tout le monde, et surtout avec Monsieur le Prince et Monsieur le Duc : tous ces détails sont fort agréables à entendre.

Au reste, ma fille, cette cassolette est venue ; elle ressemble assez à un jubilé[11] : elle pèse plus et est beaucoup moins belle que nous ne pensions. C’est une antique, qui s’appelle donc une cassolette ; mais rien n’est plus mal travaillé ; cependant c’est une vraie pièce à mettre à Grignan, et nullement à Paris. Notre bon cardinal a fait de cela comme de sa musique, qu’il loue, sans s’y connottre. Ce qu’il y a à faire, c’est de l’en remercier tout bonnement, et ne lui pas donner la mortification de croire que l’on n’est pas charmé de son présent. Il ne faut pas aussi vous figurer que ce présent soit autre chose, selon lui, qu’une pure bagatelle, dont le refus seroit une très-grande rudesse. Je m’en vais l’en remercier en attendant votre lettre. Quand je vous ai proposé de lui conseiller de s’amuser à écrire son histoire, c’est qu’on m’avoit dit de le faire aussi, et que tous ses amis ont voulu être soutenus, afin qu’il parût que tous ceux qui l’aimoient étoient dans le même sentiment[12]. Il se porte très-bien, je vous en assure ; ce n’est plus comme cet hiver : le régime et les viandes simples l’ont entièrement remis. Il est vrai que Castor et Pollux ont porté la nouvelle de Rome[13]. Vous dites fort plaisamment tout ce qu’on a dit ici ; mais je n’ai fait que l’entendre redire, sans avoir eu le malheur de me trouver avec les gens qui raisonnent si bien. Dieu merci, je ne vois que des gens qui voient son action dans toute sa beauté, et qui l’aiment comme nous. D’Hacqueville veut qu’il ne se cloue point à Saint-Mihel ; il lui conseille d’aller à Commerci, et quelquefois à Saint-Denis. Il garde son équipage en faveur de sa pourpre ; je suis persuadée avec joie que sa vie n’est point finie.

Madame la Grande-Duchesse et Mme de Sainte-Mesme[14] ont fort parlé ici de votre beauté. Vous aviez donc ce joli visage que j’aime tant ; conservez-le tout le plus que vous pourrez : vous auriez peine d’en trouver un pareil. M. de Pompone en est bien persuadé, il ne s’en peut taire. J’aurois vu cette princesse sans le voyage de Pompone. Tout le monde la trouve ici comme vous l’avez représentée. Elle a parlé à Mme de Rarai du mauvais souper qu’elle vous avoit donné à Pierrelatte, mais plus que tout de votre beauté et de votre bonne grâce. Elle est d’une tristesse effroyable. Mme de Montmartre[15] alla prendre possession de son corps à Fontainebleau : elle sera dans une affreuse prison. Elle est suffoquée par toutes les Guisardes.

Mme de Montlouet[16] a la petite vérole : les regrets de sa fille sont infinis ; la mère est au désespoir aussi de ce que sa fille ne veut pas la quitter pour aller prendre l’air, comme on lui ordonne. Pour de l’esprit, je pense qu’elles n’en ont pas du plus fin ; mais pour des sentiments, ma belle, c’est tout comme chez nous, et aussi tendres, et aussi naturels. Vous me dites des choses si extrêmement bonnes sur votre amitié pour moi, et à quel rang vous la mettez, qu’en vérité je n’ose entreprendre de vous dire combien j’en suis touchée, et de joie, et de tendresse, et de reconnoissance ; mais puisque vous croyez savoir combien je vous aime, vous les comprendrez aisément. Le dessous de vos cartes est agréable pour moi. M. de Pompone disoit, en demeurant d’accord que rien n’est général : « Il paroît que Mme de Sévigné aime passionnément Mme de Grignan : savez-vous le dessous des cartes ? voulez-vous que je vous le dise ? C’est qu’elle l’aime passionnément. » Il pourroit y ajouter, à mon éternelle gloire : « et qu’elle en est aimée. »

J’ai le paquet de vos soies ; je voudrois bien trouver quelqu’un qui vous le portât ; il est trop petit pour les voitures, et trop gros pour la poste : je crois que j’en pourrais dire autant de cette lettre. Adieu, ma très-aimable et très-chère enfant ; je ne puis jamais vous trop aimer ; quelques peines qui soient attachées à cette tendresse, celle que vous avez pour moi mériteroit encore plus, s’il étoit possible[17].


  1. Lettre 419 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Mme de Vins.
  2. 2. L’évêque de Marseille mettait une grande activité dans ses sollicitations, et faisait des visites très-matinales. Voyez plus haut, p. 13 et 291.
  3. 3. Les Rochers sont à une lieue et demie sud-est de Vitré ; Fougères est au nord de Vitré, et il n’y a guère, en droite ligne, que cinq lieues et demie de l’un à l’autre.
  4. 4. Mme de Chaulnes, dans une lettre à Colbert, datée de Rennes,. le 17 juillet 1675, lui annonce une « révolte effroyable, » et lui fait savoir que le matin même « la canaille de cette ville a rompu et pillé le bureau du papier timbré. »
  5. 5. Y a-t-il un Fort-Louis en Bretagne, ou faut-il lire Port-Louis (chef-lieu de canton du Morbihan) ?
  6. 6. Antoinette le Fèvre d’Eaubonne, mariée à le Goux de la Berchère.
  7. 7. Sévigné ne put avoir ce régiment : voyez la lettre du 7 août.
  8. 8. Le comte, bientôt duc, du Lude, grand maître de l’artillerie. Voyez la lettre du 31 juillet suivant, p. 539, et tome II, p. 134, note 2.
  9. 9. Plus ami de la galanterie que de la guerre.
  10. 10. À l’oublieux ? Voyez la note 8 de la lettre du 6 novembre 1673.
  11. 11. Voyez ci-dessus, p. 524.
  12. 12. C’est aux instances des amis de M. le cardinal de Retz que le public est redevable des Mémoires de sa vie, qui n’ont été imprimés que longtemps après sa mort, et avec des lacunes considérables. (Note de Perrin, 1754.)
  13. 13. La nouvelle que le pape refusait la démission du cardinal de Retz. Voyez la lettre du 10 juillet précédent, p. 511 et suivante, et comparez ce passage (tome II, p. 140) : « Votre bon sens a fait comme si Castor et Pollux vous avoient porté ma pensée. » Castor et Pollux étaient les porteurs des grandes et bonnes nouvelles, les messagers des victoires, etc.
  14. 14. Élisabeth Gobelin, femme d’Anne-Alexandre de l’Hôpital, comte de Sainte-Mesme, premier écuyer de la grande-duchesse de Toscane.
  15. 15. Françoise-Renée de Lorraine de Guise, abbesse de Montmartre, morte à soixante-trois ans, le 5 décembre 1682.
  16. 16. Sur la marquise de Montlouet, voyez tome II, p. 272, note 2. C’était de sa fille, la marquise de Saint-Valleri, qu’elle avait gagné la petite vérole. Voyez les lettres 411, vers la fin, 415, note 16, et celle du 7 août suivant.
  17. 17. À la suite de cette lettre, on lit dans les précédentes éditions, depuis Grouvelle (1806), une lettre de Mme de Sévigné à Mme de la Fayette, que nous renvoyons au Supplément, tout à la fin de la Correspondance, parce qu’il nous est impossible d’en fixer la date.