Lettre de Chopin à sa famille (Nohant, 20 juillet 1845)

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Lettre de Frédéric Chopin à sa famille
(Nohant, 20 juillet 1845)
Lettre de Chopin à sa famille (Nohant, 20 juillet 1845)

Nohant, le 20 juillet 1845.


Mes très chers,

Il y a plus d’un mois que nous sommes ici. Mme Viardot est arrivée avec nous, elle est restée trois semaines. Nous sommes tous très bien portants… Le beau temps nous favorise, mais quand nous sommes arrivés, il y a eu de grands orages… Cela a duré peu de temps… Je ne suis pas créé pour la campagne ; cependant je jouis de l’air frais. Je ne joue pas beaucoup, mon piano est désaccordé ; j’écris moins encore, c’est pourquoi depuis si longtemps vous n’avez rien reçu de moi… Tout m’est étrange ici cette année ; souvent je jette un coup d’œil dans la chambre à côté, mais il n’y a personne. Parfois une connaissance arrivée pour quelques jours occupe cette chambre ; aussi ai-je cessé le matin d’y prendre mon chocolat ; j’ai changé mon piano de place, je l’ai mis près de la muraille, là où étaient le canapé et la petite table, où Louise me brodait des pantoufles, et où mon hôtesse s’occupait d’autre chose. Au milieu de la chambre se trouve le bureau où j’écris ; à gauche quelques-uns de mes papiers de musique, M. Thiers et des poésies ; à droite, Chérubini ; devant moi, dans son écrin, ce répétier que vous m’avez envoyé (4 heures), ainsi que des roses et des œillets, une plume et un morceau de cire abandonnés par Kalasante. J’ai toujours un pied chez vous, l’autre dans la chambre à côté où travaille mon hôtesse, et pas du tout chez moi en ce moment, mais bien, comme d’ordinaire, dans d’étranges espaces. Ce sont sans doute des espaces imaginaires, mais je n’en rougis pas : le proverbe polonais ne dit-il pas que « par l’imagination il est allé à l’inauguration », et moi, je suis un vrai Mazovien. Aussi, sans regarder plus loin, j’ai écrit trois nouvelles mazurkas [1] ; elles seront probablement éditées à Berlin, car un gentil garçon de mes connaissances, Stern, musicien de profession, m’en a prié pour son père, qui ouvre un magasin de musique. J’ai également reçu ici, de la part du comité qui érige, à Bonn-sur-le-Rhin, un monument à Beethoven, une invitation pour l’inauguration de ce monument. Vous pouvez penser si j’irai ; cependant si je savais vous trouver dans les environs, peut-être me déciderais-je. Mais c’est pour l’année prochaine. Je ne sais si je vous ai écrit que, cet automne, s’arrêtera chez vous la princesse Obreskow, grand amateur de musique, qui me donne souvent des preuves do son grand cœur ; elle veut m’amener ici, dans sa voiture, ma petite maman, que ses filles, ses gendres et ses petits-enfants devront venir rechercher au printemps prochain. En vérité, cette dame a un excellent cœur, elle m’est très chère. Du reste, j’ai déjà dû autrefois vous parler de son amabilité ; mais j’avoue que ses chers projets m’ont amusé. Cependant, si vous la voyez, témoignez-lui de grandes attentions, car j’ai toujours eu quantité de preuves de sa bonté et je lui suis fort dévoué. Elle aime énormément la musique. Sa fille, la princesse Soutzo, est mon élève…

Ma Sonate [2] et ma Berceuse ont déjà paru… Que vous dirai-je de Paris ?… Les journaux ont raconté sans citer de noms, l’aventure arrivée il y a quinze jours à Victor Hugo. M. Billard peintre d’histoire pas trop fameux), très laid, avait une jolie femme que M. Hugo séduisit. M. Billard les surprit en flagrant délit, de sorte que Hugo fut obligé de montrer, à celui qui voulait l’arrêter, sa médaille de pair de France, afin qu’on le laissât momentanément en repos. M. Billard voulait faire un procès à sa femme, mais tout s’est réduit à une simple séparation. Hugo a filé pour quelques mois en voyage. MTM Hugo (très magnanime) a pris Mme Billard sous sa protection ; et Juliette, cette actrice de la Porte-Saint-Martin, célèbre il y a une dizaine d’années, qui est entretenue depuis longtemps par Hugo, malgré Mme Hugo, ses enfants et sa poésie sur la moralité de la famille ; cette Juliette, dis-je, est partie avec lui. Les mauvaises langues parisiennes sont satisfaites, elles ont de quoi s’exercer ; mais il faut avouer que l’histoire est amusante. Ajoutez à cela que M. Hugo en est à sa cinquième croix, et qu’à chaque occasion il pose pour la gravité et se présente comme supérieur au reste des humains.

Donizetti est arrivé à Paris, où il doit passer l’été et écrire un nouvel opéra ; Lamartine est à Néris avec sa femme…

Si ma lettre manque de suite, c’est que j’écris une phrase par jour. Hier, Sol. m’a interrompu pour jouer avec elle à quatre mains ; aujourd’hui pour aller voir couper un arbre…

J’ai reçu des lettres de Paris, de Franchomme et de Mlle de Rozières qui surveille mon appartement ; Franchomme m’écrit que Habeneck part pour Bonn ; il dit que Liszt a composé une cantate qu’on chantera sous sa direction. Spohr dirigera le soir un grand concert ; on fera de la musique pendant trois jours. A propos aussi de monuments, on va en élever un à Lesueur (le musicien) dans sa ville natale, Abbeville. Lesueur a été maître de chapelle de Napoléon, membre de l’Institut et professeur au Conservatoire. M. Elsner l’a très bien connu, il m’a donné une lettre pour lui quand je suis parti pour Paris…

Il y a en ce moment un grand orage au dehors, et un second dans la cuisine. On peut voir ce qui se passe au dehors, mais dans la cuisine je ne le saurais pas si Suzanne n’était venue se plaindre de Jean, qui l’a maltraitée en français, parce qu’elle lui a enlevé son couteau de table. Les Iedrzeiewicz connaissent le français de Jean, ils peuvent donc s’imaginer comme il a gentiment injurié la femme de chambre ; il lui a lancé p. ex. : laide comme cochon, ou mieux encore. Je ne sais s’ils se rappellent que, quand on lui demandait s’il y a du bois, il répondait : il est sorti ; Suzanne est-elle à la maison ? il disait : Il n’y a pas. Pourtant ils se disputent souvent, et comme la servante de Mme Sand est très adroite et nécessaire, il est probable que, pour avoir la paix, je serai obligé de renvoyer le mien, ce que je déteste, car on ne gagne rien à ces changements de figures. Par malheur il ne plaît pas non plus aux enfants, parce qu’il est propre et fait régulièrement sa besogne. Il est temps d’aller dîner…

J’espère que les enfants de Louise sont en bonne santé… Qu’Isabelle qui est la plus brave, veille à ce que la chère Louise ne se fatigue pas trop. Isabelle et moi, qui sommes blonds, nous tenons beaucoup aux châtains…


P.-S. — Voici une histoire à propos de Hugo pour Kalasante.

Une dame, une de celles qui, en parlant des courses de chevaux, disait qu’elle voudrait voir six petites chaises (steeplechase : que Bartek vous prononce cela en anglais, cela signifie ce qu’on appelle ici une course au clocher, je ne sais pas si nous avons un mot pour rendre cette expression ; c’est une course au but, tout droit à travers les fossés, les haies et toutes sortes d’obstacles semblables) ; une de ces dames donc, en parlant d’un individu qui a eu la même aventure que Hugo, disait qu’il a été trouvé flagrant dans le lit (en flagrant délit). Si Kalasante connaissait cette anecdote, qu’il me pardonne en faveur de ma bonne intention, et accepte cette autre dame qui voulait savoir ce que c’est que ce tabac du père Golèze (Stabat de Pergolèse). Mais c’est encore plus vieux ! Cette dame-ci est plus nouvelle qui, en louant un appartement, demandait au propriétaire de lui faire peindre le nombril (au lieu de lambris), qu’elle trouvait trop sale. En tous cas, qu’il se souvienne que Godefroid de Bouillon est ainsi nommé parce qu’il a été le capitaine le plus consommé de son temps.










  1. Les trois Mazurkas, Op. 59. publiées chez Stern à la fin de l’année 1845.
  2. Sonate en si mineur, Op. 58.