Lettre de Saint-Évremond à madame *** (« Il n’y a rien de si honnête qu’une ancienne amitié… »)

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Lettre de Saint-Évremond à madame *** (« Il n’y a rien de si honnête qu’une ancienne amitié… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 10-11).


IV.

LETTRE À MADAME ***.

Il n’y a rien de si honnête qu’une ancienne amitié, et rien de si honteux qu’une vieille passion. Détrompez-vous du faux mérite d’être fidèle, et croyez que la confiance est la chose du monde qui fait le plus de tort à la réputation d’une beauté. Qui sait si vous n’avez voulu aimer qu’une seule personne, ou si vous n’avez pu avoir qu’un seul amant ? Vous pensez pratiquer une vertu, et vous nous faites soupconner plusieurs défauts.

Mais que d’ennuis accompagnent toujours cette misérable vertu ! Quelle difference des dégoûts de votre attachement à la délicatesse d’une passion naissante ! Dans une passion nouvelle, vous trouverez toutes les heures délicieuses. Les jours se passent à sentir de moment en moment qu’on aime mieux. Dans une vielle habitude, le temps se consume ennuyeusement à aimer moins. On peut vivre avec des indifférents, ou par bienséance, ou par la nécessité du commerce : mais comment passer la vie avec ceux qu’on a aimés, et qu’on n’aime plus ?

Il ne me reste que quatre mots à vous dire, et je vous prie d’y faire réflexion. Si vous trouvez agréable ce qui doit déplaire, c’est méchant goût ; si vous n’avez pas la résolution de quitter ce qui vous déplait, c’est foiblesse. Mais faites ce qui vous plaira, vous serez aisément justifiee auprès de moi ; il n’y a point de foible que je ne vous pardonne, sans me croire fort indulgent[1].

  1. Saint-Évremond, qui professe ici des maximes suivies avec tant d’exactitude par Ninon de Lenclos, son élève, n’a point été lui-même aussi constant dans sa pratique, ni toujours si dégagé dans son langage. Voy. notre Introduction.