Lettre 785, 1680 (Sévigné)

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1680

785. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À
MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 28e février.

N’ai-je pas raison de dire, ma fille, que tout ce qui est arrivé aux Grignans en quatre jours vous rapproche de ce pays ? Il est impossible qu’ayant si bien fait pour les cadets, on ne fasse pour l’aîné[1]. Je crois que le temps en viendra ; il ne l’étoit pas encore l’année passée[2] ; les bienfaits n’étoient pas ouverts comme ils le sont présentement[3]. On craignoit les conséquences ; cela est changé ; il y a des choses qui ne sont pas mûres. Voici qui fait mûrir les sentiments qu’on a eus autrefois pour l’aîné : les grâces qu’on vient de faire répondent de celles qu’on espère. M. de la Rochefoucauld le croit ainsi. M. de Marsillac écrit follement à M. de Grignan sur ces trois choses : s’il se moque dans ces petites lettres, il ne s’est pas moqué quand[4] il a parlé et remercié le Roi pour eux. Jamais rien n’a été ni plus sérieux, ni d’un meilleur ton, ni plus obligeant. Le Roi étoit content de la joie qu’il voyoit dans tous ceux qui y prirent intérêt, et dit en riant à M. de Marsillac : « Vous ne direz pas qu’on oublie vos amis. » Il dit encore des biens inconcevables du chevalier, et de sa naissance, et de son mérite à la guerre, et des actions particulières distinguées qu’il avoit faites, 1680 de sa sagesse. Cela fut charmant, et l’on doit être comblé ; mais croyez-moi que les temps changent. M. de Grignan a de grands et considérables services ; voici l’époque qui doit faire changer la manière de les faire considérer. Il y a douze jours qu’ils étoient tous deux bien loin de rien espérer : voyez ce qui leur est venu, quel évêché ! et neuf mille livres de rente à Joseph[5].

J’ai à vous reprendre une fausse nouvelle, que Mme  de Coulanges croyoit vraie : c’est la séparation de Mme  de Maintenon d’avec les autres, pour aller au-devant[6] ; quelle folie ! cela n’est point vrai, et on le disoit pourtant en des lieux très-bons[7]. Je vous retire encore les vacances de la chambre de l’Arsenal[8] ; ils se sont remis à travailler au bout de quatre jours : cela me désespère, de vous tromper, et de vous faire raisonner à faux.

M. de la Rochefoucauld nous conta hier qu’à Bruxelles la comtesse de Soissons avoit été contrainte de sortir doucement de l’église, et que l’on avoit fait une danse de chats liés ensemble, ou pour mieux dire, une criaillerie et un sabbat si épouvantable par malice[9], qu’ayant cru en même temps que c’étoient des diables et des sorciers qui la suivoient, elle avoit été obligée, comme je vous dis, de quitter la place, pour laisser passer cette folie, qui ne vient pas d’une trop bonne disposition des peuples. On ne dit rien de M. de Luxembourg. Cette Voisin ne nous a rien produit de nouveau : elle a donné gentiment son 1680 âme au diable tout au beau milieu du feu ; elle n’a fait que de passer[10] de l’un à l’autre.

Mais parlons du voyage : l’abbé de Lannion[11], qui est revenu de Bavière, dit que Madame la Dauphine est tout à fait aimable, que son esprit la pare, qu’elle est virtuose (elle sait trois ou quatre langues), et qu’elle est bien mieux que le portrait que de Troy a envoyé. Sa Majesté partit lundi avec toute la cour[12], pour nous aller querir cette princesse. Il se trouva dans la cour de Saint-Germain, le matin[13], un très-beau carrosse tout neuf à huit chevaux, avec des chiffres, plusieurs chariots et fourgons, quatorze mulets, beaucoup de gens autour habillés de gris ; et dans le fond de ce carrosse monta la plus belle personne de la cour[14], avec des Adrets[15] seulement, et des carrosses de suite pour leurs femmes. Il y 1680 a apparence que les soirs on ira voir cette personne ; et voilà un changement de théâtre : l’eussiez-vous cru, le jour que nous étions chez cette Flamarens[16] ?

Mme  de Villars mande mille choses agréables à Mme  de Coulanges[17] : c’est chez elle qu’on vient apprendre les nouvelles[18]. Ce sont des relations qui font la joie de beaucoup de personnes : M.  de la Rochefoucauld en est curieux ; Mme  de Vins et moi en attrapons[19] ce que nous pouvons. Nous comprenons les raisons qui font que tout est réduit au bureau d’adresse[20] ; mais cela est mêlé de tant d’amitié et de tendresse[21], qu’il semble que son tempérament soit changé en Espagne, et qu’elle ait même oublié de souhaiter qu’on nous en fasse part. Cette reine d’Espagne est belle et grasse, le Roi amoureux et jaloux, sans savoir de quoi ni de qui. Les combats des taureaux[22] affreux, deux grands pensèrent y périr, leurs 1680 chevaux tués sous eux ; très-souvent la scène est ensanglantée : voilà les divertissements d’un royaume chrétien ; les nôtres sont bien opposés à cette destruction, et bien plus aisés à comprendre.

Vous êtes trop aimable de penser à Corbinelli ; il a triomphé dans cette occasion, et a redoublé sa dévotion à la Providence. Je ne connois personne dont les vues et les connoissances soient plus chrétiennes que les siennes ; il a été fort touché de ce tourbillon de bonheur dans votre famille[23] ; il a quelquefois tant d’esprit, que je voudrois que vous l’eussiez pour vous divertir. Il a mis tous ses intérêts entre les mains du lieutenant civil, qui, à ce que je crois, lui donnera une sentence arbitrale dans peu de jours ; il a étudié le droit, il juge tous les procès sans que personne l’en prie[24]. Je n’ai pas voulu qu’il ait été à des assemblées de beaux esprits, parce que je sais qu’il y a des barbets qui rapportent à merveilles ce qu’on dit à l’honneur de votre père Descartes. Nous apprenons, à votre exemple, à ne point soutenir les mauvais partis, et à laisser généreusement accabler nos anciens amis : voici le pays de la politique, aussi bien que le pays des objets ; il est vrai que les idées n’y font pas un grand séjour. Vous dites fort bien, en vérité : il n’y a que moi qui passe sa vie à être occupée et de la présence et du souvenir de la personne aimée.

Vous me dites sur les échecs, ma fille, ce que j’ai souvent pensé ; je ne trouve rien qui rabaisse tant l’orgueil : ce jeu fait sentir la misère et les bornes de l’esprit ; je crois qu’il seroit fort utile à quelqu’un qui aimeroit ces 1680 réflexions. Mais aussi[25] cette prévoyance, cette pénétration, cette prudence, cette justesse à se défendre, cette habileté pour attaquer, le bon succès de la bonne conduite[26], tout cela charme et donne une satisfaction intérieure qui pourroit bien nourrir l’orgueil. À le regarder de ce côté-là, je n’en suis pas encore bien guérie, et je veux être encore un peu plus persuadée de mon imbécillité[27].

Nous sommes présentement occupés du voyage du Roi : nous ne songions[28] pas à M. de Luxembourg quatre jours après ; le tourbillon nous emporte, nous n’avons pas le loisir de nous arrêter si longtemps sur une même chose : nous sommes surchargés d’affaires. Le Roi a reçu plusieurs lettres de ces dames, qui l’assurent que Madame la Dauphine est bien plus aimable que l’on ne l’avoit dit : elles en sont contentes au dernier point ; elle est fille et petite-fille de deux princesses[29] fort caressantes ; je ne sais si c’est l’air d’ici[30], nous verrons. Mme  de Soubise n’est point allée au voyage[31]. Les députés de Strasbourg 1680 vinrent faire compliment en passant à cette princesse d’Allemagne. Elle leur dit : « Messieurs, parlez-moi françois, je n’entends pas l’allemand. » Elle n’a point regretté son pays, elle est toute Françoise. Elle a écrit à Monsieur le Dauphin des nuances de style, selon qu’elle a été près d’être sa femme, qui ont marqué bien de l’esprit[32] : c’est à Monseigneur à mettre la dernière couleur, et à ne la point faire souvenir du pays[33] qu’elle quitte avec tant de joie. Mme  de Maintenon mande au Roi que parmi cette envie de dire toujours tout ce qui peut plaire, il y a bien de l’esprit et de la dignité, que sa personne est aimable, sa taille parfaite, sa gorge, ses bras et ses mains[34]. Toute la cour est allée querir cette personne[35].

Adieu, ma très-chère il ne faut pas vous épuiser en lecture, non plus qu’en écriture ; je souhaite que votre rhume ait passé légèrement par-dessus votre délicatesse. J’embrasse le joli marquis ; je trouve que vous jugez fort bien de sa petite conduite : être hardi quand il le faut, et remplir tout ce qu’on attend dans les occasions où l’on est compté pour tenir une place, voilà ce qui fait les grands mérites à la guerre et ailleurs. Je vous assure que ce petit homme fera une figure considérable : il me semble que je le vois dans l’avenir.

 

M.  et Mme de Pompone, et Mme de Vins, partirent hier pour Pompone jusqu’au retour de la cour. Ils me chargèrent de mille et mille compliments pour vous, et Mme de Vins avec beaucoup de tendresse[36]. Elle me parut aise d’aller avec eux passer ainsi le carnaval ; ils en avoient été prendre le congé[37] à Saint-Germain. Le Roi fit fort bien à M.  de Pompone, et lui parla comme à l’ordinaire ; mais d’être dans la foule, après avoir vu tomber les portes devant lui, c’est une chose qui le pénètre toujours. Ces devoirs-là, à quoi pourtant il ne veut pas manquer dans les occasions, lui font une peine incroyable. Ils reprendront des forces tous ensemble à la campagne : le temps ne guérit pas ces sortes de maux ; mais le courage les soutiendra[38]. Ils sont parfaitement contents et de vous et de moi.

Au reste, ces allées coupées à Condé, dont j’étois affligée, n’ont fait que les plus belles routes du monde : c’est une des plus agréables maisons qu’il y ait en France[39].


  1. Lettre 785 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. « On ne fasse aussi pour l’aîné. » (Édition de 1737.)
  2. 2. « Il n’étoit pas encore venu l’année passée. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  3. 3. Tout le reste de l’alinéa se trouve seulement dans notre manuscrit.
  4. 4. Dans le manuscrit il y a une répétition insignifiante, due à l’inadvertance du copiste : « s’il se moque dans ces petites lettres, il ne s’est pas moqué dans ces petites lettres, il ne s’est pas moqué quand, etc. »
  5. 5. Six mille livres comme menin du Dauphin (voyez la Gazette du 24 février, où il est dit : « deux mille écus »), et trois mille livres de pension sur l’évêché de son frère.
  6. 6. Voyez la lettre du 14 février précédent, p. 263.
  7. 7. « En de très-bons lieux. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Voyez ci-dessus, p. 247.
  9. 9. « Une criaillerie par malice, et un sabbat si épouvantable. » (Édition de 1754.) — Immédiatement après, les deux éditions de Perrin portent crié, au lieu de cru.
  10. 10. « Que passer. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  11. 11. Frère puîné de ce comte de Lannion dont il a été question au tome II, p. 338, note 2. — Notre manuscrit porte la Guiere, erreur de copie, d’où l’on peut conclure que Mme  de Sévigné avait écrit Lagnion. Deux lignes plus bas, le manuscrit donne vertueuse, au lieu de virtuose.
  12. 12. Dans les deux éditions de Perrin, il y a simplement : « partit lundi. » — D’après la Gazette du 2 mars, ce n’est pas le lundi, qui était le 26, mais le jeudi 22, que le Roi était parti de Saint-Germain. Il était dans un même carrosse avec la Reine, le Dauphin, Mme  de Guise et la duchesse de Créquy, dame d’honneur de la Reine. Ils dînèrent au Bourget, allèrent coucher à Dammartin chez le duc de Gêvres, arrivèrent le 27 à Villers-Cotterets, d’où ils repartirent le 2 mars. Le 5 ils arrivèrent à Châlons ; le Roi en partit le lendemain avec le Dauphin, et alla au-devant de la Dauphine jusqu’à deux lieues au delà de Vitry-le-François.
  13. 13. Ces mots : le matin, ne sont pas dans le texte de 1737 ; dans celui de 1754, ils viennent après il se trouva.
  14. 14. Mlle  de Fontanges. (Note de Perrin.)
  15. 15. « Avec Mlle  Desadrets. » (Édition de i737.) — C’était une fille d’honneur de Madame. Son frère, le chevalier des Adrets, était capitaine de vaisseau, et fut tué au siége de Roses en 1693.
  16. 16. « Le soir que nous étions chez Mme  de Flamarens. » (Éditions de 1737 et de 1754.) — Voyez tome V, p. 310, note 6.
  17. 17. Mme  de Sévigné écrivait en Espagne à Mme  de Villars, car celle-ci mandait, le 6 mars, à Mme  de Coulanges : « J’ai reçu par cet ordinaire une lettre de Mme  de Sévigné. Je ne saurois lui faire réponse aujourd’hui, quelque envie que j’en aie. J’ai fait lire à la Reine l’endroit où Mme  de Sévigné parle d’elle et de ses jolis pieds, qui la faisoient si bien danser et marcher de si bonne grâce. Cela lui a fait beaucoup de plaisir. Ensuite elle a pensé que ses jolis pieds, pour toute fonction, ne vont présentement qu’à faire quelques tours de chambre, et, à huit heures et demie, tous les soirs, à la conduire dans son lit… La Reine me demande fort des nouvelles de Mme  de Grignan, et si elle ne reviendroit point cet hiver à Paris. » (Note de l’édition de 1818.)
  18. 18. « Chez qui on vient apprendre les nouvelles, » (Édition de 1754.) — Voyez la lettre du 8 novembre 1679, p. 80.
  19. 19. « Nous en attrapons. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  20. 20. « À ce bureau d’adresse. » (Ibidem.)
  21. 21. Ce membre de phrase est sauté dans notre manuscrit.
  22. 22. « De taureaux. » (Éditions de 1737 et de 1754.) — Voyez la Gazette du 2 mars, p. 105 et 106.
  23. 23. « Dans la maison de Grignan. » (Édition de 1754.)
  24. 24. Cette phrase a été ainsi abrégée dans l’impression de 1737 : « Il a une grande affaire pour laquelle il a étudié le droit, et depuis il juge tous les procès sans que personne l’en prie. »
  25. 25. « Mais d’un autre côté. » (Édition de 1754.)
  26. 26. De sa bonne conduite. » (Ibidem.)
  27. 27. Cette phrase est ainsi abrégée dans le texte de 1754 : « Je n’en suis donc pas encore bien guérie, et je veux être un peu plus persuadée de mon imbécillité. »
  28. 28. Le manuscrit a songeons, au lieu de songions.
  29. 29. La princesse de Bavière était fille d’Adélaïde-Henriette de Savoie, électrice de Bavière, dont la mère était Christine de France, fille de Henri IV et de Marie de Médicis, l’une des plus grandes princesses qui aient régné sur la Savoie. Voyez les Mémoires historiques de la maison de Savoie, du marquis Costa de Beauregard, tome II, p. 178 et suivantes. (Note de l’édition de 1818.)
  30. 30. « Si c’est bien l’air d’ici, » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  31. 31. Cette phrase est seulement dans notre manuscrit. La suivante est donnée ainsi dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1764) : « Cette princesse d’Allemagne reçut en passant le compliment des députés de Strasbourg. Elle leur dit : « …je n’entends plus « l’allemand. » — La Dauphine était arrivée à Strasbourg le 21 février, et repartie le lendemain : voyez la Gazette du 9 mars, p. 117 et 118.
  32. 32. Bussy a conservé une de ces lettres de la Dauphine. Voyez sa Correspondance, tome V, p. 48.
  33. 33. « Et à lui faire oublier le pays. » (Édition de 1754.)
  34. 34. Dans les deux éditions de Perrin, il y a simplement : « Mme  de Maintenon mande au Roi que sa personne est aimable… et que parmi cette envie de dire toujours ce qui peut plaire, il y a bien de l’esprit et de la dignité (1737 : beaucoup d’esprit et de dignité). »
  35. 35. Cette petite phrase ne se lit pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  36. 36. Cette phrase ne se lit non plus que dans notre manuscrit.
  37. 37. « Ils avoient été prendre congé. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  38. 38. Les deux derniers membres de phrase ne sont pas dans le texte de 1737.
  39. 39. Voyez la fin de la lettre du 21 février précédent, p. 274.