Lettre de Formey/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 24 (p. 433-436).

LETTRE

DE M. FORMEY

QUI PEUT SERVIR DE MODÈLE
AUX LETTRES À INSÉRER DANS LES JOURNAUX[1].
(1762)

Tout le monde est instruit à Paris, à Londres, en Italie, en Allemagne, de ma querelle avec l’illustre M. Boullier[2] ; on ne s’entretient dans toute l’Europe que de cette dispute. Je croirais manquer au public, à la vérité, à ma profession, et à moi-même (comme on dit), si je restais muet vis-à-vis M. Boullier. J’ai pris des engagements vis-à-vis le public, il faut les remplir. L’univers a lu mes Pensées raisonnables[3], que je donnai en 1749, au mois de juin. Je ne sais si je dois les préférer à la lettre que je lâchai sous le nom de M. Gervaise Holmes, en 1750[4]. Tout Paris, vis-à-vis[5] les Pensées raisonnables, est pour la lettre de M. Gervaise Holmes, et tout Londres est pour les Pensées. Je peux dire, vis-à-vis de Londres et de Paris, qu’il y a quelque chose de plus profond dans les Pensées, et je ne sais quoi de plus brillant dans la lettre.

Le Journal de Trévoux, du mois de juin 1751, et l’Avant-Coureur, du 5 juillet, sont de mon avis. Il est vrai que le Journal chrétien se déclare absolument contre les Pensées raisonnables. Je vais reprendre cette matière, puisque je l’ai discutée au long dans le Mercure de février 1753, page 55 et suivantes[6], comme tout le monde le sait.

Quelques personnes de considération, pour qui j’aurai toute ma vie une déférence entière, m’ont conseillé de ne point répondre à M. Boullier directement, attendu qu’il est mort il y a deux ans ; mais, avec tout le respect que je dois à ces messieurs, je leur dirai que je ne puis être de leur avis, par des raisons tirées du fond des choses que j’ai expliquées ailleurs ; et, pour le prouver, je rappellerai en peu de mots ce que j’ai dit dans le 295e tome de ma Bibliothèque impartiale[7], page 75, rapporté très-infidèlement dans le Journal littéraire, année 1759. Il s’agit, comme on sait, des compossibles et des idées contraires qui ne répugnent point l’une à l’autre. J’avoue que le révérend père Hayer[8] a traité cette matière, dans son 17e tome, avec sa sagacité ordinaire ; mais tous ceux qui ont lu les 101e, 102e, et 103e tomes de ma Bibliothèque germanique[9], ont de quoi confondre le P. Hayer ; ils verront aisément la différence entre les compossibles, les possibles simples, les non-possibles, et les impossibles. Il serait aisé de s’y méprendre, si on n’avait pas étudié à fond cette matière dans les articles 7, 9, et 11 de ma Dissertation de 1760, qui a eu un si prodigieux succès[10].

Feu M. de Cahusac me manda, quelque temps avant qu’il fût attaqué dans la pie-mère, qu’il avait entendu dire à l’abbé Trublet, que lui abbé tenait de M. de Lamotte, que non-seulement Mme de Lambert avait un mardi, mais qu’elle avait aussi un mercredi ; et que c’était dans une des assemblées du mercredi qu’on avait agité la question si M. Needham fait des anguilles avec de la farine, comme l’assure positivement M. de Maupertuis. Ce fait est lié nécessairement au système des compossibles.

Je ne répondrai pas ici aux injures grossières qu’on a vomies publiquement contre moi à Paris, dans la dernière assemblée du clergé. Le député de la province de Champagne dit à l’oreille du député de la province de Languedoc, que l’ennui et mes ouvrages étaient au rang des compossibles. Cette horreur a été répétée dans vingt-sept journaux. J’ai déjà répondu à cette calomnie abominable, dans ma Bibliothèque germanique, d’une manière victorieuse.

Je distingue trois sortes d’ennuis : 1° l’ennui qui est fondé dans le caractère du lecteur, qu’on ne peut ni amuser ni persuader ; 2° l’ennui qui vient du caractère de l’auteur, et cela se subdivise en quarante-huit sortes ; 3° l’ennui provenant de l’ouvrage : cet ennui vient de la matière ou de la forme ; c’est pourquoi je reviens à M. Boullier, mon adversaire, que j’estimai toujours pour la conformité qu’il avait avec moi. Il fit, en 1730, son Âme des bêtes[11]. Un mauvais plaisant dit à ce sujet que M. Boullier était un excellent citoyen, mais qu’il n’était pas assez instruit de l’histoire de son pays : cette plaisanterie est déplacée, comme il est prouvé dans le Journal helvétique, octobre 1739. Ensuite il donna ses admirables Pensées[12], sur les pensées qu’un homme avait données à propos des pensées d’un autre.

On sait quel bruit cet ouvrage fit dans le monde. Ce fut à cette occasion que je conçus le premier dessein de mes Pensées raisonnables. J’apprends qu’un savant de Vittemberg a écrit contre mon titre, et qu’il y trouve une double erreur. J’en ai écrit à M. Pitt, en Angleterre, et à milord Holderness ; je suis étonné qu’ils ne m’aient point fait de réponse. Je persiste dans le dessein de faire l’Encyclopédie tout seul[13] ; si M. Cahusac n’était pas mort, nous aurions été deux.

J’oubliais un article assez important, c’est la fameuse réponse de M. Pfaff, recteur de l’université de Vittemberg, au révérend père Croust[14], recteur des révérends pères jésuites de Colmar. On en a fait coup sur coup trois éditions, et tous les savants ont été partagés. J’ai pleinement éclairci cette matière, et j’ai même quatre volumes sous presse, dans lesquels j’examine ce qui m’avait échappé. Ils coûteront trois livres le tome ; c’est marché donné.

Il y a longtemps que je n’ai eu de nouvelles du célèbre professeur Vernet, connu dans tout l’univers par son zèle pour les manuscrits[15]. Son Catéchisme chrétien[16], ainsi que mon Philosophe chrétien[17], et le Journal chrétien[18], sont les trois meilleurs ouvrages dont l’Europe puisse se vanter, depuis les Bigarrures du sieur des Accords[19].

Mais, jusqu’à présent, personne n’a assez approfondi le sens du fameux passage qu’on trouve dans la Vie de Pythagore, par le P. Gretser, dans son vingt-unième volume in-folio. Il s’est totalement trompé sur ce chapitre, comme je le prouve.

Je reçois en ce moment, par le chariot de poste, les dix-huit tomes de la Théologie de notre illustre ami M. Onekre. J’en rendrai compte dans mon prochain journal. Il y a des souscripteurs qui me doivent plus de six mois ; je les prie de me lire et de me payer.

FIN DE LA LETTRE.
  1. Le style de M. Formey est si bien imité dans cette lettre que lui-même, en la lisant quelque temps après, crut l’avoir réellement écrite. (Note de Wagnière.) — J’ai rétabli le titre de cette pièce, tel qu’il est dans l’édition qui parut en 1762, à la suite de la Réponse de M. de Voltaire au sieur Fez, libraire d’Avignon ; le tout formant douze pages in-8o. (B.)
  2. Sur Boullier, voyez tome XXII, pages 61 et 82. Cet adversaire de Voltaire avait eu avec Formey une dispute dont ce dernier parle dans sa lettre à l’auteur du Journal encyclopédique (1er avril 1761), si bien imitée dans la lettre fabriquée par Voltaire. (B.)
  3. Formey a en effet composé des Pensées raisonnables, 1749, in-8o, réimprimées en 1756.
  4. Formey est auteur de la Lettre de M. Gervaise Holmes à l’auteur de la Lettre sur les aveugles, 1750, in-8o. La Lettre sur les aveugles est de Diderot. (B.)
  5. Voyez, tome IV du Théâtre, la Requête à MM. les Parisiens, en tête de l’Écossaise.
  6. Cette citation ou indication est une plaisanterie de Voltaire. (B.)
  7. La Bibliothèque impartiale n’a que dix-huit volumes.
  8. Le P. Hayer, récollet, a place dans le Russe à Paris (voyez tome X).
  9. La Bibliothèque germanique, journal auquel Beausobre associa Formey, n’a que vingt-cinq volumes.
  10. Formey n’avait point publié de dissertation en 1760. (B.)
  11. L’Essai philosophique sur l’âme des bêtes, par Boullier, est de 1728 ; la nouvelle édition augmentée est de 1737. (B.)
  12. Défense des Pensées de Pascal ; voyez la note 2, tome XXII page 61.
  13. Formey avait annoncé, en 1756, le projet de faire une Encyclopédie réduite ; voyez ses Souvenirs d’un citoyen, tome II, page 169. (B.)
  14. Voyez tome XIX, page 500 ; tome XXI, page 167 ; et dans le présent volume, page 105.
  15. Voyez la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 29 décembre 1757.
  16. Le Catéchisme familier, de Vernet, est de 1741, in-12 ; son Instruction chrétienne est de 1752, quatre volumes in-8o ; 1756, cinq volumes.
  17. 1750, quatre volumes in-12, réimprimé plusieurs fois.
  18. Voyez, tome X, une note sur la satire intitulée les Deux Siècles.
  19. Tabourot publia ses Bigarrures sous le nom de seigneur des Accords.