Lettre de Saint-Pétersbourg sur le choléra-morbus

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St-PÉTERSBOURG.[1]Lettre sur le choléra-morbus – Si la marche progressive du choléra-morbus depuis les limites les plus reculées de l’Inde jusqu’aux frontières occidentales de l’empire prouve sa propriété éminemment transmissible et contagieuse, son séjour et sa stagnation pendant plusieurs années consécutives dans le gouvernement d’Orembourg et vers l’embouchure du Volga établissent sa tendance à se naturaliser en Russie : d’un autre côté, l’irruption générale et envahissante qui a eu lieu vers le printemps de l’année dernière démontre sa propriété expansive sur les différentes populations de l’Europe, sous quelque condition de climat, de latitude et de localité qu’elles se trouvent.

Affectant plus spécialement le peuple et toutes les classes indigentes de la société, il est naturel de voir dans les conditions relatives au genre de vie, aux occupations, aux habitudes de propreté, aux différences qui résultent de l’abondance ou des privations, les causes qui favorisent ou empêchent son invasion chez les individus.

L’observation médicale appliquée à l’organisation physique de la classe inférieure en Russie a signalé l’existence d’un fait qui doit trouver ici sa place. Inerte et apathique, le paysan russe aux prises avec la maladie se trouve dès son début, accablé et comme anéanti par elle : il cherche vainement dans sa constitution une force active de résistance, de sorte que, quoique plus robuste en apparence, sa nature est moins vivace que celle des habitans d’autres pays où le système nerveux est plus développé.

La principale cause de cette atonie remarquable doit être attribuée à l’usage immodéré des boissons fortes et des liqueurs. Or ces liqueurs n’étant autre chose que de l’alcool de grains, substance extrêmement diffusible, amènent presque instantanément un état complet d’ivresse qui n’est point accompagné de ces effets toniques produits sur l’organisation par le vin ou les esprits qui en proviennent, mais dont la terrible conséquence est à la fois l’abrutissement moral et une sorte de léthargie physique.

De là résulte pour le peuple, en Russie, une plus grande tendance à contracter les maladies du genre du choléra-morbus, et à les ressentir dans une plus grande intensité.

Ces considérations préliminaires, déduites des faits généraux et des circonstances locales, doivent diriger l’appréciation des probabilités de la propagation du choléra-morbus au-delà des localités actuellement envahies.

Pour atteindre ce dernier but, il faudra rechercher d’abord si l’amélioration momentanée de l’état sanitaire, dans le cas où elle existerait réellement, n’est pas plutôt l’effet de la marche naturelle de la maladie et du retour de l’hiver, que le résultat des moyens employés pour la combattre, ou le présage de sa disparition complète ; puis, si la confiance que témoigne aujourd’hui le gouvernement russe est fondée sur une conviction certaine et des données positives. La diminution de la maladie dans ses attributs de gravité, de fréquence et de contagion, est un effet naturel qu’on remarque dans toutes celles qui se développent en grand sur les masses. Elles ont leur période d’accroissement, leur terme de plus haute intensité, ainsi que leur déclin. Considérées dans leur ensemble, elles agissent sur le corps social comme une affection spéciale sur un individu isolé. C’est un accès qui commence, qui s’accroît et qui finit, mais qui peut, après un intervalle de repos plus ou moins long, être suivi d’une autre crise que distingueront les mêmes phases.

Par suite de ce phénomène dont l’expérience a démontré la légalité, mais dont l’opinion commune n’a pu reconnaître l’existence, le choléra-morbus, déclaré d’abord contagieux et même regardé tacitement comme pestilentiel, est presque généralement considéré aujourd’hui comme ayant perdu ces attributs redoutables. D’où peut toutefois provenir une opinion si rassurante ? Les découvertes médicales ont-elles jeté de nouvelles lumières sur cette maladie ? A-t-on déterminé sa nature, ses causes, ses effets ? En connaît-on mieux aujourd’hui le principe ou l’origine ? L’observation scientifique enfin a-t-elle indiqué des moyens préservatifs ou des méthodes curatives d’une incontestable efficacité ? Jusqu’à ce moment, il faut bien l’avouer, le silence de la médecine autorise à penser que ce n’est pas sur sa conviction que l’on se fonde pour se livrer avec confiance aux chances de l’avenir.

Les médecins, en effet, ne voient dans la situation présente qu’un assoupissement naturel de la maladie, non plus sur un seul point, comme dans les années précédentes, non plus sur les confins de l’Asie, mais dans un nombre incalculable de foyers, dans le centre, au sud, à l’ouest de l’empire, en sorte qu’il suffira désormais d’une réunion de circonstances favorables à son développement pour occasionner une irruption générale dans tout l’occident de l’Europe.

D’après leur opinion, on peut donc regarder la position sanitaire de la Russie et des états limitrophes, comme éminemment critique et appelant les plus sérieuses méditations. Il suffit, pour s’en convaincre, d’énumérer les conditions probables d’une extension rapide du mal, d’apprécier l’ensemble effrayant qu’elles offriront au retour du printemps prochain, lorsque les causes naturelles viendront se combiner avec celles qu’offrent déjà les circonstances particulières du moment actuel.

D’une part, nous voyons la maladie disséminée depuis les rives de la mer Caspienne et de la mer Noire jusqu’aux bords de l’Oka et aux frontières de la Pologne, tandis que la prévoyance de l’administration impériale, au lieu de doubler les moyens de préservation, est subitement absorbée par d’autres sollicitudes.

De l’autre, la marche des troupes, le transport des subsistances et du matériel, le mouvement occasionné par la concentration sur un seul point d’une armée de deux cent mille hommes, rendent nécessaires un contact et des communications qui ne permettent plus de régulariser le service sanitaire. On a donc presque partout supprimé les quarantaines. Déjà plusieurs localités, parmi lesquelles on cite la ville de Toula, ont senti les effets de cette mesure intempestive, et sont aujourd’hui envahies par la contagion. Cependant la saison actuelle est bien moins favorable au développement du choléra-morbus, que ne le sera le printemps qui va commencer.

C’est alors que pourront se réunir tous les élémens d’un désastre immense et général, et leur influence n’étant plus combattue par un système de préservation, jugé désormais inutile, il est impossible de prévoir où pourra s’arrêter la contagion.

Telles sont les conséquences probables des nouvelles instructions adressées aux gouverneurs des provinces, et particulièrement aux autorités de Moscou. De ce que le nombre des malades a progressivement diminué pendant le mois dernier, on a tiré l’étrange conclusion que le mal était extirpé jusque dans sa racine. « Le choléra-morbus, dit un des derniers bulletins de Moscou, étant presque entièrement » éteint, on a jugé convenable de lever les quarantaines extérieures, et désormais les précautions sanitaires seront concentrées dans la ville. » Il n’y a plus aujourd’hui, de Saint-Pétersbourg à Moscou, de cordons sanitaires qu’à la hauteur de Tzarskoe-Zelo et sur la frontière des gouvernemens de Tver et de Moscou. Du reste, les communications sont libres entre les diverses provinces et la seconde de ces capitales. Ses relations commerciales, long-temps suspendues, sont aujourd’hui reprises, et l’on propage ainsi une sécurité trompeuse sur la foi de la presque entière extinction d’une maladie contagieuse.

Et cependant, tandis qu’Astrakan, Nijnei, Saratow et Moscou jouissent d’une tranquillité temporaire, le choléra-morbus se porte avec une activité nouvelle aux frontières occidentales de l’empire. C’est là qu’il prépare peut-être son invasion la plus terrible. Les foyers existent : les troupes se concentrent ; la guerre avec tous les maux qu’elle entraîne à sa suite, les marches forcées, les dangereuses nuits du bivouac, la mauvaise nourriture, toutes les intempéries des saisons, et pour surcroît de misère, une agglomération de population juive, avec sa malpropreté native, son activité, ses habitudes avides et mercantiles, tout se réunit, tout s’accumule pour recéler d’abord, pour produire et pour propager plus tard cet épouvantable fléau.

Toutefois un coup-d’œil rapide sur l’historique de la maladie et sur l’aspect qu’a présenté, pendant l’année dernière, l’état sanitaire de la Russie, pourra servir à démontrer qu’il eût été possible d’élever alors des barrières insurmontables au choléra-morbus.

Dans le cours de son incursion, on le voit partout se propager chez des populations nouvelles, par la communication des individus, le transport des denrées et l’inobservation des réglemens préservateurs. Il apparaît à Astrakan, vers l’été de 1823, importé par des caravanes venues de l’Inde, en traversant la Perse. Aussitôt des mesures sévères et bien entendues sont arrêtées par une administration clairvoyante. Un médecin actif, éclairé, entreprenant, le docteur Rehmann, demande des pleins pouvoirs : il se fait fort de circonscrire le mal et de l’empêcher de sortir d’Astrakan. On le laisse agir ; il tient sa promesse. La maladie semble éteinte ; elle n’était qu’assoupie. Cependant on néglige les précautions d’abord prescrites ; le mal reparaît plus tard. On le comprime encore ; mais il n’y a plus d’ensemble dans les mesures, et l’autorité qui doit veiller au salut du pays n’est plus concentrée dans des mains aussi prévoyantes. Dès lors, le mal n’étant plus contenu par des liens suffisans, s’échappe et se répand de toutes parts. Les quarantaines qui doivent préserver les localités saines ne sont d’abord établies que dans des lieux infectés : la contagion les précède à Saratov, à Nijnei, dans le Caucase, en Crimée ; le service sanitaire ne s’organise pas pour prévenir : ce ne sont plus des cordons pour arrêter le mal, mais seulement des ambulances pour traiter les malades. À Moscou même, malgré l’importance de cette seconde capitale de l’empire, malgré la marche régulière du fléau qui s’avance progressivement vers elle, on semble, jusqu’au dernier moment, n’en pas croire l’irruption possible, et l’on ferme les portes que quand il est déjà dans la ville ; encore faut-il la présence du souverain lui-même pour que les lignes, tardivement posées, soient maintenues. Elles le sont, grâce à l’empereur. Dès ce moment, la maladie, confinée dans l’intérieur, ne sort plus des barrières : malgré leur inquiétante proximité, Tver, Toula, Smolensk sont préservées. Bientôt on isole les différens quartiers de Moscou. Lorsqu’on adopta cette mesure, plusieurs de ces quartiers n’avaient pas ressenti les atteintes du choléra-morbus ; il n’y a point pénétré : bien plus, des faubourgs entiers, pendant trois mois de contagion, n’ont pas compté un seul malade.

En résumant les conséquences naturelles des considérations qui précèdent, on doit donc reconnaître :

Que depuis son invasion en Russie, jamais le choléra-morbus n’a offert plus de chances fâcheuses, et que, sous le rapport médical, l’administration, loin d’être fondée à négliger les soins de la prévoyance sanitaire, aurait dû redoubler de zèle et d’activité pour en diriger plus efficacement l’application ;

Que les connaissances scientifiques sur la nature de cette contagion, sur les moyens curatifs à employer contre elle, étant restées stationnaires au milieu des progrès du mal, on ne trouve dans les circonstances présentes que des causes probables de plus grands désastres ; car :

1o Les foyers anciens de la contagion ne sont pas éteints, et ne sont plus surveillés ;

2o Ceux qui se sont formés nouvellement réunissent plus de conditions favorables à l’extension du mal ;

3o L’influence de la chaleur et de l’humidité de la saison prochaine doit augmenter encore ses causes de propagation et d’intensité ;

4o Toutes les causes naturelles venant se combiner avec les circonstances particulières les plus défavorables, il doit en résulter un danger imminent de contagion pour les états limitrophes.

Il faut enfin reconnaître que la véritable raison des dernières mesures adoptées par le gouvernement, ne pouvant se déduire des faits relatifs à l’état sanitaire, doit résider dans la nécessité de satisfaire à des intérêts d’une autre espèce, qu’on regarde comme plus pressans.

Les médecins les plus sages et les plus éclairés sont unanimes dans leurs craintes ; ils ne trouvent que des explications politiques à donner aux dernières décisions du gouvernement impérial. La possibilité d’une nouvelle et plus terrible invasion de la maladie, vers le printemps prochain, leur semble démontrée, et la marche constante que, depuis son départ des Indes, le choléra-morbus a suivie vers l’ouest, leur inspire des inquiétudes réelles pour la préservation de l’Occident continental.

Au reste, si le choléra-morbus approchait de l’Allemagne, la prudence et l’activité que déploieraient contre la contagion les gouvernemens ainsi que les populations de ces contrées, serviraient de premier rempart à la France, et lui laisseraient le temps de fonder sur des bases solides et régulières les garanties de la santé publique.

  1. 27 janvier 1830.