Lettre de Saint-Évremond à madame *** (« Je me souviens qu’allant à l’armée… »)

La bibliothèque libre.
Lettre de Saint-Évremond à madame *** (« Je me souviens qu’allant à l’armée… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 3-5).


I.

LETTRE À MADAME ***[1].

Je me souviens qu’allant à l’armée, je vous priai d’aimer le Chevalier de Grammont, si j’ëtois assez malheureux pour y mourir, en quoi je suis si bien obéi, que vous ne le haïssez pas durant ma vie, pour apprendre à le bien aimer après ma mort. Vous êtes ponctuelle à garder mes ordres ; et si je continue à vous donner la même commission, il y a de l’apparence que vous l’exécuterez avec un grand soin.

Vous croyez que je veux cacher sous un faux ridicule une véritable douleur ; et dans la connoissance que vous avez de ma passion, vous aurez de la peine à vous persuader que je souffre un rival, sans jalousie. Mais peut-être ne savez-vous pas que si je n’ose me plaindre de vous, pour vous aimer trop, je n’oserois me plaindre de lui, pour ne l’aimer guère moins ; et s’il faut de nécessité me mettre en colère, apprenez-moi contre qui je me dois fâcher davantage, ou contre lui, qui m’enlève une maîtresse, ou contre vous, qui me volez un ami.

Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas en peine de m’apaiser. J’ai trop de passion pour donner rien au ressentiment ; ma tendresse l’emportera toujours sur vos outrages. J’aime la parfide, j’aime l’infidèle, et crains seulement qu’un ami sincère ne soit mal avec tous les deux. Adieu.

  1. Je crois que cette lettre et la suivante sont adressées à la comtesse d’Olonne. Voy. notre Introduction et l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy Rabutin. La comtesse s’est mariée en 1652 ; elle avoit été jusques là l’objet des poursuites inutiles des plus séduisants personnages de son temps, de Retz, du marquis de Beuvron, et d’autres, « ce qui doit étonner, dit le malin coadjuteur, ceux qui n’ont point connu Mademoiselle de la Loupe, et qui n’ont ouï parler que de la comtesse d’Olonne. » Elle étoit alors intimement liée avec Mademoiselle de la Vergne, qui fut plus tard Madame de La Fayette. On la comptoit parmi les femmes les plus attrayantes de la société de Mademoiselle, où elle fut recherchée par les plus beaux esprits du temps. Saint-Évremond, quoique très-lié avec le comte d’Olonne, soupira pour la comtesse, et Bussy l’a désigné parmi ses premiers amants heureux. Saint-Évremond s’éloigna d’elle lorsqu’elle fut trop affichée, mais il demeura son ami, même en un temps où la réputation de la comtesse dispensoit tant de monde de toute retenue envers elle. Saint-Évremond ne pardonna point à Bussy de l’avoir nommé dans l’histoire d’Ardelise, et sa délicatesse s’est même refusée à la nommer ici, en tête des lettres qu’il lui adressoit. La comtesse d’Olonne la plus étourdie des femmes, a beaucoup prêté à la médisance, mais on a été trop généreux à le lui rendre. Bussy lui-même a dit, avec esprit, qu’elle avoit perdu sa réputation bien avant d’avoir perdu son honneur.