Lettre 807, 1680 (Sévigné)

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1680

807. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Blois, jeudi 9e mai.

Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant ; rien ne me peut contenter que cet amusement. Je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre ; j’ai beau tourner une affaire[1], je m’ennuie, et c’est mon écritoire qu’il me faut. Il faut que je vous parle, et qu’encore que cette lettre ne parte ni aujourd’hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée.

Mon fils est parti cette nuit d’Orléans par la diligence, qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin à la poste[2]. Voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j’y ai fait mettre[3] le corps de mon grand carrosse, d’une manière que le soleil n’a point entrée dedans : nous avons baissé les glaces ; l’ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; celle des portières et des petits côtés nous donne[4] tous les points de vue qu’on peut imaginer. Nous ne sommes que l’abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l’air, bien à notre aise ; tout le reste, comme des cochons sur la paille. Nous avons 1680 mangé du potage et du bouilli tout chaud[5] : on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, comme le Roi et la Reine : voyez, je vous prie, comme tout s’est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois que le cœur étoit à gauche[6] : en vérité, ma fille, le mien, ou à droit ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n’ai point de peur, j’y pense à ma chère enfant, je m’entretiens de la tendre amitié que j’ai pour elle, de celle qu’elle a pour moi, de la sensibilité que j’ai pour tous ses intérêts, des ordres de la Providence qui nous sépare, de la tristesse que j’en ai[7] ; je pense à ses affaires, je pense aux miennes ; tout cela forme un peu l’humeur de ma fille, malgré l’humeur de ma mère[8], qui brille tout autour de moi. Je regarde, j’admire cette belle vue qui fait l’occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante et treize ans, s’embarque encore sur la terre et sur l’onde pour mes affaires. Après cela je prends un livre que M. de la Rochefoucauld me fit acheter : c’est de la Réunion du Portugal, en deux tomes in-8o. C’est une traduction de l’italien[9] : l’histoire et le style sont également estimables. On y voit le roi de Portugal[10], jeune et brave prince, se précipiter 1680 rapidement à sa mauvaise destinée ; il périt dans une guerre en Afrique contre le fils d’Abdalla, oncle de Zaïde[11] : c’est assurément une des plus amusantes histoires qu’on puisse lire[12]. Je reviens ensuite à la Providence, à ses conduites[13], à ce que je vous ai entendu dire, que nos volontés sont les exécutrices de ses décrets éternels. Je voudrois bien causer avec quelqu’un ; je viens d’un lieu où l’on est assez accoutumé à discourir : nous parlons, le bon abbé et moi, mais ce n’est pas d’une manière qui puisse nous divertir. Nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter : il n’y a pas beaucoup d’ex voto pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance : il y auroit plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin nous sommes arrivés ici de bonne heure ; chacun tourne, chacun se rase, et moi j’écris romanesquement sur le bord de la rivière, où est située notre hôtellerie : c’est la Galère ; vous y avez été.

J’ai entendu mille rossignols ; j’ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n’ose vous dire, ma fille, la tristesse que l’idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées : vous le comprenez bien et à quel point je souhaite que cette santé se rétablisse[14] ; si vous m’aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi : cet endroit est une pierre de touche. Bonsoir, ma très-chère ; adieu jusqu’à demain à Tours.

À Tours, vendredi 10e mai.

Toujours, ma fille, avec la même prospérité. Je n’ai jamais rien vu de pareil à la beauté de cette route. Mais comprenez-vous bien comme notre carrosse est mis de travers ? Nous ne sommes jamais incommodés du soleil ; il est sur notre tête, le levant est à la gauche, le couchant à la droite, et c’est la cabane[15] qui nous en défend. Nous parcourons toute cette belle côte, et nous voyons deux mille objets différents, qui passent incessamment devant nos yeux, comme autant de paysages nouveaux, dont M. de Grignan seroit charmé : je lui en souhaiterois un seulement à l’endroit que je dirois.

On attendoit, le lendemain de mon départ, la belle Fontanges à la cour : c’est au chevalier présentement[16] à faire son devoir ; je ne suis plus bonne à rien du tout : si vous ne m’aimiez, il faudroit brûler mes misérables lettres avant que de les ouvrir. Adieu donc, ma très-aimable enfant ; adieu, Monsieur de Grignan.


  1. Lettre 807. — 1. Expression que M. de la Garde employoit à tout propos. (Note de Perrin, 1754.) — Dans le texte de 1737, la phrase est ainsi : « Je tourne, je marche, je veux reprendre un livre ; j’ai beau faire, je m’ennuie, etc. »
  2. 2. Ce membre de phrase se lit seulement dans l’édition de 1754.
  3. 3. « J’y ai fait placer. » (Édition de 1754.) — Grand est omis devant carrosse dans l’impression de 1737.
  4. 4. « Les portières et les petits côtés nous donnent. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Dans l’édition de 1754 : « tout chauds. »
  6. 6. Voyez le Médecin malgré lui, acte II, scène vi.
  7. 7. « De celle qu’elle a pour moi, des pays infinis qui nous séparent, de la sensibilité que j’ai pour tous ses intérêts, de l’envie que j’ai de la revoir, de l’embrasser. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Perrin renvoie à la lettre du 15 décembre 1675 (tome IV, p. 275).
  9. 9. « …un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit acheter : c’est la Réunion du Portugal, qui est une traduction de l’italien. » (Édition de 1754.) — Voyez la note 37 de la lettre des 17 et 18 mai suivants, , p. 405, note 37.
  10. 10. Sébastien Ier, qui périt en Afrique, à l’âge de vingt-deux ans, le 4 août 1578, dans une bataille contre les Maures. À la mort du cardinal Henri, son oncle, qui lui succéda, le roi d’Espagne, Philippe II, réunit la couronne de Portugal à la couronne d’Espagne.
  11. 11. Ou plutôt pour le fils d’Abdalla, Mulei Mahamet (Muley-Mohammed al Monthaser), souverain de Fez et de Maroc, qui, ayant été vaincu et dépossédé par son oncle, le vieux Muleï Molue (Muley-Abdelmelek), avait imploré le secours du roi Sébastien. — Les mots : oncle de Zaïde omis dans le texte de 1754, sont sans doute une allusion peu exacte au roman de Zayde de Mme  de la Fayette et de Segrais, publié en 1670 et 1671. Il n’y a point de Zaïde dans l’Histoire de la réunion du Portugal, mais dans le roman il est parlé d’un Abdala, roi de Cordoue, dont le successeur a pour auxiliaire Zuléma, père de Zaïde.
  12. 12. « Une histoire des plus amusantes qu’on puisse lire. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Je pense à la Providence, à ses ordres, à ses conduites. » (Ibidem.)
  14. 14. « Qu’elle se rétablisse. » (Édition de 1754.) — Tout ce qui suit, jusqu’à la fin de cette première partie de la lettre, manque dans l’impression de 1754, qui porte seulement : « Adieu, ma très-chère, jusqu’à demain à Tours. »
  15. 15. C’est ainsi qu’on nomme les bateaux qui sont sur la Loire. (Note de Perrin, 1737.)
  16. 16. Le mot présentement n’est pas dans le texte de 1754, non plus que la phrase qui termine la lettre.