Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Si je ne consultois que la discrétion… »)

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Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Si je ne consultois que la discrétion… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 90-91).


XXIX.

AU MÊME[1].

Si je ne consultois que la discrétion, je pourrois vous épargner la fatigue de recevoir de mes lettres, et la peine que vous donnera une réponse que, par honnêteté, vous me voudrez faire : mais, comme je suis homme à songer autant à mon plaisir qu’au vôtre, vous trouverez bon que je prenne celui que j’ai de vous entretenir ; et tout ce que je puis faire pour vous, Monsieur, est de n’en pas abuser par un trop fréquent usage. Si vous saviez la peine que j’ai à me contraindre là-dessus, vous me pardonneriez aisément ce que je fais, par la violence que je me donne à n’en pas faire davantage.

Je suis revenu dans une Cour, après avoir été quatre ans dans une république, sans plaisir, ni douceur ; car je crois que la Haye est le vrai pays de l’indolence. Je ne sais comme j’ai ranimé mes sentiments : mais enfin, il m’a pris envie de sentir quelque chose de plus vif ; et quelqu’imagination de retourner en France, m’avoit fait chercher Londres comme un milieu entre les Courtisans François et les Bourguemestres de Hollande. Jusqu’ici, je pouvois demeurer dans la pesanteur, ou, pour parler plus obligeamment, dans la gravité de messieurs les Hollandois : car je ne me trouve guère plus avancé vers la France que j’étois ; et l’étude de vivacité que j’ai faite, nuit fort à mon repos et me recule de l’indolence, sans m’avancer vers les plaisirs. J’entends celui que je m’imaginois à vous voir à Paris, ne laissant pas, à dire le vrai, d’en trouver ici parmi beaucoup d’honnêtes gens.

M. le duc de Buckingham, votre ami, m’a dit que j’avois beaucoup d’obligation à M. de Lionne le Ministre. Je vous supplie, Monsieur, de lui rendre mille grâces de ma part. Je suis un de ses admirateurs ; mais mon admiration ne vaut pas la peine qu’il s’est donnée, et la seule générosité l’a fait agir si noblement. Je vous conjure d’en avoir assez pour vous souvenir quelquefois de votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Saint-Évremond écrivit cette lettre après son retour en Angleterre en 1670.