Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Si vous trouvez des extravagances… »)

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XXXIII. Lettre à la duchesse Mazarin, 1676.



XXXIII.

LETTRE À LA MÊME.
(1676.)

Si vous trouvez des extravagances dans le petit livre que je vous envoie, vous êtes obligée de les excuser, puisque vous m’avez ôté le jugement qui m’auroit empêché de les écrire. J’ai passé ma vie avec des personnes fort aimables, à qui j’ai l’obligation de m’avoir laissé tout le bon sens dont j’avois besoin pour estimer leur mérite, sans intéresser beaucoup mon repos : j’ai bien sujet de me plaindre de vous, de m’avoir ôté toute la raison qu’elles m’avoient laissée.

Que ma condition est malheureuse ! J’ai tout perdu, du côté de la raison ; du côté de la passion, je ne vois rien pour moi à prétendre. Demanderois-je que vous aimiez une personne de mon âge ? Je n’ai pas vécu d’une manière à pouvoir espérer un miracle en ma faveur. Si le mérite de mes sentiments obtenoit de vous un regret que je sois vieux, et un souhait que je fusse jeune, je serois content. La grâce d’un souhait est peu de chose, ne me la refusez pas. Il est naturel de souhaiter que tout ce qui nous aime soit aimable.

Il ne fut jamais de passion si désintéressée que la mienne. J’aime les personnes que vous aimez, et je n’aime pas moins ceux qui vous aiment. Je regarde vos amants comme vos sujets, au lieu de les haïr comme mes rivaux : ce qui est à vous m’est plus cher, que ce qui est contre moi ne m’est odieux. Pour ce qui regarde les personnes qui vous sont chères, je n’y prends guère moins d’intérêt que vous : mon âme porte ses affections et ses mouvements où vont les vôtres. Je m’attendris de votre tendresse, je languis de vos langueurs. Les chants les plus passionnés des opéras ne me touchent plus d’eux-mêmes ; ils ne font d’impression sur moi que par celle qu’ils ont faite sur vous. Je suis touché de vous voir touchée ; et ces soupirs douloureux qui vous échappent, coûtent moins à votre cœur qu’ils ne coûtent au mien.

J’ai peu de part à faire vos peines, et j’en ai autant que vous à les souffrir. Quelquefois vous produisez en nous une passion différente de celle que vous avez voulu exciter. Si vous récitez les vers d’Andromaque, vous donnez de l’amour, avec les sentiments d’une mère qui ne veut donner que de la pitié : vous cherchez à nous rendre sensibles à ses infortunes, et vous nous trouvez sensibles à vos charmes. Les choses tristes et pitoyables rappellent nos cœurs secrètement à la passion qu’ils ont pour vous ; et la douleur que vous exigez pour une malheureuse, devient un sentiment naturel de nos propres maux.

On ne le croiroit pas sans en avoir fait l’expérience : les matières les plus opposées à la tendresse, prennent un air touchant dans votre bouche : vos raisonnements, vos disputes, vos contestations, vos colères ont leurs charmes ; tant il est difficile de trouver rien en vous qui ne contribue à la passion que vous inspirez. Il ne sort rien de vous qui ne soit aimable : il ne se forme rien en nous qui ne soit amour.

Une réflexion sérieuse vient m’avertir que vous vous moquerez de tout ce discours ; mais vous ne saurez vous moquer de mes foiblesses, que vous ne soyez contente de votre beauté ; et je suis satisfait de ma honte, si elle vous donne quelque satisfaction. On sacrifie son repos, sa liberté, sa fortune, la gloire ne se sacrifie point, dit Montaigne. Je renonce ici à notre Montaigne, et ne refuse pas d’être ridicule pour l’amour de vous ; mais on ne sauroit vous faire un sacrifice de cette nature-là : il ne peut y avoir de ridicule à vous aimer. Un ministre renonce pour vous à sa politique, et un philosophe à sa morale, sans intéresser leur réputation. Le pouvoir d’une grande beauté justifie toutes les passions qu’elle sait produire ; et après avoir consulté mon jugement autant que mon cœur, je dirai, sans craindre le ridicule, que je vous aime.