Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Si je venois un jour… »)

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XXXVI. Lettre à la duchesse Mazarin, 1678.


À LA MÊME.
(1678.)

Si je venois un jour, pénétré de vos charmes,
Me mettre à vos genoux, et répandre des larmes,
Pour obtenir de vous la grâce d’un baiser,
Pourriez-vous me le refuser ?
Le pourriez-vous en conscience ?
Répondez, répondez, Hortense.
Las ! il y va de mon trépas :
Pour Dieu, ne me refusez pas.
Donnez-le moi par complaisance,
Ou prenez-le par pénitence,
Comme une sainte affliction,
Propre pour la dévotion,
De ce triste temps de carême ;
Ce temps où chacun, le teint blême,
Le cœur contrit, les yeux en pleurs,
Cherche la peine et les douleurs.
Baiser, aux âmes salutaire,
Plus que jeûner et porter haire ;
Baiser, devant Dieu précieux,
Tu conduirois Hortense aux cieux,
Et l’établirois dans la gloire,
Sans passer par le purgatoire.
Qu’à la Trappe, des réformés,
D’un zèle indiscret animés,
Ne mangent rien qu’herbe et légume,
Aillent nu-pieds et prennent rhume,
Couchent sans chemise et sans draps,
De leurs austérités je ne fais pas grand cas ;
Mais consoler une vieillesse
D’un petit effet de tendresse ;
Prendre soin de mes pauvres sens
Tout infirmes, tout languissans,
Et ranimer ma froide masse
Par la chaleur de quelque grâce,
C’est une sainte charité,
C’est un office mérité,
Qui de tout péché rendroit quitte
La plus criminelle beauté.
Merveille de nos jours, ô belle et sage Hortense
Qui, pour vivre sans crime, ignorez les remords,
Ne vous fiez pas trop à la simple innocence ;
Pour le salut de l’âme, il faut haïr le corps,
Gêner ses appétits, se faire violence ;
Il faut faire sur vous de vertueux efforts :
Et me baiser, madame, en est un que je pense
Beaucoup plus cher à Dieu que n’est la continence.

Après vous avoir demandé un baiser en vers, je vous en demanderai un en prose, dont je vous sollicite autant pour votre intérêt que pour le mien. Ce sera le dernier effet de la piété, ou le dernier effort de la raison ; et il ne tiendra qu’à vous d’être la plus grande sainte, ou la plus grande philosophe qu’on vit jamais. Priver nos sens de certains plaisirs, est un commencement de sagesse ; vaincre leur répugnance et leurs dégoûts, c’est la perfection de la vertu. Que n’avez-vous été pécheresse ? vous auriez une belle occasion d’être pénitente. Faut-il que votre innocence soit un obstacle à votre sainteté et à mon bonheur ! Mais il n’y a rien qui ne se puisse réparer. Si le passé n’a aucun droit sur votre repentir, j’espère que l’avenir y aura les siens ; et en ce cas, Madame, je vous propose une espèce d’indulgence, qui regarde les péchés à faire aussi bien que les péchés déjà faits. On porte envie aux injures que vous me dites ; il n’y a personne qui ne voulût être appelé sot, comme je le suis : cependant, Madame, il y a des grâces moins détournées, des grâces plus naturelles, que je voudrois bien recevoir. Tout le monde est présentement dans mes intérêts : Mme Hyde vous tient quitte de l’assiduité que vous lui avez promise à ses couches, pourvu que vous vous portiez de bonne grâce à m’obliger : Mlle de Beverweert est prête à rendre des oracles en ma faveur. Il me semble que je la vois les cheveux en desordre et les coiffes de côté ; que je la vois toute émue de son esprit, toute inspirée de son Dieu, vous dire impérieusement : Baisez le vieillard, REINE, baisez-le.

Que ferez-vous, Madame ? Négligerez-vous les prières, les avertissements, les oracles ? Compterez-vous pour rien mes services des dents que j’ai sauvées1, le charme de vos oreilles que j’ai découvert ? Compterez-vous pour rien les précipices où je me suis jeté, les périls que j’ai courus, les douleurs que m’a données votre maladie : douleurs qui égaloient pour le moins les vôtres ? Mais ce qui est le plus important, n’aurez-vous aucun soin de votre salut ? S’il est ainsi, Madame, plus de sainteté, plus de sagesse, plus de reconnoissance, plus de justice. Adieu toutes les vertus. Vous serez comme une simple femme, comme une petite coquette, à qui une ride fait peur, et que des cheveux blancs peuvent effrayer.

Mais je m’alarme avec bien peu de raison. Vous n’avez rien des foiblesses de votre sexe. Votre âme tout à fait maîtresse de vos sens, peut les obliger, malgré eux, à faire mes plaisirs, sans songer aux vôtres.

Je viens, pénétré de vos charmes,
Vous demander avec des larmes,
La grâce d’un simple baiser ;
Pouvez-vous me le refuser ?



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. M. de Saint-Evremond empêcha Mme Mazarin de se faire arracher quelques dents.