Lettre de Saint-Évremond au comte Magalotti

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CXXVI. Lettre au comte Magalotti, 1703.


LETTRE À M. LE COMTE MAGALOTTI, CONSEILLER
D’ÉTAT DU GRAND-DUC DE TOSCANE.
(1703.)

Que vous êtes heureux, Monsieur ! Il y a plus de trente ans que j’ai l’honneur de vous connoître : vos années vous ont fait avoir beaucoup d’expérience, beaucoup de considération, sans vous avoir rien ôté de la vigueur du corps et de l’esprit : les miennes, plus nombreuses à la vérité, m’ont été moins favorables. Elles ne m’ont rien laissé de la vivacité que j’ai eue, et du meilleur tempérament du monde que j’avois. Au reste, Monsieur, je vous suis fort obligé de m’avoir écrit en italien : si vous aviez pris la peine de m’écrire en françois, vous m’eussiez laissé la honte de voir un étranger entendre beaucoup mieux que moi la beauté et la délicatesse de ma langue. Il est vrai que presque toutes les nations de l’Europe auroient partagé cette honte-là, car il n’y en a point dont vous ne parliez la langue, plus élégamment que leurs plus beaux esprits ne sauroient faire.

Je vous aurai fait beaucoup tort, dans l’opinion qu’avoit M. le marquis Rinuccini1 de votre discernement : la réputation que vous m’avez voulu donner, auprès de lui, aura gâté la vôtre. On est fort satisfait de lui, en cette cour : de sa personne, de son procédé, et de sa conversation. J’y ai trouvé tout l’agrément qu’on pourroit désirer. M. le cavalier Giraldi, qui est bien ici avec tout le monde, lui donne toutes ses connoissances, dont il n’aura que faire quand il voudra se montrer : sa présence le met hors d’état d’avoir besoin de bons offices. Avant que de finir, je vous supplierai, Monsieur, de faire valoir, auprès de S. A. R., la profonde reconnoissance que je conserverai, jusqu’au dernier moment, de toutes les bontés qu’elle a eues pour moi. Je dois aux libéralités de son bon vin de Florence, mes dernières années, que j’ai passées avec assez de repos. Après que vous m’aurez acquitté de ce premier devoir, qui m’est le plus précieux du monde, vous aurez la bonté d’assurer M. le commandeur Del Bene, de l’estime que j’aurai toute ma vie pour son mérite. Je ne vous donnerai point de nouvelles assurances des sentiments que vous me sûtes inspirer, dès le moment que j’eus l’honneur de vous connoître. Je finirai par l’état où je me trouve, depuis longtemps : ces six vers que j’ai faits autrefois2 vous l’expliqueront.

Je vis éloigné de la France,
Sans besoin et sans abondance,
Content d’un vulgaire destin :

J’aime la vertu sans rudesse,
J’aime le plaisir sans mollesse,
J’aime la vie et n’en crains pas la fin.

Aussi malade que je le suis aujourd’hui, je devrois la souhaiter, au lieu de la craindre ; mais si je passe une heure, sans souffrir, je me tiens heureux. Vous savez que la cessation de la douleur est la félicité de ceux qui souffrent. Je trouve que la mienne est suspendue, quand je suis assez heureux pour vous entretenir.

Saint-Évremond est mort peu de jours après cette lettre, le 20 septembre 1703, âgé de quatre-vingt-treize ans.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Envoyé extraordinaire du grand-duc. Il étoit venu en Angleterre, pour complimenter la Reine sur son avènement à la couronne (1702).

2. Voy. sup., le sonnet adressé à Mlle de Lenclos, tome II, p. 547.