Lettre 757, 1679 (Sévigné)

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1679

757. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 1er décembre.

VRAIMENT oui, ma fille, je vous la donne cette jolie écritoire, et ç’a toujours été mon intention. J’attendois que vous l’eussiez approuvée pour vous déclarer ce présent. L’abbé jure qu’il l’a pensé ainsi, et que s’il l’avoit mis par mégarde sur un petit mémoire de votre dépense qu’il vous a envoyé, vous y fassiez promptement une grande ligne qui l’efface entièrement[1]. Ce sera donc l’écritoire de ma mère : elle est assez jolie pour me donner l’ambition que vous la nommiez ainsi, et d’autant plus que vous m’assurez que vous n’en faites point un poignard[2].

Je n’aime point, ma très-chère, que vous soyez fâchée de m’avoir mandé l’état de votre fils quand il étoit mal ; et le moyen de cacher une telle chose ? Je haïrois cette dissimulation extrême, et la plume me tomberoit des mains ; et le moyen de parler d’autre chose que de ce qui tient au cœur à ce point-là ? Pour moi, j’en serois incapable, et j’honore tant la communication des sentiments à ceux que l’on aime, que je ne penserois jamais à épargner une inquiétude, au préjudice de la consolation que je trouverois à faire part de ma peine à quelqu’un que j’aimerois[3]. Voilà mes manières, voilà l’humeur de ma mère ; je vous prie que ce soit l’humeur de ma fille, et de ne vous point repentir de m’avoir fait sentir vos douleurs[4], puisque vous m’avez aussi fait sentir votre joie ; et n’est-ce pas là le vrai commerce de l’amitié ? Ah oui, ce l’est, et je n’en connois point d’autre.

M. et Mme de Pompone et Mme de Vins sont allés à Pompone (mon Dieu ! je crains cet abord pour eux), où ils trouveront[5] cinq garçons tout d’une vue, et cette maison où il n’a que trop de temps et trop de loisir pour demeurer : il me semble que c’est une grande tristesse que de revoir tout cela. J’ai envoyé vos lettres ; vous avez très-bien fait de les écrire. La petite femme[6] est à cet hôtel de la Rochefoucauld, toute gaillarde et toute drue ; si elle ne se polit avec tant de polisseurs et de polisseuses, il faudra conclure que l’éducation est une fable de la Fontaine[7].

Que dites-vous[8] de l’occasion d’un joli appartement dans cette rue[9] que Mlle de Méri va laisser échapper par ses irrésolutions. M. de la Trousse, qui vient

1679 d’arriver, et le chevalier, l’ont vu ; ils en sont ravis. Elle veut un garde-meuble, je l’assure qu’on lui en donnera un ; une chambre de plus pour un domestique, et je lui réponds encore qu’elle l’aura ; mais je pense qu’il faudroit commencer par se planter là. On veut[10] ce quartier, le voilà ; on veut un grand retranchement de louage, le voilà ; on ne veut point de bruit, on est sur le derrière ; une église[11], la voici ; un bel air, une belle exposition, elle est à souhait[12] ; mais tout cela est trop bon, il n’y a pas assez de difficulté. Pour moi, je comprends qu’il y a quelque sorte de plaisir dans la plainte, plus grand qu’on ne pense[13].

Brancas me vint prendre hier au soir pour souper chez Mme de Coulanges ; son souper est petit, et la compagnie bonne, quand on est quatre je me laisserai quelquefois débaucher par Brancas, n’ayant point de bonne raison, non plus que cette femme de Mme de Guitaut. Je prends de cette eau présentement ; j’ai pris des pilules, à cause du froid. Parlez-moi toujours de votre santé, ma chère enfant ; hélas ! c’est toute mon attention, c’est tout ce que je souhaite, et de vous pouvoir retrouver[14] moins maigre et moins abattue que je ne vous ai laissée.

Quand je pense que la vie, et principalement la mienne, se passe dans l’éloignement et dans l’inquiétude, je plains ceux qui sont aussi tendres que moi. Mme de la Fayette est bien persuadée qu’elle auroit satisfait à tout ce que notre ancienne amitié demande, si elle vous avoit redonnée à moi par un attachement qui convînt à M. de Grignan[15] ; elle est touchée de ce plaisir, et se trouvant près de la faveur, elle ne souhaite que des occasions ; elle les attend, et on les doit toujours espérer de l’inconstance des choses humaines. Langlade est de moitié avec elle ; il a fait la révérence au Roi, mais c’est au pied de la lettre ; car le Roi ne lui dit pas un mot, mais un visage doux. Je vous embrasse de tout mon cœur, ma très-aimable[16] ; je m’en vais dîner chez la marquise d’Uxelles ; elle m’a mandé que ce M. du Pile[17] m’en prie ; Tréville et M. de la Rochefoucauld y seront : cela s’appelle la petite société. Mme de Lavardin est enrhumée à crever ; elle est au lit, et Mme de Mouci à son chevet ; la marquise et moi sur les ailes, car nous sommes dix degrés plus bas. Adieu, ma très-chère conservez-moi la personne de tout le monde qui m’est la plus chère ; vous savez bien[18] que je dis vrai. Je ne sais point de nouvelles ; le chevalier vous en dira, il en sait toujours de vraies ou de fausses.


  1. LETTRE 757. — 1. « En sorte que s’il l’avoit mis par mégarde sur le petit mémoire de dépense qu’il vous a envoyé, il vous prie de l’effacer entièrement. » (Édition de 1754.)
  2. 2. C’est-à-dire que Mme de Grignan promettait de ménager sa santé, en écrivant moins qu’elle ne faisait ordinairement. Voyez la lettre du 29 décembre suivant.
  3. 3. « Et j’honore tant la communication des sentiments, que je ne penserois jamais à épargner une inquiétude à quelqu’un que j’aimerois, au préjudice de la consolation que je trouverois à lui faire part de ma peine. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Et de n’avoir point de regret aux douleurs que vous m’avez fait sentir. » (Ibidem.)
  5. 5. « …sont allés à Pompone ; mon Dieu ! je crains cet abord pour eux : ils y trouveront, etc. » {Ibidem.)
  6. 6. Mme de la Roche-Guyon, fille de Louvois.
  7. 7. C’est la fable xxiv du livre VIII. Mme de Sévigné y a déjà fait allusion plusieurs fois. — Le texte de 1754 porte : « n’est qu’une fable de la Fontaine. ».
  8. 8. Le commencement de cet alinéa se lit ainsi dans la première édition de Perrin (1734) : « Je crois que je pleurerai la perte de l’occasion de ce joli appartement dans cette rue, que Mlle de Méri va laisser échapper par ses irrésolutions : tous ceux qui l’ont vu en sont ravis. Il faudroit commencer par se planter là. »
  9. 9. Dans la rue Culture-Sainte-Catherine, au Marais.
  10. 10. Le texte de 1754 donne ici et à la ligne suivante : on vouloit, au lieu de on veut, et un peu plus loin : loyer, au lieu de louage.
  11. 11. L’église des Filles bleues, dans la même rue. Elle n’existe plus. Voyez tome V, p. 347, note 7.
  12. 12. « Tout cela s’y trouve. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Et que ce plaisir est plus grand qu’on ne pense. » (Ibidem.)
  14. 14. « Parlez-moi toujours de votre santé, ma chère enfant ; c’est toute mon attention ; et tout ce que je souhaite, c’est de pouvoir vous retrouver, etc. » (Ibidem.)
  15. 15. C’est-à-dire en fixant M. de Grignan à la cour.
  16. 16. Ce premier membre de phrase manque dans le texte de 1754, qui donne à la ligne suivante me mande, au lieu de m’a mandé.
  17. 17. Voyez ci-dessus, p. 65, note 7.
  18. 18. « Vous croyez bien. » (Édition de 17S4.)