Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« J’ai toujours eu sur la conscience… »)

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XXXVII. Lettre à la duchesse Mazarin, 1682.


LETTRE À LA MÊME.
(1682.)

J’ai toujours eu sur la conscience d’avoir soupçonné que vos yeux pouvoient s’user à la Bassette1.

Vos yeux, dont les mortelles armes
Coûtoient aux nôtres tant de larmes ;
Eux qui mettoient tout sous vos lois,
S’usent aujourd’hui sur un trois ;
Et votre âme attentive à la carte qui passe,
Tremble secrètement du péril de la face.
Beaux yeux, quel est votre destin !
Périrez-vous, beaux yeux, à regarder Morin ?

C’est une question injurieuse qui m’a laissé un si grand scrupule, que pour me mettre l’esprit en repos, j’ai été obligé d’ajouter quelques vers, qui montrent que votre beauté est incapable de recevoir aucune altération.

Beaux yeux, quel est votre destin !
Périrez-vous, beaux yeux, à regarder Morin ?
Non, d’un charme éternel le fond inépuisable
Vous rend, malgré Morin, chaque jour plus aimable ;
Sa bassette a détruit, bien, repos, liberté ;
Tout cède à son désordre, hormis votre beauté :
Tout se dérègle en vous, tout se confond par elle ;
Mais le dérèglement vous rend encor plus belle ;
Et, lorsque vous passez une nuit sans sommeil,
Plus brillante au matin que l’éclat du soleil,
Vous nous laissez douter si sa chaleur feconde
Vaut le feu de vos yeux pour animer le monde.

N’appréhendez pas, Madame, de perdre vos charmes à Newmarket : montez à cheval dès cinq heures du matin ; galopez dans la foule à toutes les courses qui se feront ; enrouez-vous à crier plus haut que Mylord Thomond2 aux combats de Coqs ; usez vos poumons à pousser des Done3 à droite et à gauche ; entendez tous les soirs ou la Comédie de Henri VIII4 ou celle de la reine Élisabeth5 ; crevez-vous d’huîtres à souper, et passez les nuits entières sans dormir : votre beauté qui est échappée à la Bassette de M. Morin6, se sauvera bien des fatigues de Newmarket.

Venons au grand Morin. Parler de vos appas,
Est un discours perdu, vous ne l’écoutez pas.
À votre jeu fatal, l’âme la plus sincère
De tromper le tailleur fait sa première affaire ;
Et le noble tailleur, autant et plus loyal,
Sur l’argent du metteur fait un dessein égal.
Il s’applique, il s’attache à ce doux exercice
De voler son voisin sans craindre la justice.
Laissant d’un vieil honneur la scrupuleuse loi,
Et le grossier abus de toute bonne foi :
Il établit ses droits dans la seule industrie,
Et l’adresse des mains est sa vertu chérie.
Tel est le vrai banquier. Pour les nouveaux tailleurs,
Ils quitteront bientôt ou banque ou bonnes mœurs.
Ôtez au grand Morin son subtil avantage
La bassette pour lui sera pis que la rage :
Quoi qu’on ose lui dire, il doit tout endurer,
Et chacun s’autorise à le désespérer.
Que sa langueur augmente avecque sa jaunisse,
Il faut, malgré son mal, qu’il fasse son office.

MORIN.

Madame, ze7 me meurs.

MADAME MAZARIN.

Madame, ze1 me meurs. Vous taillerez, Morin ;
Expirer en taillant est une belle fin.
Pour dernière oraison, lorsque vous rendrez l’âme ;
Vous pourrez réclamer le valet ou la dame.
Quelle plus digne mort que d’être enseveli
Après avoir gagné quelque gros paroli !
C’est par de si beaux coups qu’une célèbre histoire
Aux banques à venir portera votre gloire.
Mais c’est trop discourir. La bourse, Pelletier ;
Et vous, maître Morin, faites votre métier.

MORIN.

Un moment de repos, madame la Dussesse ;
Sacun vous le dira ; madame la comtesse,
Et monsieur de Verneuil et monsieur de Bezon :
Parbleu, l’on m’auroit cru l’enfant de la maison8.
C’étoit, assurément, toute une autre manière :
Un petit compliment en forme de prière :
Monsieur, monsieur Morin, dînez avecque nous ;
Ou bien quelque autre sose et d’honnête et de doux :
Ici z’entends gronder touzours quelque tempête ;
Il faudra qu’à la fin ze lui casse la tête.
Si ze me porte mal, vous taillerez, Morin ;
Expirer en taillant est une belle fin.
Ah ! ce n’est pas ainsi que le banquier se traite,
Lorsque l’on veut sez soi tenir une bassette.

MADAME MAZARIN.

Monsieur, monsieur Morin, l’enfant de la maison
De monsieur de Verneuil, de monsieur de Bezon,
Sans petit compliment en forme de prière,
Je vous dirai tout net d’une franche manière :
Il faut tailler, Morin, et tailler promptement,
Ou sortir aussitôt de mon appartement.

Il taille, eût-il la mort peinte sur le visage ;
Mais d’une main fidèle il ne perd pas l’usage ;
Et son œil attentif, par un soin diligent,
Aide la Provençale9 à s’attirer l’argent.
Laissez, ô grand Morin ! parler toute la terre.
Que chacun, par dépit, vous déclare la guerre :
Que certains enchanteurs, irrités contre vous,
Fassent passer la mer à tous vos billets doux
(Billets que la noirceur d’une magie étrange
A transformés à Londres en des billets de change10.)
Ne vous alarmez point : un plus grand enchanteur
S’est déclaré déjà pour votre protecteur ;
De Merlin et Morin le secret parentage
Vous donnera sur eux un entier avantage :
C’est par lui qu’à Saint-James vous taillez hardiment ;
C’est par lui qu’à White-Hall vous dormez sûrement11 ;
Par lui de Newmarket les routes détournées
Dans l’ombre de la nuit vous seront enseignées,
Et de son char volant les magiques ressorts
Transporteront Morin et Morice à Windsor12.
Du géant Malambrun l’ordinaire monture,
Chevillard n’eût jamais une si douce allure ;
Et l’on ne vit jamais ce renommé coursier
Porter si digne maître et si rare écuyer.
Loin, félons malandrins, sorciers, races damnées,
Sur le bon Don Quichotte autrefois déchaînées !
Loin, maudits enchanteurs, restes de la Voisin13,
Députés de Satan pour tourmenter Morin !
Sortez d’ici, méchants ; abandonnez une île
Où tant de gens de bien ont cherché leur asile !
Vos pièges décevants sont ici superflus ;
Fourbes, retirez-vous, et ne revenez plus !
Mais plutôt, cher Morin, forcez cette canaille
D’adorer dans vos mains les vertus de la taille ;
Produisez devant eux un miracle nouveau,
Plus fort que leur magie, et plus grand et plus beau ;
Découvrez à leurs yeux les monceaux de guinées,
Des banques par vos lois sagement gouvernées ;
Un valet bien soumis à l’ordre de vos doigts,
Qui, pour vous obéir, perdra les quatre fois :
Ce fidèle valet acquittera les dettes
Qui viennent de Paris ou qu’à Londres vous faites.
Une dame attachée à tous vos intérêts,
Fera pour vous autant qu’auront fait les valets ;
Elle saura fournir à la magnificence
Que vous nous faites voir tous les jours de naissance ;
Elle vous fournira frange, point de Paris,
Boucles de diamants et boutons de rubis ;
Elle vous fournira des repas pour les dames
Qui savent contenter vos amoureuses flammes.
Nymphes, dont le mérite et le charme divin
Vous ont fait oublier feu la dame Morin ;
Quatre rois aujourd’hui devenus tributaires,
Font leur soin principal d’avancer vos affaires ;
Travaillent, à l’envi, d’un zèle assez égal,
À qui remplira mieux votre trésor royal.
Enfin, dans votre État, tout ce qui fait figure,
Ou ce qui n’en fait point, est votre créature ;
Et, par cette raison, madame Mazarin
Vous nomme et nommera toujours le grand Morin.

Après m’être élevé au genre sublime, pour donner des louanges aux vertus de mon héros, vous trouverez bon, Madame, que je descende à la naïveté du style ordinaire, pour vous rendre compte de la volatille de votre maison.

Le Pretty14 ne se porte pas mal : mais comme c’est un oiseau fort bien né, et qui vient assurément de bon lieu, il se plaint modestement d’être abandonné à une servante, au sortir des mains délicates de Mlle Silvestre. Ce n’est pourtant pas là son plus grand chagrin : il ne voit plus Madame ; il ne peut plus voler après elle, ou la suivre à la trace, sur ses petits pieds : voilà sa douleur. On n’oublie rien pour le consoler ; on lui donne du thé tous les matins ; mais ce n’est pas sur votre lit. Il a réglément son bœuf à dîner, mais ce n’est pas sur votre table : rien ne peut consoler son affliction, que l’espérance de votre retour.

Ma première visite se fait au pretty ; la seconde aux poules, qui sont bien les plus honnêtes poules que j’aie vues de ma vie. Elles préfèrent un vieux coq tout couvert de plaies, un vieux soldat estropié, qui pourroit demander place aux Invalides de Newmarket ; elles le préfèrent à un jeune galant qui a la plus belle crête et la plus belle queue du monde. Il faut que je me satisfasse de ma condition, telle qu’elle est ; mais si j’avois à choisir, j’aimerois mieux être vieux coq, parmi ces vertueuses poules, que vieil homme parmi les Dames. Cette considération me fait visiter vos poules deux fois le jour ; et là, par une fausse idée, je m’applique en quelque façon la nature et le bonheur de votre coq. Il marche avec une gravité extraordinaire : glorieux du respect qu’on lui rend et fort content de lui-même. Nous n’avons point de terme en notre langue qui puisse bien exprimer cette satisfaction grave et composée qui se répand sur tout l’extérieur ; l’Ufano des Espagnols y seroit tout à fait propre ; mais je ne sais si M. Poussy15 permettroit qu’on s’en servît pour d’autres que pour lui.

Si vous me donnez quelque commission, ajoutée à celle que j’ai reçue pour avoir soin de la volatille, il n’y a personne au monde qui s’en acquitte si ponctuellement que moi. Ma guenon devient plus maigre que je ne voudrois ; et sans l’attachement que j’ai auprès d’elle, elle seroit morte il y a longtemps.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Saint-Evremond avoit adressé à la duchesse une pièce de vers sur le jeu de la Bassette, qu’elle aimoit beaucoup.

2. Henri O’Brian, comte de Thomond, en Irlande, grand parieur aux combats de coqs.

3. Expression angloise qui, en matière de pari, répond à notre Va.

4. Composée par Shakspeare.

5. Composée par Thomas Heywood, qui fleurissoit sous les règnes d’Élisabeth et de Jacques Ier. Toutes les piècies du théâtre anglois, de ce temps-là, sont extrêmement longues et fort ennuyeuses.

6. Morin se croyoit souvent malade, et il n’étoit pas possible que les veilles n’epuisassent pas un corps aussi fluet que le sien.

7. Morin grasseyoit beaucoup, et se donnoit de grands airs ridicules.

8. Morin étoit de Beziers, et il avoit quelquefois joué avec M. le duc de Verneuil et avec M. de Bezons. Le premier étoit gouverneur de Languedoc et l’autre en étoit intendant.

9. Manière de mêler les cartes à la bassette, venue de Provence, où l’on aima toujours les jeux de carte.

10. Morin étoit venu de France fort endetté ; et dès qu’on savoit qu’il avoit gagné au jeu, on lui envoyoit ses billets pour les acquitter.

11. Morin perdoit quelquefois de si grosses sommes, qu’il n’osoit paroître que dans les lieux privilégiés.

12. Quand la Cour étoit à Newmarket, et que Morin vouloit y aller, il faisoit souvent ce voyage la nuit, de peur de ses créanciers, et prenoit avec lui un valet de chambre de Mme Mazarin, nommé Morice, qui étoit un bouffon assez plaisant.

13. On sait que la Voisin fut brûlée pour sortilège.

14. Perroquet de Mme Mazarin ; pretty en anglais, veut dire joli.

15. Le chat de Mme Mazarin.