Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« S’il étoit bien vrai que M. de Lionne le Ministre… »)

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Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« S’il étoit bien vrai que M. de Lionne le Ministre… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 74-77).


XXIII.

AU MÊME.

S’il étoit bien vrai que M. de Lionne le Ministre, agréât, comme vous dites, ces petits ouvrages que je vous ai adressés, le plaisir de toucher un goût aussi délicat que le sien, effaceroit aisément le chagrin de ma disgrâce ; et je me tiendrois obligé au malheur de mon exil, où, manque de divertissements, je m’occupe à des bagatelles de cette nature-là. S’il n’est pas satisfait de la peinture que j’ai faite de ses belles qualités, qu’il s’en prenne à son mérite, que je n’ai pu assez heureusement exprimer. Pourquoi est-il si habile et si honnête homme ? J’aime mieux lui voir plus de capacité et de délicatesse que je ne lui en donne, que de le faire plus capable et plus délicat que je ne le trouverois. Il lui arrive la même chose qu’à ces femmes trop belles qui laissent toujours quelque chose à désirer dans leurs portraits ; elles doivent être ravies de ruiner la réputation de tous les peintres.

Madame Bourneau m’a fait un très-méchant tour, d’avoir montré un sentiment confus que je lui avois envoyé sur l’Alexandre : c’est une femme que j’ai fort vue en Angleterre, et qui a l’esprit très-bien fait : elle m’envoya cette pièce de Racine, avec prière de lui en écrire mon jugement. Je ne me donnai pas le loisir de bien lire sa tragédie, et je lui écrivis en hâte ce que j’en pensois, la priant, autant qu’il m’étoit possible, de ne point montrer ma lettre. Moins religieuse que vous à se gouverner selon les sentiments de ses amis, il se trouve qu’elle l’a montrée à tout le monde, et qu’elle m’attire aujourd’hui l’embarras que vous me mandez. Je hais extrêmement de voir mon nom courir par le monde presqu’en toutes choses, et particulièrement en celles de cette nature. Je ne connois point Racine ; c’est un fort bel esprit, que je voudrais servir ; et ses plus grands ennemis ne pourroient pas faire autre chose que ce que j’ai fait sans y penser. Cependant, Monsieur, s’il n’y a pas moyen d’empêcher que ces petites pièces ramassées ne s’impriment, comme vous me le mandez, je vous prie que mon nom n’y soit pas. Il vaut mieux qu’elles soient imprimées comme vous les avez, et le plus correctement qu’il est possible, que dans le désordre où elles passent de main en main jusqu’à celles d’un Imprimeur.

Je ne vous recommande point de ne donner à personne cette justification détournée de ce que je fis à Saint Jean de Luz[1] : vous en connoissez les raisons aussi bien que moi. J’ai prétendu louer celui qui règne, mais je ne sais pas si on veut de mes louanges ; vous ne donnerez pas aussi le petit portrait que vous ne copiâtes pas tout à fait. Du reste, tout est à vous, vous en userez comme il vous plaira. Vous m’obligeriez pourtant d’employer toute votre industrie, pour empêcher que rien du tout ne s’imprimât. En cas que vous ne le puissiez pas, vous en userez de la manière qui vous semblera la meilleure.

Vos lettres sont si polies et si délicates, que les Imprimeurs de ce pays-ci aussi empressés que ceux de France, ne manqueroient pas de me les demander, s’ils savoient que j’eusse quelque chose d’aussi bien fait et d’aussi poli. Dans la vérité, on ne peut pas mieux écrire que vous faites, ni si bien agir dans l’intérêt de vos amis. Quelqu’envie que j’aie de revoir la France, je ne voudrois pas être retourné avant que de vous avoir connu, autant par la rareté de trouver un ami si soigneux, si passionné, que par la douceur du commerce. Pour les louanges d’Attila, vous les rendez plus ingénieuses que je n’ai prétendu. La vérité est que la pièce est moins propre au goût de votre cour, qu’à celui de l’antiquité ; mais elle me semble très-belle. Voilà bien des bagatelles dont je me dispenserois, si la confiance d’une amitié fort étroite n’admettoit dans le commerce jusqu’aux moindres choses.

  1. Il s’agit ici de la Lettre sur la paix des Pyrénées. Voy. la lettre de Saint-Evremond adressée à M. le comte de Lionne, mais écrite pour être montrée à M. le marquis de Lionne, sup., p. 51.