Lettre 861, 1680 (Sévigné)

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1680

861. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce dimanche 13e octobre.

Madame de Coulanges[1] m’écrit une fort jolie lettre ; elle en reçoit assez souvent de vous, et se propose, comme on fait toujours, de jouir cet hiver de votre voisinage, et de réchauffer, votre ancienne amitié[2]. Vous avez M. de Coulanges ; je suis assurée que vous en êtes fort aise ; vous ne devez pas perdre cette occasion de faire une pièce à M. de Grignan : la vision est bonne de mettre Coulanges dans quelque caisse, ou dans l’étui du téorbe de l’abbé Viani[3] ; enfin vous en ferez quelque chose de bon ; car de le montrer tout simplement comme un autre, cela n’est pas possible. J’avoue que j’étois de l’avis du voyage de Rome[4] mille circonstances le rendoient agréable, et j’avois aussi quelques petites raisons, que je retrouverois bien encore, s’il en étoit besoin ; mais ce seroit ranger des troupes en bataille quand il n’est plus question de combattre. Je suis ravie qu’il ait suivi[5] vos conseils, ils sont meilleurs 1680 que les autres, et je serai fort aise de le revoir. Mme  de Coulanges n’avoit point de raison particulière pour souhaiter qu’il fît ce voyage ; car il ne l’incommode point du tout.

Mon fils est dans un état très-digne de pitié : il est tellement maigre, desséché, abattu, et sa barbe si longue, que vous ne le reconnaîtriez pas ; cependant, dès qu’il ne sent point de douleur, il joue à l’hombre, il cause, il prend plaisir à être dorloté, et il semble qu’il touche à sa guérison. Quand je pense en quel état on se trouve,

Pour qui ? pour une ingrate[6]… ;

mais c’est encore pis ; car c’est pour une Sylvie[7] que l’on n’aime point du tout, et que l’on n’a jamais aimée. Mme  de Coulanges m’en dit une chose plaisante : elle assure que c’est une joie publique que la guérison de cette personne.

Que dites-vous, ma chère enfant, de l’esprit de Montgobert ? ou plutôt de son cœur ? N’est-ce pas cela dont je vous répondais ? je connoissois ce fond ; il étoit caché sous des épines, sous des chagrins, sous des visions ; et tout cela étoit de l’amitié, et de l’attachement, et de la jalousie ; et quand vous disiez :

Qu’importe de mon cœur, si je fais mon devoir[8] ?

je disois tout le contraire ; je souhaitois toujours de ces conversations heureuses, où tout contribue à se rapprocher ; il n’y a pas un ton, pas une parole qui ne fasse un bon effet. Je vous en ai parlé, il n’étoit pas temps ; il y a tant de choses qui ont leur temps, et qui ne sont pas cuites. Je suis étonnée que Montgobert ne m’ait pas 1680 mandé cette bonne nouvelle : vraiment, ma fille, j’en suis ravie[9]. Vous voyez qu’il ne faut pas toujours juger sur les apparences ; vous avez cru qu’il n’y avoit plus de fond dans ce cœur-là, et vous voyez ce qu’il y avoit. Vous trouverez peut-être la même chose dans celui de votre voisin[10] : j’ai remarqué des sentiments bien tendres dans ce pays-là ; je suis fâchée que vous n’ayez point encore trouvé le moment heureux[11] où l’on parle si bien ; cette amitié n’étoit point faite pour dire : « Je t’aime, je ne t’aime plus ; » cela devoit être tout uni, tout solide. La froideur qui est entre vous et lui, est d’autant plus dangereuse, qu’elle est cachée sous des fleurs ; elle est couverte de beaucoup de paroles de bienséance ; il semble que ce soit quelque chose, et ce n’est rien : voici le portrait que vous en faites vous-même : un retranchement parfait de toutes sortes de liaisons, de communications et de sentiments. Ah, la belle amitié ! ah, la belle amitié ! Je dirois comme le maréchal de Gramont : « Si je vous faisois embrasser, Messieurs, je ne vois rien qui vous empêchât[12] de vous couper la gorge. » Tout cela changera quand le moment sera venu : je vous embrasse tendrement, ma chère enfant, et j’attends[13] celui de vous revoir avec impatience. J’ai encore Mme  de Marbeuf : nous nous trouvons fort bien d’elle, elle fort bien de nous ; et cependant elle veut s’en aller : c’est qu’on ne peut durer, quand on est bien. Elle écrit à M. de Coulanges les prospérités de Mlle Descartes[14], à qui Mme de Chaulnes donne une pension : elle est savante comme son oncle et comme vous.


  1. Lettre 861. — 1. Dans l’édition de 1754, cet alinéa vient après le suivant, et s’y rattache ainsi : « elle m’écrit une fort jolie lettre ; elle se propose, etc. »
  2. 2. « Toute votre-ancienne amitié. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Jean-Claude Viani, né à Aix en 1639, se fit oratorien en 1659, et devint en 1663 prieur de l’église de Saint-Jean à Aix. On a de lui quelques opuscules historiques et quelques pièces de poésie. Il mourut le 16 mars 1726, à l’âge de quatre-vingt-huit ans ; il était depuis longtemps déjà doyen de la Faculté de théologie d’Aix. — Le membre de phrase qui suit : « enfin vous en ferez quelque chose de bon, » n’est pas dans l’impression de 1754.
  4. 4. Avec le cardinal d’Estrées (voyez la lettre du 18 septembre précédent, p. 81 et 82). Coulanges fit ce voyage en 1689 avec le duc de Chaulnes. — Dans le texte de 1737 : " que j’étois d’avis qu’il fît le voyage de Rome. »
  5. 5. « Que Coulanges ait suivi, etc. » (Édition de 1754.) — La dernière phrase de l’alinéa n’est pas dans le texte de 1737.
  6. 6. Nous avons déjà vu cette citation d’Andromaque (acte V, scène iv) voyez tome VI, p. 349.
  7. 7. Dans le texte de 1737 : « pour quelqu’un. »
  8. 8. Vers de Corneille déjà cité ; voyez plus haut, p. 61, note 2.
  9. 9. « … cette bonne nouvelle, sachant l’intérêt que j’y prends. Vous voyez, etc. » (Édition de 1754.)
  10. 10. La baronnie de la Garde est voisine du comté de Grignan, et c’est de M. de la Garde que Mme  de Sévigné veut parler ici. (Note de Perrin, 1754.)
  11. 11. « Ce moment heureux. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « Si je vous fais embrasser… qui vous empêche. » (Ibidem.)
  13. 13. « … sera venu : j’attends, etc. » (Ibidem.)
  14. 14. Voyez tome VI, p. 60, note 22.