Lettre au Directeur de la Revue des Deux Mondes - Les Eaux de Francesbad

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Lettre au Directeur de la Revue des Deux Mondes - Les Eaux de Francesbad

LES


EAUX DE FANCESBAD.




Vous avez jugé que quelques lumières précises sur les sources minérales de la Bohême seraient en ce moment de quelque intérêt pour le public, car, bien que ces eaux commencent à faire parmi nous plus de bruit qu’elles n’avaient coutume, il est cependant assez difficile de rencontrer quelqu’un qui les connaisse. J’ai, à la vérité, l’avantage de les avoir visitées ; mais je vous préviens tout de suite que je me range néanmoins parmi ceux qui ne les connaissent point assez pour en parler, sauf pourtant celles de Francesbad, pour lesquelles je serai peut-être en état de vous satisfaire. Heureusement ce sont tout juste celles qui, à mon avis, importent le plus à la France, puisqu’en même temps qu’elles sont les moins éloignées, ce sont elles aussi qui diffèrent des nôtres le plus radicalement.

Permettez moi, monsieur, de commencer par les poser.

Tout le monde sait que la Bohême est enclose de quatre chaînes de montagnes qui ne laissent, dans la totalité de son enceinte, qu’une seule porte, par laquelle s’échappe l’Elbe : c’est de l’instruction élémentaire ; mais il est permis d’ignorer, tout au moins de ne pas se souvenir qu’il existe une cinquième chaîne, nommée le Mittelgebirge, qui, courant dans l’intérieur du pays de l’ouest à l’est, à peu près parallèlement à l’Erzgebirge et seulement à quelques lieues de distance de sa base, vient se perdre, à droite de l’Elbe, dans les dépendances de la chaîne des Géans. Le Mittelgebirge, qui, considéré géologiquement, présente une étendue d’une quarantaine de lieues, est, comme notre chaîne du Mont-Dore, tout volcanique. A l’une de ses extrémités, celle qui regarde l’orient, se dresse la masse énorme de Milleschauer, dôme trachytique qui s’élève du milieu d’un attroupement de cimes basaltiques, et dont le sommet domine toute la Bohême. A l’autre extrémité, celle qui pointe vers nous, se trouve la montagne du Kammerbühl, montagne bien humble à la vérité, car on la nommerait plus volontiers monticule que colline, mais que relève pourtant l’éclat incontestable de son origine, suffisamment attestée par une belle cascade de lave par-dessus des monceaux de scories. C’est le seul volcan proprement dit qu’il y ait en Bohême. Malgré sa petitesse, il est hors de doute qu’il n’est pas venu au monde sans faire un certain tapage dans les entrailles de la terre ; or, c’est précisément à son pied que jaillissent les sources de Francesbad, et cette coïncidence, d’accord avec tant d’autres faits du même genre, marque assez qu’il faut hardiment lui attribuer tout l’honneur d’avoir ouvert avec l’intérieur du globe les communications bienfaisantes dont les malades jouissent aujourd’hui dans ces lieux.

Du reste, ce n’est point un privilège particulier au Kammerbühl que d’avoir déterminé sur son passage quelques-unes de ces fissures profondes par lesquelles les eaux pluviales descendent dans le sein de la terre pour en revenir toutes chargées de propriétés nouvelles. La chaîne entière du Mittelgebirge produit en masse le même effet, et l’on pourrait presque dire dans la même proportion. On compte qu’il s’échappe de ses flancs, principalement du côté de l’Erzgebirge, où il y a probablement eu plus de froissement, près de deux cents sources médicinales ; et je crois pouvoir garantir qu’il y en a beaucoup qui ne doivent pas être couchées fort exactement sur la liste, car il m’est arrivé d’en rencontrer par hasard auxquelles les paysans même ne faisaient pas grande attention. Il est vrai que toutes ne présentent pas la même richesse chimique, ni par conséquent les mêmes vertus, encore qu’en ces matières il ne soit guère permis de rien prononcer avant l’expérience par les malades, genre d’analyse qui ne s’improvise ni ne se commande. Quoi qu’il en soit, il n’existe jusqu’à présent sur toute cette ligne que quatre établissemens thermaux dignes de ce nom : au plus près de la frontière de Bavière, Francesbad ; à huit lieues de Francesbad, au sud-est, Marienbad ; à douze, à l’est, Carlsbad ; au pied du Milleschauer, Teplitz. A peu de distance de cette dernière ville se trouvent les eaux de Seidschütz et de Pulna, qui, pour avoir porté également leur nom en Europe, n’en doivent pas moins être laissées ici de côté, attendu que, nonobstant leur excellence, on en fait peu usage sur les lieux : ne s’employant guère qu’à l’intérieur, et, grace à leur constitution purement saline, jouissant de la propriété de ne pas s’altérer sensiblement par le transport, on les consomme à distance. D’ailleurs, elles ne proviennent point de sources minérales proprement dites, mais de puits creusés à une faible profondeur et dans lesquels viennent suinter les eaux superficielles, après s’être saturées, en le traversant, des sels qui imprègnent le sol.

De ces quatre établissemens fondamentaux, deux seulement, Teplitz et Carlsbad, ont des eaux chaudes : dans le premier, la température de la source principale est de 48 degrés, dans le second de 72. Dans les deux autres, les eaux sont simplement salines et gazeuses, et leur température est, à peu de chose près, la même que celle des sources ordinaires. Il faut croire qu’elles remontent du sein de la terre par des infiltrations assez divisées, ou qu’elles séjournent assez long-temps près de la superficie pour avoir le temps de perdre leur chaleur, car les symptômes de l’action souterraine n’y sont pas moins frappans que dans celles de Carlsbad ou de Teplitz. Du reste, si elles se dépouillent de leur chaleur, en revanche elles se chargent de gaz, et c’est une compensation qui achève de les différencier sans rien laisser à regretter. C’est à Teplitz qu’il y a le plus d’eau : en somme, environ cent mètres cubes par heure ; à Carlsbad, il n’en sort que six ; à Francesbad, il en sort trente : je ne retrouve plus mes notes sur le produit de Marienbad. Quant au nombre des orifices, il est de treize à Teplitz, de neuf à Carlsbad, de cinq à Marienbad, et de cinq aussi à Francesbad. Bien que les diverses sources d’une même localité ne soient en général que les ramifications d’un même conduit, et que le géologue puisse, à son point de vue, les traiter comme parfaitement analogues, le médecin y met plus de différence, et sait choisir entre elles selon les cas. La variété, dans certaines limites, n’est donc pas inutile, et c’est un principe que l’on ne considère peut-être pas assez à Francesbad, où rien ne serait plus facile que d’augmenter le nombre des sources officielles, tandis qu’à Carlsbad, tout au contraire, l’abus inverse est évident.

Tout compte fait, ce sont les eaux de Francesbad qui sont les plus riches de la Bohême : le litre de la source de François contient 3,60 grammes en sels divers, principalement en sulfate et carbonate de soude. Il est vrai que le Sprudel, à Carlsbad, donne, pour la même mesure, 4,66 grammes, principalement aussi des mêmes sels ; mais, en revanche, tandis qu’à Carlsbad le litre ne renferme que 280 centimètres cubes d’acide carbonique, on en trouve à Francesbad 1220. A Teplitz, les eaux, si efficaces qu’elles soient, paraissent comparativement bien pauvres, car la Hauptquelle ne fournit à l’analyse que 0,47 grammes de sels, et 16 centimètres cubes d’acide carbonique. Quant à Marienbad, je me contenterai de dire qu’il forme un milieu entre Carlsbad et Francesbad.

C’est cette forte proportion d’alcali, réunie par une coïncidence si extraordinaire à une si forte proportion d’acide, qui confère aux eaux de Francesbad leur vertu singulière. On voit des eaux aussi alcalines, on voit des eaux aussi gazeuses, on n’en connaît pas qui soient aussi alcalines et aussi gazeuses tout ensemble. De là vient que, par une sorte de contradiction thérapeutique, elles sont calmantes sans être débilitantes, fortifiantes sans être irritantes, animantes, dissolvantes. Telle est, au juste, la définition qu’en pourrait proposer un chimiste sur l’aperçu de leur contenu, tant il est explicite, et c’est effectivement celle qu’a consacrée depuis long-temps l’expérience des malades. Ces eaux servent même de correctif à certaines autres. Ainsi, les personnes affaiblies par l’usage prolongé des eaux alcalines de Carlsbad viennent, en terminant leur cure, reprendre de la force à celles-ci, et elles se rencontrent avec d’autres patiens, irrités au contraire par l’emploi des eaux acides et ferrugineuses, qui viennent puiser à ces mêmes sources le rafraîchissement et le calme. C’est cet usage, nommé dans le pays les secondes cures, qui entretient habituellement du monde à Francesbad à une époque où les autres eaux sont déjà dans le désert depuis long-temps.

Francesbad ne date pas de, bien loin, car c’est en 1795 seulement que l’on a commencé à y bâtir : vous voyez, monsieur, que ce n’est pas au droit d’ancienneté qu’il doit son rang. Tandis que Teplitz se targue de remonter aux temps héroïques des Slaves, sous le duc barbare Nezamysl, Carlsbad au bon empereur Charles IV, qui fit du XIVe siècle l’âge d’or de la Bohême, et qui est resté dans la mémoire des peuples comme un Henri IV et un Louis XIV tout ensemble, Francesbad présente tout simplement, aux yeux de l’histoire, son pauvre empereur François II. C’est de ce souverain que l’établissement tient son nom de Franzensbad, bain de François, que je me suis permis de franciser un peu, tout en le rapprochant de la prononciation. Dans cette même année de 93, si tumultueuse chez nous, l’empereur d’Allemagne signa un décret qui autorisait la ville d’Egra à user de son droit de propriété sur ces sources minérales pour y construire un premier établissement. Tel est l’acte d’origine, qui ne fut toutefois suivi d’effet qu’après deux ans environ. Il ne faut cependant pas croire que l’histoire des eaux ne prenne naissance qu’à cette époque. On ne s’en servait pas jusqu’alors pour les bains et l’on n’y venait pas, mais l’on en transportait, même fort loin, sous le nom d’Égra, qui est celui de la ville la plus voisine, pour s’en servir comme boisson. Leur réputation était depuis long-temps fixée. Balbin, dans ses Mélanges historiques[1], prétend que le duc Brzetislaw en fit usage, ce qui nous mènerait en plein XIIe siècle : le fait est possible ; mais, comme il n’est appuyé sur aucun monument, on peut le regarder comme n’étant sans doute qu’une invention dictée par le désir d’usurper historiquement sur Carlsbad. La première mention positive des eaux d’Égra paraît se trouver dans les commentaires de Gunther d’Andernaeh sur les eaux minérales[2]. Plusieurs autres auteurs du XVIe siècle, notamment Agricola, Brusch, Tabernamon tanus, en parlent également. Dès le XVIIe siècle, on voit qu’elles étaient célèbres : l’empereur Ferdinand II, et son fameux général Waldstein, dont Egra conserve encore tant de souvenirs, y eurent tous deux recours. Le témoignage d’Hoffmann montre qu’au XVIIe siècle les médecins instruits commençaient à les apprécier convenablement et à les préférer, en général, à celles trop irritantes de Pyrmont. « Bien que ces eaux, dit ce savant observateur, ne renferment pas autant de matière spiritueuse que celles de Pyrmont, et soient d’un naturel plus doux, par cela même elles sont d’une efficacité plus sûre, et aussi commencent-elles à se distinguer par un usage plus général, tellement qu’on en transporte tous les ans une quantité, je dirais presque immense, jusque dans les régions les plus reculées[3]. » L’exemple du grand Frédéric, qui dut peut-être la vie, dans l’une des périodes les plus importantes de son règne, à l’usage des eaux d’Egra, ne servit pas médiocrement non plus à leur illustration. Ce fut la première chose que lui prescrivit le célèbre Cothenius, quand il prit place auprès de lui en qualité de premier médecin. « En 1748, dit ce médecin dans un document qui nous a été conservé par le docteur Hufeland de Berlin, époque où j’eus l’honneur de remplir les fonctions de premier médecin, la santé de sa majesté était fréquemment dérangée par divers maux. Le roi croyait sa fin si prochaine, que j’eus beaucoup de peine à le faire revenir de l’idée qu’il mourrait dans le courant de l’année. Sachant combien il était ennuyé et fatigué de cures multipliées, je lui prescrivis celle des eaux d’Égra, en lui imposant un régime sévère, et je ne craignis pas de lui promettre, à cette condition, l’entier rétablissement de sa santé. L’effet répondit parfaitement à ma parole, et je reçus de nombreuses preuves de la reconnaissance de mon souverain, à qui je fis répéter tous les ans le même traitement, »

En voilà assez, monsieur, pour expliquer comment, dès la fin du XVIIIe siècle, le gouvernement autrichien jugea nécessaire de prendre des mesures pour la création d’un établissement de bains à proximité de ces sources. Cet établissement fut mis à la charge de la ville d’Égra, qui, malheureusement, n’est pas riche, et de là est venu en partie le peu de vivacité du développement de Francesbad. Outre que les fonds n’abondent pas, la commune les voit toujours avec déplaisir s’appliquer à des dépenses qui ne tournent pas immédiatement à son profit. Aussi, pendant long-temps, le seul édifice public fut-il celui de la salle de réunion : on avait dû se contenter d’exciter, par l’appât de certains privilèges, les propriétaires à construire, et les bains, faute d’un bâtiment destiné au service général, se prenaient çà et là dans les maisons particulières. Ce n’est que depuis 1830 qu’il existe à Francesbad un bâtiment de ce genre, que ne cessaient de réclamer, depuis l’origine, malades et médecins ; mais, par une maladresse qui ne se justifie que par la pénurie de la commune, cette construction, la seule qui fût propre à donner un revenu, a été concédée à un particulier, de sorte que la ville n’en reçoit rien. Du reste, Francesbad a eu l’avantage, dans ces débuts malaisés, d’être dirigé par une main ferme et habile. C’est là, en effet, dans les modestes fonctions d’inspecteur civil, que s’est fait le noviciat administratif de M. le comte Munch-Billinghausen, devenu depuis lors si célèbre comme président de la diète germanique ; c’est là aussi, peut-on dire, qu’il a commencé à se faire connaître. C’est à lui que Francesbad doit ses principales fondations : l’encaissement de la source de Louise, qui est celle des bains ; la colonnade de la source de François, qui précédemment, la source Salée n’étant pas encore en usage, fournissait la boisson par excellence ; la majeure partie des promenades ; j’omets le reste. Le nom de M. le comte Munch-Billinghausen demeure associé dans la mémoire des habitans à celui de son maître, l’empereur François.

Francesbad se compose aujourd’hui d’une soixantaine de maisons, disposées suivant quatre larges rues parallèles. Par une de leurs extrémités, ces rues aboutissent à un joli jardin planté à l’anglaise, et que l’on nomme le Pare, bien qu’il ait le mérite, fort estimable à mes yeux, de se fondre insensiblement dans la campagne ; par l’autre extrémité, elles donnent sur une vaste prairie, arrosée par le petit ruisseau de Schlatta, à peu de distance duquel sourdent, en suivant sa rive, toutes les sources. Ainsi, d’un côté l’on se guérit, et de l’autre on se promène. Les maisons sont en général vastes et bien bâties. Toutes, sans exception, sont destinées aux baigneurs. L’église, à demi enfoncée dans les ombrages du Pare, a été érigée par l’empereur François, à la suite du séjour qu’il fit à Francesbad, durant la mémorable année de 1812, avec sa fille l’impératrice des Français. Elle est d’un effet assez agréable, et son clocher peint en bleu semble souvent se perdre dans l’azur du ciel. A l’opposé, dans l’axe de la rue principale, plantée dans toute sa longueur en marronniers, se dessine une petite rotonde dans le style grec, touchée avec un goût parfait : c’est, comme l’on dit à Francesbad, le Temple de la source de François, la déesse Hygie de l’endroit. Tout auprès s’étend une colonnade destinée à abriter les buveurs quand le mauvais temps les empêche de se promener en plein air. Ouverte d’un côté sur un jardin, de l’autre elle est garnie de boutiques de toute espèce : c’est un petit Palais-Royal, un peu rustique toutefois. Derrière, se trouve l’édifice des bains, attenant à la source de Louise’ et à la prairie dont le sol fournit les boues salines, si héroïques dans diverses maladies ; dans l’autre direction, on rencontre tout d’abord l’édifice destiné aux bains de gaz, bâti juste au-dessus de l’orifice par lequel le gaz carbonique s’échappe continuellement du sein de la terre comme le vent d’un soufflet de forge ; puis, un peu plus loin, dans le milieu de la prairie, une magnifique colonnade de cent cinquante mètres de longueur, terminée par deux pavillons, dont l’un contient la source Salée et l’autre la source des Prairies.

Grace à des acquisitions successives de terrain, les plantations, qui se bornaient primitivement aux massifs du Parc, se sont développées à droite et à gauche, et enceignent dès à présent, sauf de légères lacunes, tout le groupe des maisons, en se prolongeant jusque sur la Schlatta. Ainsi, la ville est en quelque sorte emprisonnée dans une couronne de jardins. On ne peut nier qu’en général les arbres n’aient été disposés avec beaucoup d’art, et que l’effet, eu égard à la mauvaise qualité du sol et à la nature du climat, ne soit assez satisfaisant. Il suffit de dire que c’est à l’obligeance de. M. le conseiller d’état de Riedel, connu dans toute l’Allemagne par son habileté en ce genre, que Francesbad doit le tracé d’une partie de ces jardins ; mais je ne puis m’empêcher de regretter que l’on n’ait pas adopté dès l’origine, pour l’ensemble de la ville, un autre plan que cette disposition monotone en lignes parallèles. Que M. l’abbé de Tepl, qui, en si peu d’années, est parvenu à élever si haut Marienbad, a mieux conçu l’idée d’un bain agréable ! Au lieu d’emprisonner la ville dans le jardin, il a emprisonné le jardin dans la ville. Figurez-vous, monsieur, un vaste abatis dans le milieu d’une forêt séculaire, au confluent de deux petites vallées : dans l’espace ainsi créé, des pelouses, des bouquets d’arbres, des ponts, des corbeilles de fleurs à profusion, puis tout autour, sur la pente naissante des collines, sous les branches toutes chargées de lichen des vieux sapins, un cercle de brillantes maisons, jouissant toutes, non d’une portion de jardin, mais du jardin tout entier, et du spectacle même qu’elles se font l’une à l’autre. Voilà ce qu’il aurait fallu pouvoir, non pas imiter, puisque l’œuvre de M. l’abbé de Tepl n’est que d’hier, mais devancer dans la fondation de Francesbad. Je sais que la disposition des lieux n’aurait jamais permis de produire un si aimable tableau ; mais que l’on se figure cependant la ville posée en demi-cercle sur la pente adoucie qui conduit au ruisseau, l’une de ses branches aboutissant à une noble maison de bains, que l’on aurait bâtie sur la source même de Louise ; l’autre, à un demi-quart de lieue de distance, s’appuyant sur la colonnade de la source Salée ; le milieu comblé d’ombrages, de fleurs, de prairies : sans doute il se présentera à l’esprit une idée tout autrement riante que celle d’un assemblage de rues.

Ce qu’il y a de fâcheux pour Francesbad, je veux le dire tout de suite, c’est que ses environs immédiats n’ont rien de pittoresque. On s’y trouve en pleine montagne, et si bien, malheureusement, qu’on cesse de s’en apercevoir, attendu que l’on repose sur la croupe même du massif. La hauteur générale du pays est d’environ cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; mais c’est ce que le baromètre seul a le talent de sentir et de faire connaître. Sans lui, on se jugerait plutôt dans une grande plaine coupée çà et là par quelques collines : fausses collines, qui, vues de la Basse-Allemagne, deviennent de hautes crêtes de montagnes. Toutefois, pourvu que l’on consente à s’éloigner un peu, la contrée ne tarde pas à offrir plus d’agrément. On est donc réduit i s’en prendre aux eaux, qui ont mal choisi leur issue. Si, au lieu de prendre passage, comme elles l’ont fait, au nord du volcan, elles étaient sorties, soit au sud, soit à l’ouest, on se serait vu dans une vallée charmante, encaissée dans de riches escarpemens de gneiss et de granite, qui s’élancent du milieu des plus beaux pins du monde, en se réfléchissant dans des eaux tantôt dormantes, tantôt rapides et brisées. C’est la vallée de l’Eger, située à une lieue seulement de Francesbad, et dans laquelle, grace à la proximité, on conserve du moins droit de promenade. On en jouit même d’autant mieux, que le contraste avec la nudité du plateau le fait valoir davantage. Ne craignez pas, monsieur, que je vous fasse ici la description des autres lieux consacrés : je vous réduirais trop aisément à crier merci. Il y a cependant une promenade d’un genre unique dont je ne puis me dispenser de vous dire quelques mots. C’est à la munificence de M. le comte Sternberg, l’un des paléontologistes les plus éminens de notre temps, que Francesbad et, peut-on le dire sans trop d’emphase ? le monde entier en sont redevables. Il s’agit, en effet, d’une promenade dans l’intérieur d’un volcan. On a ouvert sur les flancs de Kammerbühl une galerie en spirale destinée à une reconnaissance souterraine pour savoir de quelle manière la cheminée, c’est-à-dire le conduit d’ascension de la lave, se comporte dans le sein de la terre. C’est une vraie descente dans le royaume de Pluton, du moins de ce Pluton naturel dont les géologues ont relevé le culte avec ; tant de ferveur. Je sais qu’il faut être de ce culte-là pour retirer d’une pareille visite tout l’intérêt qu’elle recèle ; néanmoins, la nouveauté, la singularité, l’imprévu, suffisent peut-être pour fournir, même aux gens du monde, une compensation de leur peine, et il est certain qu’il y a peu du baigneurs qui ne se fassent un plaisir de joindre au beau panorama de l’Égerland, que l’on découvre du sommet de Kammerbühl, la sombre promenade qui s’accomplit, la lampe à la main, dans ses noires profondeurs.

Mais, si je puis l’avouer, monsieur, la promenade la plus intéressante à mes yeux était tout simplement celle de la ville et des villages. J’ai toujours trouvé que l’on se lassait plus vite de regarder la nature que les hommes. Ici l’on est vraiment favorisé à cet égard. Le pays d’Égra, en allemand l’Égerland, constitue dans l’ensemble de la Bohême un canton à part, tout-à-fait original, qui a ses mœurs, ses traditions, son histoire, ses limites naturelles., sa capitale. En Suisse, il formerait bien vite une petite république. La ville, jusqu’à la guerre de sept ans, s’était gouvernée par son sénat, dont les arrêts, sauf l’appel à la souveraineté de l’empereur, faisaient loi. Ses murs sont encore pleins des témoignages de cette ancienne grandeur. C’était une cité tout aristocratique, les seigneurs d’alentour ayant de bonne heure jugé prudent de se réunir dans une enceinte commune, sans doute à cause de la position du pays, sorte de carrefour entre la Bohême, la Saxe et la Bavière, continuellement foulé par les armées. On y comptait, au XIIIe siècle, plus de six cents familles nobles. Par contre-coup, tandis que le luxe se développait à Égra comme dans une des républiques d’Italie, la population des campagnes, délivrée du voisinage immédiat de ses maîtres, devenait peu à peu maîtresse du sol moyennant une simple redevance, et s’élevait à un degré remarquable de prospérité morale en même temps que d’aisance. Rien, ne peut rendre l’effet de ces villages en bois, dont les maisons, taillées partout sur le même modèle et fermées symétriquement dans une enceinte de granges, ne donnent sur la voie publique que par trois ou quatre petites fenêtres divisées par un énorme crucifix. Je n’en parle pas comme d’un spectacle riant. Francesbad, avec ses grandes maisons blanches à toits rouges, se détache sur la plaine comme un joyau brillant. Ajoutez à cela que tout le monde, hommes et femmes, est vêtu de noir : c’est le costume du canton. Même l’été, le paysan n’abandonne pas volontiers, du moins les jours de cérémonie, son large manteau noir, d’où l’on ne voit sortir que l’extrémité de ses grandes boites, et dans lequel il se tient drapé comme un seigneur. La ville est plus gaie : elle contient environ seize mille amer et une profusion de belles maisons. Le château, malgré tant de parties en ruines, est imposant. Il appartient presque tout entier à l’architecture romane. Une vieille tour, construite avec d’énormes blocs de lave noire, et que la tradition, d’accord, Je pense, avec l’archéologie, rapporte au temps de Charlemagne, domine la ville. La chapelle, composée d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage en parfait état de conservation, l’un en granite, l’autre en marbre blanc, forme un morceau peut-être sans pareil. Tout à côté se trouvent les restes à demi écroulés et tout croulans encore de la grande salle à manger, d’un style romain extrêmement curieux, dans laquelle furent massacrés, dans ce fameux épisode de la guerre de trente ans, les quatre généraux de Waldstein. La maison même où cet illustre général se livra d’une manière si intrépide et si hautaine aux coups de l’assassin est encore debout sur la grande place, où elle forme la demeure de M. le bourgmestre. Jusqu’à ces derniers temps, la chambre dans laquelle était tombé le héros avait été conservée fidèlement, les taches de sang s’y voyaient toujours, et l’on peut dire que les curieux, depuis la tragique journée du 25 février 1634, n’avaient cessé de se succéder pour contempler à l’envi ces traces parlantes de l’attentat : je crois même du qu’on les repeignait de temps en temps. Quoi qu’il en soit, le bourgmestre actuel, M. Totzauer, a fait laver tout cela : je m’imagine que c’est un soin de propreté dont la maison d’Autriche n’aura pas manqué de lui savoir quelque gré.

Avec tout cela, monsieur, bien que Francesbad ait été continuellement en progrès depuis sa fondation, son développement n’a pourtant pas été aussi vif que l’on aurait pu le penser. On en a signalé diverses causes ; mais la principale, selon moi, c’est la concurrence que lui a suscitée Marienbad. M. l’abbé de Tepl, après avoir en l’idée de ce bel établissement, s’y est pris avec tant d’intelligence, d’activité, j’oserais presque dire, si ce mot pouvait s’employer avec respect, de savoir-faire, que la nouvelle ville n’a pas tardé, il faut le reconnaître, à prendre le pas sur son aînée. Tandis qu’Égra était réduite à marchander sur ses moindres dépenses pour Francesbad, le riche abbé, maître des immenses revenus de son abbaye, semait à profusion. Aussi a-t-il abondamment recueilli. On a pour ainsi dire cessé d’entendre le nom de Francesbad, tant celui de Marienbad s’est annoncé avec fracas, préconisé par toute la presse de l’Allemagne, au nord et au midi. Cette année, à mon départ de Francesbad, le nombre total des étrangers, depuis le commencement de la saison, était d’un peu plus de deux mille, tandis qu’il était de trois mille à Marienbad. Tel est à peu près le rapport habituel des deux prospérités. Si grande que soit la seconde, elle ne met cependant pas encore tout-à-fait à néant la première.

Il est certain que tous les malades à qui la Faculté permet de demeurer indécis doivent naturellement opter pour Marienbad, qui est plus riant, plus gai, plus animé ; mais peut-être aussi se trouve-t-il à ces eaux plus d’un baigneur qui, médicalement, trouverait bien mieux son fait dans leurs voisines. Les grandes célébrités, quand la nouveauté augmente encore leur éclat, ont souvent un inconvénient dont il importe, surtout en médecine, de se garantir : c’est d’éblouir et de séduire. Toutefois, Francesbad, comme vous le voyez, monsieur, ne doit pas faire trop de plaintes, puisqu’il lui reste une part fort convenable. La mode des secondes cures qui lui amène, à la fin de la saison, une partie des malades de Carlsbad et même de Marienbad, un instant combattue, au grand scandale des médecins les plus distingués de l’Allemagne, par l’effet des rivalités locales, semble dès aujourd’hui reprendre faveur. Ces eaux, d’une vertu si vive, remédient, en effet, d’une manière extraordinaire à l’abattement physique et moral qui n’est que trop souvent le résultat des eaux trop alcalines. Je regrette bien, monsieur, d’avoir si peu de disposition à parler médecine, car je sens que ce serait ici le lieu de m’étendre sur le tableau de toutes les maladies qui sont du ressort de Francesbad. Je nie bornerai à dire, en abrégé, qu’on en distingue quatre classes principales : les affections du système nerveux, dont la cause première est une faiblesse réelle (asthenia directa et indirecta) ; celles du système sanguin provenant de quelque défaut dans l’élaboration du sang ; mieux encore les affections cru système muqueux, principalement du système intestinal ; enfin, par une spécialité dont rien n’approche, les maladies si variées et si fréquentes du système de la reproduction. « On devrait, me disait le médecin des eaux que j’interrogeais sur le caractère propre de Francesbad, nommer cet endroit-ci le Bain des dames. » Le fait est que, pour toutes les autres maladies que je viens de mentionner, on trouverait peut-être aussi bien guérison, selon le tempérament particulier des individus, dans les autres eaux de la Bohême dont, en définitive, la composition générale, comme je vous l’ai marqué, revient toujours à peu près au même ; mais, pour tant de dérangemens de santé qui précèdent ou suivent la maternité, c’est à Francesbad qu’il faut venir. Que de jeunes femmes j’y ai vu arriver tristes, courbées, décolorées, traînant douloureusement leurs pas débiles, qui, après quinze jours, commençaient à se redresser, à marcher gaiement, à nous étonner tous par le coloris brillant de leur visage ! Que n’avons-nous, monsieur, à portée de Paris de telles eaux ! Nulle part, ce semble, elle ne seraient mieux placées. Que de santés déplorablement atteintes dans la fleur même des ans, et qui semblent frappées ici d’une irrémédiable langueur, s’y relèveraient en une saison comme par enchantement ! En considérant les merveilleux effets de Francesbad sur tant de belles personnes étrangères, je ne pouvais m’empêcher de songer à tant de dames de mon pays, non moins dignes d’intérêt et de compassion, qui, dans ces mêmes sources, auraient pu retrouver le bonheur de leur famille et le leur, et c’est là en partie, je vous l’avoue, monsieur, ce qui m’a décidé à prendre la plume pour essayer d’attirer sur Francesbad l’attention de vos lecteurs.

En effet, il n’y a pas à se faire de monstres de la Bohême, ni à se la représenter vaguement au bout du monde, comme Shakspeare, qui, dans je ne sais quelle comédie, y fait aborder son personnage sur un vaisseau. Il n’y a, pour ainsi dire, pas plus loin d’ici à Francesbad que d’ici aux Pyrénées. En quarante-huit heures on est à Francfort, et encore quarante heures de patience, on est à Egra. D’ailleurs, si vous me permettez de tout dire, les frais du voyage sont bien amplement compensés par l’économie du séjour. Il y a même peut-être excès à cet égard, car, je ne le cache point, on s’amuse peu à Francesbad. Point de bals, point de fêtes, point de soirées : la règle de l’endroit proscrit toutes ces agitations. On vit bien, mais tout tranquillement, Les logemens, sans être brillans, sont d’une tenue suffisante. Il y a deux restaurans principaux, celui du Pavillon, plus officiel, celui de la porte de Brandebourg, plus souriant, et l’on se fait servir chez soi si l’on veut. La grande colonnade de la Prairie forme le point de réunion. C’est là qu’il y a foule tous les matins dès six heures : ne faut-il pas que les dames apprennent en effet à se retirer de bonne heure pour se faire si matinales ? L’orchestre retentit, on se prodfène, on cause, on se croise, on s’arrête ; les terribles verres d’eau disparaissent coup sur coup sans résistance. Du reste, on ne peut pas être mieux partagé en fait de médecin. Le docteur Cartellieri, placé depuis peu par le gouvernement autrichien à la tête de ces eaux, est un des praticiens les plus distingués de la Bohême. Non-seulement on rencontre chez lui le savoir désirable, mais l’esprit et l’aménité, qui ne sont pas moins nécessaires dans un poste de cette nature. Il parle le français avec, une vivacité toute parisienne, et sans rien qui rappelle cet effroyable accent des Allemands : il suffit de l’entendre pour s’apercevoir que l’on a effectivement le pied de l’autre côté de la Germanie. La première fois que j’eus l’honneur de le voir, je le trouvai dans son cabinet, entouré des portraits de nos plus illustres médecins de Paris. « Ah ! docteur, lui dis-je, je vois que nous sommes bien ingrats, car Francesbad est à peine, pour Paris, une connaissance. » En effet, au milieu de tant d’Allemands du nord et du midi, de Russes, de Polonais, d’Anglais, de Valaques même, non-seulement, il n’y avait pas, cette année, excepté moi, un seul Français à Francesbad, mais c’est à peine si l’on se souvient qu’il en soit jamais venu. Je m’imagine toutefois, monsieur, que c’est une négligence qui n’est pas destinée à durer. En même temps que toutes les distances diminuent en Europe, notre siècle semble engendrer, avec une fréquence de plus en plus effrayante, les maladies qui doivent faire converger de tous côtés vers Francesbad les rayons de l’espérance. Avant deux ans, le chemin de fer de Francfort à Leipsig déposera au pied de la montagne, à Hof, à six lieues seulement de ces sources bienfaisantes, tous ceux qui voudront en éprouver la vertu. Elles ne seront plus qu’à douze heures de Strasbourg. Qui pourrait dire si la société parisienne n’y deviendra pas alors dominante ?

Veuillez agréer, etc.

  1. Prag. 1679.
  2. Argentorati, 1565.
  3. Opusc. Phys. ; Ulme, 1746.