Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Je me donne l’honneur de vous écrire… »)

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XLI. Lettre à la duchesse Mazarin, sur la résolution qu’elle avoit prise de quitter l’Angleterre, 1683.


À LA MÊME, SUR LA RÉSOLUTION QU’ELLE AVOIT PRISE
DE QUITTER L’ANGLETERRE.
(1683.)

Je me donne l’honneur de vous écrire, Madame, moins dans la créance de regagner vos bonnes grâces, que pour avoir la satisfaction de vous dire la plus grande vérité du monde: c’est, Madame, que vous n’avez jamais eu, et n’aurez jamais de serviteur si fidèle que je l’ai été, et que je le serai toujours. Il est vrai que cette fidélité ne s’attachoit qu’à vos intérêts : laissant aux autres, pour flatter vos fantaisies, la complaisance qu’ils ont aujourd’hui pour entretenir vos douleurs. Je regardois ce qui vous convenoit, pour votre bien, et m’opposois à ce qui vous plaisoit, malheureusement, pour vous perdre. Après une si juste assurance de mon zèle, je vous dirai que vous n’avez rien à craindre en Angleterre que ceux qui vous en dégoûtent : et plût à Dieu que vous fussiez aussi bien persuadée de l’honnêteté des Anglois, qu’ils sont prêts à vous en donner des marques en toute occasion ! Montrez-vous, Madame : vous ne pouvez rien faire de si désavantageux pour vous, que de vous cacher : mais en vous rendant accessible, laissez-nous un autre chemin pour aller à vous, que cet appartement maudit1, plus propre à évoquer l’âme de Samuel, qu’à conduire dans la chambre de Mme Mazarin. Si tout cet appareil est de l’ordonnance d’Arcabonne2, il faut prier Dieu qu’il nous garantisse de l’enchantement. Si la noirceur de cette mélancolie est de votre propre humeur ; si vous ne songez qu’à vous nuire, si toute votre application est de vous donner du tourment, apprenez, Madame, que la première cruauté c’est d’être cruel à soi-même : qui ne se pardonne point, ne mérite pas que les autres lui pardonnent, il leur enseigne la sévérité et la rigueur. Venons un peu à la chose ; je me lasse de tant de discours généraux.

Posez que M. votre neveu3 perde ses bénéfices, je ne désavoue point que cela ne soit fâcheux : mais vous avez perdu de plus grands biens, et vous vous en êtes consolée. Un homme qui paroissoit avoir de l’amour pour vous a été tué ; c’est une chose assez malheureuse : mais il n’y a rien de fort extraordinaire en cette aventure, que votre douleur : les amoureux sont mortels comme les autres : faites qu’aimer soit un privilège pour ne mourir pas, les dames seront accablées d’amants ; il n’y en aura pas moins qu’il n’y a d’hommes. Je sais qu’il est honnête de s’affliger de la perte de ceux qui nous aiment ; mais d’appeler au secours de notre deuil ce qu’il y a de plus funeste, et de prendre par là des résolutions ruineuses, c’est ce que les morts n’exigent point de nous.

Permettez-moi de vous faire un reproche assez honteux, mais nécessaire, pour vous animer à sortir de l’abattement où vous êtes. Dans les temps de prospérité, je ne vois personne si philosophe que vous : vous êtes plus grave dans vos discours que Plutarque, vous dites plus de sentences que Sénèque ; vous faites plus de réflexions que Montaigne. Au moindre accident, au moindre embarras qui vous survient, tout conseil vous abandonne, vous renoncez à votre raison, pour vous livrer à des gens qui n’en ont point, ou qui font leur intérêt de votre perte. C’est trop, c’est trop, Madame, que de donner deux fois la même comédie dans une famille. Et pourquoi vous êtes-vous tant étonnee que Mme la Connétable ait quitté Turin, où elle n’avoit que la protection de M. le duc de Savoie sèche et nue ? Pourquoi vous en êtes-vous tant étonnée, si vous êtes capable aujourd’hui de quitter celle du roi d’Angleterre, aussi assurée par sa puissance, que solide par ses bienfaits ?

Malgré toutes mes raisons, si nettes et si fortes, j’ai peur que vous n’ayez les yeux fermés à vos intérêts ; malheureuse de ne pas voir en Angleterre ce qui vous convient, plus malheureuse de ne voir que trop ce qui vous convenoit quand vous en serez sortie ! Les lumières vous reviendront quand vous aurez perdu les moyens de vous en servir. Tant que vous serez en ce royaume, à la ville, à la campagne, en quelque lieu que ce soit, vous pouvez raccommoder vos affaires, toutes gâtées qu’elles sont : après l’embarquement, nulle ressource. Il faut aller en des lieux où vous ne trouverez ni satisfaction, ni intérêt ; où vous trouverez vos imaginations trompées, où vous trouverez pour vous tourmenter le sentiment d’une misère présente, et le souvenir d’une félicité passée.

Vous n’aimez pas les exemples, Madame, mais je n’aurai nul égard à votre aversion, pour vous dire que la reine de Bohème4, au sortir de l’Angleterre, a traîné une nécessité vagabonde de nation en nation, et que Marie de Médicis, mère et belle-mère de trois grands rois5, est allé mourir de faim à Cologne. Je vous regarde, Madame, les larmes aux yeux, comme une personne sacrifiée, si vous n’avez pas la force de vous sauver du sacrifice. Faites autant pour vous qu’a fait Racine pour Iphigénie : mettez une épitaphe en votre place, et venez réjouir les honnêtes gens de votre salut et de sa perte.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. ce qui a été dit, dans l’Introduction historique, sur le logement de Mme Mazarin, à Londres.

2. Fameuse magicienne, sœur de l’enchenteur Arcalaüs, dans Amadis de Gaule.

3. Le prince Philippe de Savoie, qui avoit tué Banier, et qui étoit poursuivi, pour ce fait.

4. Élisabeth Stuart, fille de Jacques Ier, épouse de Frédéric V, électeur palatin, élu roi de Bohême, et qui perdit tous ses États au début de la guerre de Trente ans.

5. Mère de Louis XIII, belle-mère de Philippe IV, roi d’Espagne, et de Charles Ier, roi d’Angleterre.