Lettre aux citoyens de couleur et nègres libres de Saint-Domingue, et autres isles françoises de l’Amérique

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LETTRE

AUX CITOYENS DE COULEUR

ET NÈGRES LIBRES

DE SAINT-DOMINGUE

ET DES AUTRES ISLES FRANÇOISES
DE L’AMÉRIQUE


Par M. Grégoire, Député à l’Assemblée Nationale, Évêque du Département de Loir et Cher.



AMIS,


Vous étiez hommes, vous êtes citoyens et réintégrés dans la plénitude de vos droits, vous participerez désormais à la souveraineté du peuple. Le décret que l’assemblée nationale vient de rendre à votre égard, sur cet objet, n’est point une grâce, car une grâce est un privilège, un privilège est une injustice ; et ces mots ne doivent plus souiller le code des François. En vous assurant l’exercice des droits politiques, nous avons acquitté une dette ; y manquer eût été un crime de notre part et une tache à la constitution. Les législateurs d’une nation libre pouvoient-ils faire moins pour vous que nos anciens despotes ?

Il y a plus d’un siècle que Louis XIV avoit solemnellement reconnu et proclamé vos droits ; mais ce patrimoine sacré avoit été envahi par l’orgueil et la cupidité qui, graduellement, agravoient votre joug et empoisonnoient votre existence. La résurrection de l’empire François ouvrit vos cœurs à l’espérance, et ce rayon consolateur adoucit l’amertume de vos maux. À peine les soupçonnoit-on en Europe ; les colons blancs, qui siégeoient parmi nous, se plaignoient très-vivement de la tyrannie ministérielle ; mais ils n’avoient garde de parler de la leur. Jamais ils n’articuloient les plaintes des malheureux sang-mêlés, qui toutefois sont leurs enfans ; et c’est nous qui, à deux mille lieues de distance, avons été contraints de défendre les enfans contre le mépris, l’acharnement, contre la cruauté de leurs pères. Mais vainement on a tenté d’étouffer vos réclamations ; vos soupirs, malgré l’étendue des mers qui nous séparent, vos maux ont retenti dans le cœur des François d’Europe, car ceux-ci ont un cœur.

Dieu, dans sa tendresse, embrasse tous les hommes ; son amour n’admet de différence que celle qui résulte de l’étendue de leurs vertus ; la loi qui doit être une émanation de l’éternelle justice, pourroit-elle consacrer une prédilection coupable, et la patrie, qui surveille tous les membres de la grande famille y pourroit-elle être la mère des uns, la marâtre des autres ?

Non, messieurs, vous ne pouviez échapper à la sollicitude de l’assemblée nationale. En déroulant aux yeux de l’univers la grande charte de la nature, elle y a retrouvé vos titres : on avoit tenté de les faire disparoitre ; heureusement les caractères en étoient ineffaçables, comme l’empreinte sacrée de la divinité gravée sur vos fronts.

Déjà le 28 mars 1790, dans son instruction pour les colonies, l’assemblée nationale avoit compris sous une dénomination commune et les blancs et les sangs-mêlés. Vos ennemis ont voulu faire mentir le papier, en imprimant le contraire ; mais il est incontestable que quand alors je demandai que nominativement vous y fussiez compris, une foule de députés, dont plusieurs planteurs, s’empressèrent de crier que l’article vous enveloppoit dans sa généralité ; et M. Barnave lui même, qui me l’avoit dit, cédant à mes interpellations multipliées, vient enfin d’en faire l’aveu à la face de l’assemblée. N’avois-je pas raison de craindre qu’une interprétation perverse ne travestit nos décrets ? Des vexations nouvelles, à votre égard, et vos maux portés à leur comble, n’ont que trop justifié mes appréhensions. Les lettres que j’ai reçues de vous à ce sujet ont fait couler mes larmes. La postérité s’étonnera, s’indignera peut-être que pendant cinq jours consécutifs on ait débattu votre cause, dont la justice est portée à l’évidence. Hélas ! quand l’humanité est réduite à lutter contre la vanité et le préjugé, son triomphe est une pénible conquête !

Depuis long-temps la société des amis des noirs s’occupoit des moyens d’adoucir votre sort et celui des esclaves ; il est difficile, impossible peut-être, de faire impunément le bien, et son zèle respectable lui a mérité bien des outrages, Des hommes vils se cachoient sous l’anonyme, pour lancer sur elle leur venin ; et dans d’impudens libelles, ils ne cessoient de répéter des objections et des calomnies cent fois pulvérisées. Que de fois, les pervers, ils nous ont accusés d’être vendus aux Anglois, soudoyés contre la France, par les Anglois, de vous avoir adressé des lettres incendiaires et envoyé des armes ! Vous le savez, mes amis, combien elles sont lâches et atroces, ces impostures, nous qui vous avons prêché sans cesse l’attachement à la mère-patrie, la résignation, la patience, en attendant le réveil de la justice. Rien n’a pu attiédir notre zèle ni celui de vos frères sang-mêlés qui sont à Paris. M. Raimond, sur-tout, s’est voué d’une manière héroïque à votre défense. Avec quel transport vous eussiez vu ce citoyen distingué, à la barre de l’assemblée nationale, dont il mérite d’être membre, présenter le tableau déchirant de vos malheurs, et réclamer énergiquement vos droits ! Si l’assemblée les eût sacrifiés, elle eût flétri sa gloire. Le devoir lui commandoit de décréter avec justice, de s’expliquer avec clarté, de faire exécuter avec fermeté, elle l’a fait ; et si (ce qu’à Dieu ne plaise) quelque événement caché dans le sein de l’avenir, nous arrachoit nos colonies, ne vaudroit-il pas mieux avoir une perte à déplorer, qu’une injustice à nous reprocher.

Citoyens, relevez vos fronts humiliés ; à la dignité d’hommes, associez le courage, la fierté d’un peuple libre : le 15 mai, jour où vous avez reconquis vos droits, doit être à jamais mémorable pour vous et vos enfans. Cette époque réveillera périodiquement en vous les sentimens de la gratitude envers l’Être suprême, et puissent alors vos accens frapper la voûte des Cieux vers lesquels s’éléveront vos mains reconnoissantes !

Enfin vous avez une patrie, désormais vous ne verrez au-dessus de vous que la loi ; l’avantage de concourir à sa création vous assurera le droit imprescriptible de tous les peuples, celui de n’obéir qu’à vous-mêmes.

Vous avez une patrie, et sans doute elle ne sera plus une terre d’exil, dans laquelle vous ne rencontriez que des maîtres et des compagnons de malheur ; ceux-là distribuant, ceux-ci recueillant le mépris et les outrages. Les sanglots de votre douleur étoient punis comme des cris de rébellion ; placés entre les poignards et la mort, ces contrées malheureuses furent souvent imbibées de vos larmes, quelquefois teintes de votre sang.

Vous avez une patrie, et sans doute le bonheur luira sur les lieux qui vous ont vu naître ; alors vous goûterez en paix les fruits des champs que vous aurez cultivés sans trouble ; alors sera comblé l’intervalle qui, plaçant à grande distance les uns des autres les enfans d’un même père, étouffoit la voix de la nature et brisoit les liens de la fraternité ; alors les chastes douceurs de l’union conjugale remplaceront les sales explosions de la débauche, qui insultoit à la majesté des mœurs.

Et par quel étrange renversement de raison étoit-il honteux à un blanc d’épouser une femme de couleur, tandis qu’il n’étoit pas déshonorant de vivre avec elle dans un libertinage grossier ? Plus l’homme est dénué de vertus, plus il cherche à s’entourer de distinctions frivoles ; et quelle absurdité, de vouloir fonder un mérite sur les nuances de la peau, sur les teintes plus ou moins rembrunies du visage ! L’homme qui pense rougit quelquefois d’être homme, quand il voit ses semblables aveuglés par un tel délire ; mais comme malheureusement l’orgueil est la passion la plus tenace, le règne du préjugé se prolonge ; car l’homme semble ne devoir atteindre la vérité qu’après avoir épuisé toutes les chances de l’erreur.

Il n’existe point dans nos colonies orientales, ce préjugé contre lequel elles ont réclamé par l’organe de MM. Monneron. Rien de plus touchant que l’éloge des gens de couleur, tel que l’ont consigné les habitans de cette partie du monde dans leurs instructions pour leurs députés à l’assemblée nationale. L’académie des sciences de Paris s’honore de compter au nombre de ses correspondans un mulâtre de l’Ile de France ; parmi nous, un nègre estimé est administrateur du district de Saint Hypolite, dans le département du Gard. Nous ne croyons pas que la différence de la peau puisse établir des droits différens entre les membres de la société politique ; aussi vous ne trouverez pas ces orgueilleuses petitesses dans nos braves gardes nationales, qui veulent aller en Amérique assurer l’exécution de nos décrets. Pénétrés des sentimens louables qu’a manifestés la ville de Bordeaux, ils vous diront avec elle, que le décret relatif aux gens de couleur, rédigé sous les auspices de la prudence et de la sagesse[1], est un hommage à la raison et à la justice[2] ; que les députés des colonies ont calomnié vos intentions et celle du commerce[3]. Elle est bien étrange, la conduite de ces mandataires, sollicitant ardemment à Versailles leur admission dans l’assemblée, jurant avec nous, au jeu de paume, de ne pas nous quitter que quand la constitution seroit achevée, et nous déclarant ensuite, après le décret du 15 mai dernier, qu’ils ne peuvent plus siéger parmi nous. Cette désertion est un abandon des principes et une brèche à la religion du serment.

Déjà les colons blancs qui sont dignes d’être François, s’empressent d’abjurer des préventions ridicules, pour ne voir en vous que des frères et des amis. Avec quelle douce émotion nous citons ces paroles des citoyens actifs de Jacmel : « Nous vouant à suivre sans restriction les décrets de l’assemblée nationale sur notre constitution présente et à venir, et nous conformer à ceux qui pourroient en changer la substance »[4]. Les citoyens du Port-au-Prince disent à l’assemblée nationale les mêmes choses en d’autres termes : « Daignez, messieurs ; recevoir le serment que la municipalité prête entre vos mains, au nom de la commune du Port-au-Prince, de respecter et exécuter ponctuellement tous vos décrets, et de ne jamais s’en écarter, sous quelque prétexte que ce puisse être[5]".

Ainsi la philosophie agrandit son horizon dans le Nouveau-Monde, et bientôt d’absurdes préjugés n’auront plus pour sectateurs que quelques tyrans subalternes, qui voudroient perpétuer en Amérique le règne du despotisme écrasé en France. Et qu’eussent-ils dit, si les gens de couleur avoient tenté d’arracher aux blancs la jouissance des avantages politiques ? Avec quelle force ils eussent réclamé contre cette vexation ! Ils écument de rage de voir qu’on vous ait révélé et rendu vos droits. Par l’espoir de consoler leur orgueil irrité, peut-être ils s’épuiseront en efforts pour faire échouer le succès de nos décrets ; ils tenteront une secousse qui, arrachant les colonies à la mère-patrie, leur facilite les moyens d’échapper à leurs créanciers. Ils n’ont cessé de semer la terreur, de dire qu’un acte de justice à votre égard ébranleroit Saint-Domingue. Dans cette assertion, nous n’avons vu que mensonge ; nous aimons à croire qu’au contraire le décret va serrer les nœuds qui vous unissent à la métropole. Le patriotisme éclairant votre intérêt et vos affections, c’est encore vers la métropole que vous dirigerez vos opérations commerciales, et les tributs mutuels de l’industrie établiront entre la France et ses colonies un échange constant de fortune et de sentimens fraternels. Si vous étiez infidèles à la France, vous seriez les plus vils et les plus méchans des hommes. Non, généreux citoyens, vous ne serez point traîtres à la patrie ; cette idée seule vous pénètre d’horreur ; ralliés avec tous les bons François sous les drapeaux de la liberté, vous défendrez notre sublime constitution, Un jour des députés de couleur franchiront l’Océan pour venir siéger dans la diète nationale, et jurer avec nous de vivre et de mourir sous nos lois. Un jour le soleil n’éclairera parmi vous que des hommes libres ; les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberont plus sur des fers et des esclaves. L’assemblée nationale n’a point encore associé ces derniers à votre sort, parce que les droits des citoyens, concédés brusquement à ceux qui n’en connoissent pas les devoirs, seroient peut-être pour eux un présent funeste ; mais n’oubliez pas que, comme vous, ils naissent et demeurent libres et égaux. Il est dans la marche irrésistible des événemens, dans la progression des lumières que tous les peuples dépossédés du domaine de la liberté récupèrent enfin cette propriété inamissible.

On vous reproche, plus qu’aux blancs, de la dureté envers les nègres ; mais, hélas ! on a répandu tant d’impostures contre vous, que prudemment nous devons élever des doutes sur cette accusation : si cependant elle étoit fondée, agissez de manière qu’au plutôt une médisance devienne une calomnie.

Vos oppresseurs ont souvent repoussé loin des esclaves les lumières du christianisme, parce que la religion de la douceur, de l’égalité, de la liberté, ne convenoit point a la férocité de ces hommes de sang. Que votre conduite contraste entièrement avec la leur. Charité est le cri de l’évangile, vos pasteurs le feront retentir au milieu de vous ; ouvrez vos cœurs à cette morale divine dont ils sont les organes. Nous avons allégé vos peines, allégez celle de ces malheureuses victimes de l’avarice qui arrosent vos champs de leurs sueurs et souvent de leurs larmes ; que l’existence ne soit plus pour les esclaves un supplice ; par vos bienfaits à leur égard, expiez les crimes de l’Europe. En les amenant progressivement à la liberté, vous accomplirez un devoir, vous vous préparerez des souvenirs consolateurs, vous honorerez l’humanité, vous assurerez la prospérité des colonies. Telle sera votre conduite envers vos frères les nègres : mais que devez-vous faire à l’égard de vos pères les blancs ? Sans doute il vous sera permis de verser des pleurs sur les cendres de Ferrand de Baudière, de cet infortuné Ogé, légalement assassiné, et mourant sur la roue, pour avoir voulu être libre ; mais périsse celui d’entre vous qui oseroit concevoir contre vos persécuteurs des projets de vengeance. D’ailleurs, ne sont-ils pas livrés à leurs remords et couverts d’un éternel opprobre ? L’exécration contemporaine ne devancera-t-elle pas à leur égard l’exécration de la postérité ? Ensevelissez dans un oubli profond tous les ressentimens de la haine, goûtez le plaisir délicieux de faire du bien à vos oppresseurs, et même réprimez les élans trop marqués d’une joie qui, en rappelant leurs torts, aiguiseroit contre eux la pointe du repentir.

Religieusement soumis aux lois, inspirez-en l’amour à vos enfans ; qu’une éducation soignée développant leurs facultés morales, prépare à la génération qui vous succédera des citoyens vertueux, des hommes publics, des défenseurs de la patrie.

Comme leurs cœurs seront émus, quand les conduisant sur vos rivages, vous dirigerez leurs regards vers la France, en leur disant : Par-delà ces parages est la mère-patrie : c’est de là que sont arrivés chez nous la liberté, la justice et le bonheur ; là sont nos concitoyens, nos frères et nos amis ; nous leur avons juré une amitié éternelle. Héritiers de nos sentimens, de nos affections, que vos cœurs et vos bouches répètent nos sermens ; vivez pour les aimer, et s’il le faut, mourez pour les défendre.

Signé GRÉGOIRE.

Paris, ce 8 juin 1791






De l’Imprimerie du Patriote François, place du Théâtre Italien.
  1. V. lettre du directoire du département de la Gironde aux assemblées coloniales.
  2. V. adresse du directoire du département de la Gironde aux citoyens et gardes nationales du département.
  3. V. lettre du directoire, etc.
  4. Extrait des registres des délibérations de la municipalité de Jacmel, 10 mars 1791.
  5. Adresse de la municipalité du Port-au-Prince à l’assemblée nationale, page 9.