Lettre du 17 août 1654 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 382-387).
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1654

26. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Au camp de Vergès[1], le 17e août 1654.

Vous me mandez si souvent que vous me regretteriez beaucoup si j’étois mort, et je trouve si beau d’être fort regretté de vous, que cela me feroit souhaiter d’être en cet état, sans quelques petites raisons qui m’en empêchent, outre que ne vous ayant jamais surprise en mensonge, j’aime autant vous croire en cette rencontre que d’y aller voir ; et puis il y a grande apparence qu’une personne qui a la larme à l’œil en parlant seulement de la perte d’un de ses bons amis, le pleureroit fort si elle l’avoit effectivement perdu. Je crois donc, ma belle cousine, que vous m’aimez, et je vous assure que je suis pour vous comme vous êtes pour moi, c’est-à-dire content au dernier point de vous et de votre amitié. Ce n’est pas que je demeure d’accord avec vous que votre lettre, toute franche et toute signée, comme vous dites, fasse honte à tous les poulets : ces deux choses n’ont rien de commun entre elles. Il vous doit suffire que l’on approuve votre manière d’écrire à vos bons amis, sans vouloir médire des poulets, qui ne vous ont jamais rien dit. Vous êtes une ingrate, Madame, de les traiter mal, après qu’ils ont eu tant de respect pour vous. Pour moi, je vous l’avoue, je suis dans l’intérêt des poulets, non pas contre vos lettres ; mais je ne vois pas qu’il faille prendre parti entre eux : ce sont deux beautés différentes. Vos lettres ont leurs grâces, et les poulets les leurs ; mais, pour vous parler franchement, si l’on pouvoit avoir de vos poulets, on ne feroit pas tant de cas de vos lettres.

Il est vrai que vous êtes étrangement révoltée contre les coquettes. Je ne sais pas si cela vous durera jusques à cinquante ans. À tout hasard, je me tiendrai en haleine de beaux sentiments, pour les pousser avec vous, si entre ci et ce temps-là vous veniez à vous humaniser ; et en attendant je n’aurai pour vous que la plus belle amitié du monde, puisque vous ne voulez autre chose.

Je suis bien aise que vous soyez satisfaite du surintendant[2], c’est une marque qu’il se met à la raison, et qu’il ne prend plus tant les choses à cœur qu’il faisoit. Quand vous ne voulez pas ce qu’on veut, Madame, il faut bien vouloir ce que vous voulez ; on est encore trop heureux de demeurer de vos amis. Il n’y a guère que vous dans le royaume qui puisse réduire ses amants à se contenter de l’amitié ; nous n’en voyons point qui d’amant éconduit ne devienne ennemi ; et je suis persuadé qu’il faut qu’une femme ait un mérite extraordinaire, pour faire en sorte que le dépit d’un amant maltraité ne le porte pas à rompre avec éclat.

J’admire la constance de M. d’Elbeuf[3] pour Mme de Nesle[4]. Ne voit-il pas ses dents, et, qui pis est, ne les 1654 sent-il point ? J’ai toujours bien cru que l’amour aveugloit, mais je ne savois pas encore qu’il enrhumât. Que sert à Mme d’Elbeuf[5] d’être revenue si belle de Bourbon, si elle ne peut étaler ses charmes dans le monde, et s’il faut qu’elle s’aille enfermer dans Montreuil ? En vérité, c’est une tyrannie effroyable que celle qu’elle souffre ; et je crois qu’après cela on la devroit excuser si elle se vengeoit de son tyran. Il est vrai que je pense qu’elle s’est vengée, il y a longtemps, du mal qu’il lui devoit faire. Comme c’est une femme de grande prévoyance, elle a bien jugé qu’il lui donneroit sujet de plainte quelque jour. Elle n’a pas attendu qu’il primât, et entre nous, je crois que M. d’Elbeuf est sur la défensive.

Nous avons ici Vardes[6], un de ses amants, qui m’a dit qu’il étoit de vos amis, et qu’il vouloit vous écrire. Je sais par M. le prince de Conti qu’il a dessein d’être amoureux cet hiver de Mme de Roquelaure ; et sur cela, Madame, ne plaignez-vous pas les pauvres femmes, qui bien souvent donnent une véritable passion pour un amour de dessein, c’est-à-dire de bon argent pour de la fausse monnoie[7] ? Je crois que Vardes aura de la peine 1654 à cette conquête, non pas tant par la force de la place que par les soins et la vigilance du gouverneur. Au reste, il me fait des avances d’amitié extraordinaires, et si grandes, qu’il m’a obligé, contre la résolution que j’avois faite, de lui promettre amitié. La réputation qu’il a d’être infidèle me faisoit peur ; mais il est des amis de toutes sortes. Si j’ai un secret, celui-là ne le saura pas, et particulièrement si c’est un dessein pour ma fortune à quoi il puisse prétendre : Guarda la gamba[8]. Voilà qui est de mon cru, Madame. Corbinelli[9] est à dix lieues d’ici. Il faut avouer que j’ai un beau naturel de savoir cela sans jamais avoir eu de maître[10].

Vous ne me mandez rien de la marquise d’Uxelles[11]. Cependant elle est de vos bonnes amies, et assez des miennes. Est-ce qu’elle n’est plus à Paris, ou que vous ne m’en voulez pas parler, de peur d’être obligée de me mander ce qu’elle fait ? Écrivez-le-moi, je vous prie, car enfin je l’estime fort et je serai bien aise de faire quelque que chose pour elle. Si elle peut une fois sortir de 1654 condition, je lui en offrirai : j’ai ouï dire que c`est une personne de service[12].

Je suis ravi d’être bien avec Messieurs vos oncles[13]. Jalousie à part, ce sont d’honnêtes gens, mais il n’y a personne de parfait dans le monde ; s’ils n’étoit jaloux, ils seroient peut-être quelque chose de pis. Avec tout cela je ne les crains pas trop, et en voulez-vous savoir la raison, Madame ? c`est que je vous crains beaucoup, et que vous êtes cent fois plus jalouse de vous-même qu’eux.

Toujours quelques douceurs, Madame ; je ne m’en saurois tenir ; mais il n`y a pas de danger, à cette heure que Mme de la Trousse[14] voit mes lettres.

J’oubliois de vous dire que j’écris à M. de Coulanges sur la mort de Madame sa femme[15]. Mme de Bussy me mande que je lui ai bien de l’obligation de ce qu’il a fait pour moi à la chambre des comptes. Ce qui redouble le déplaisir que j’ai de la perte qu’il a faite, c’est que j’appréhende qu’il n’aille devenir mon quatrième rival[16] ; car il y avoit assez de disposition du vivant de sa femme, mais sa considération le retenoit toujours.

Adieu, ma belle cousine, c’est assez badiner pour cette fois. Voici le sérieux de ma lettre : je vous aime de tout mon cœur.

  1. Lettre 26. — i. En Catalogne, sur la rivière de la Ter.
  2. Au lieu du mot surintendant, il y a des points dans le manuscrit de Bussy. On a écrit au-dessus, d’une autre main et d’une autre encre, surintendant Foucquet.
  3. Charles de Lorraine, troisième du nom, prince d’Harcourt en ce temps-là, et plus tard duc d’Elbeuf. Il peut paraître singulier, dit M. Paulin Paris, dans son savant commentaire sur Tallemant (tome IV. p. 311) « de voir Bussy donner au prince et à la princesse d’Harcourt les noms de M. et Mme d’Elbeuf. Celle-ci ne le porta jamais le duc d’Elbeuf son beau-père, lui ayant survécu de trois ans. »
  4. Tallemant (tome VI, p. 449) parle d’un marquis de Rouillac amoureux à soixante-douze ans (vers 1656) d’une « Mme de Nesle, dont on a fort médit avec M. d’Elbeuf, ci-devant le prince d’Harcourt. » Il ajoute que Mme de Nesle mourut quelque temps après. Cette dame de Nesle ne pouvait donc pas être, comme on l’a supposé, Jeanne de Monchi, femme de Louis-Charles de Mailli, morte beaucoup plus tard en 1713. C’est la mère de Jeanne, Madeleine aux-Épaules, fille héritière de René, marquis de Nesle (mort à soixante-quinze ans, en 1650), qui avait apporté ce marquisat dans la maison de Monchi, en épousant en 1627 Bertrand-André de Monchi. Elle le laissa à son fils aîné, Jean-Baptiste de Monchi, marquis de Montcavrel, frère de Jeanne de Monchi ; et Louis-Charles de Mailly l’acheta de son beau-frère, en 1666 seulement.
  5. Anne-Élisabeth, fille du comte de Lannoi, gouverneur de Montreuil en Picardie, veuve du comte de la Roche-Guyon, épousa en secondes noces le prince d’Harcourt (1648), et mourut à vingt-huit ans, le 3 octobre 1654·
  6. François-René Crespin du Bec, marquis de Vardes, gouverneur d’Aigues-Mortes, célèbre par sa faveur et par sa longue disgrâce.
  7. Bussy semble prévoir le sort de Charlotte-Marie de Daillon, sœur du comte du Lude qui devint grand maître de l’artillerie en 1660, et femme de ce duc de Roquelaure que ses bouffonneries ont rendu fameux. Vardes fit naître dans le cœur de cette jeune duchesse, qu’il avait failli épouser, et qui, nous dit Tallemant, l’eût bien préféré à Roquelaure, une passion qui la conduisit au tombeau. Léger, comme Bussy vient de le peindre, il l’aima quelque temps, et l’oublia bien vite. Mme de Roquelaure mourut à l’âge de vingt et un ans, le 15 décembre 1657, en apparence de suites de couches, mais, longtemps avant d’accoucher, elle avait dit à quelques personnes intimes qu’une passion cachée la tuerait.
  8. Guarda la gamba est une locution, à la fois italienne et espagnole, qui signifie gare ! gare à vous ! littéralement : gare la jambe !
  9. Sur Corbinelli, voyez la Notice, p. 146 et suivantes.
  10. Ce passage, depuis « La réputation qu’il a », manque dans le manuscrit autographe de Bussy.
  11. Voyez la note 1 de la lettre 22.
  12. La marquise d’Uxelles passait pour être fort galante. Il y a dans les Air et Vaudevilles de cour, dédiés à Mademoiselle (Sercy, 1665, p. 295), un couplet très-mordant qui paraît être dirigé contre elle.
  13. Sur les Coulanges, oncles de Mme de Sévigné, voyez la Généalogie, p. 344, et la Notice, p. 145 ; sur l’abbé de Livry en particulier, p. 23.
  14. Henriette de Coulanges, veuve de François le Hardi, marquis de la Trousse, tué au siège de Saint-Omer le 8 juillet 1638, était sœur de Marie de Coulanges, mère de Mme de Sévigné. Voyez la Généalogie, p. 344.
  15. Marie le Fèvre d’Ormesson, sœur d’Olivier d’Ormesson, morte le 5 juillet 1654, âgée de quarante-huit ans. Son mari, Philippe de Coulanges lui survécut de peu d’années : il mourut le 11 juin 1659.
  16. Les trois rivaux dont veut parler Bussy sont sans doute le prince de Conti, le surintendant Foucquet et le comte du Lude. Voyez la Notice, p. 59, 63, 64.