Lettre du 1 décembre 1664 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 454-459).
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59. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

Lundi 1er décembre.

IL y a deux jours que tout le monde croyoit que l’on vouloit tirer l’affaire de M.  Foucquet en longueur ; présentement ce n’est plus la même chose, c’est tout le contraire : on presse extraordinairement les interrogations. Ce matin M.  le chancelier a pris son papier, et a lu, comme une liste, dix chefs d’accusation, sur quoi il ne donnoit pas le loisir de répondre. M.  Foucquet a dit : « Monsieur, je ne prétends point tirer les choses en longueur ; mais je vous supplie de me donner loisir de répondre. Vous m’interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas écouter ma réponse ; il m’est important que je parle. Il y a plusieurs articles qu’il faut que j’éclaircisse, et il est juste que je réponde sur tous ceux qui sont dans mon procès. » Il a donc 1664 fallu l’entendre, contre le gré des malintentionnés ; car il est certain qu’ils ne sauroient souffrir qu’il se défende si bien. Il a fort bien répondu sur tous les chefs. On continuera de suite, et la chose ira si vite, que je crois que les interrogations finiront cette semaine.

Je viens de souper à l’hôtel de Nevers ; nous avons bien causé, la maîtresse du logis[1] et moi, sur ce chapitre. Nous sommes dans des inquiétudes qu’il n’y a que vous qui puissiez comprendre ; car pour toute la famille du malheureux, la tranquillité et l’espérance y règnent. On dit que M.  de Nesmond[2] a témoigné en mourant que son plus grand déplaisir étoit de n’avoir pas été d’avis de la récusation de ces deux juges ; que s’il eût été à la fin du procès, il auroit réparé cette faute ; qu’il prioit Dieu qu’il lui pardonnât celle qu’il avoit faite[3].

Je viens de recevoir votre lettre ; elle vaut mieux que tout ce que je puis jamais écrire. Vous mettez ma 1664 modestie à une trop grande épreuve, en me mandant de quelle manière je suis avec vous et avec notre cher solitaire. Il me semble que je le vois et que je l’entends dire ce que vous me mandez. Je suis au désespoir que ce ne soit pas moi qui ait dit la métamorphose de Pierrot[4] en Tartuffe. Cela est si naturellement dit que si j’avois autant d’esprit que vous m’en croyez, je l’aurois trouvé au bout de ma plume.

Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers ; MM. de Saint-Aignan et Dangeau[5] lui apprennent comme il s’y faut prendre. Il fit l’autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Gramont[6] : « Monsieur le maréchal, je vous prie, lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu’on sait que depuis peu j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. » Le maréchal, après avoir lu, dit au Roi ; « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses : il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. » Le Roi se mit à rire, et lui dit : « N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? — Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. — Oh bien ! dit le Roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ; c’est moi qui l’ai fait. — Ah ! Sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me le 1664 rende ; je l’ai lu brusquement. — Non, Monsieur le maréchal : les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. » Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l’on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrois que le Roi en fît là-dessus, et qu’il jugeât par là combien il est loin de connoître jamais la vérité.

Nous sommes sur le point d’en voir une bien cruelle, qui est le rachat de nos rentes sur un pied qui nous envoie droit à l’hôpital. L’émotion est grande, mais la dureté l’est encore plus[7]. Ne trouvez-vous point que c’est entreprendre bien des choses à la fois ? Celle qui me touche le plus n’est pas celle qui me fait perdre une partie de mon bien.


Mardi 2e décembre.

Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement bien, que plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer. M.  Renard[8] entre autres a dit : « Il faut avouer que cet homme est incomparable ; il n’a jamais si bien parlé dans le parlement[9], il se possède mieux qu’il n’a jamais fait. » C’étoit encore sur les six millions et sur ses dépenses[10]. Il n’y a rien d’admirable 1664 comme tout ce qu’il a dit là-dessus. Je vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de l’interrogation, et je continuerai encore jusques au bout.

Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne la chose du monde que je souhaite le plus ardemment !

Adieu, mon cher Monsieur ; priez notre solitaire de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur, et par modestie j’y joins Madame votre femme.


(Mercredi 3e décembre[11].)

M.  Foucquet a parlé aujourd’hui deux heures entières sur les six millions. Il s’est fait donner audience, il a dit des merveilles ; tout le monde en étoit touché, chacun selon son sentiment. Pussort[12]faisoit des mines d’improbation et de négative, qui scandalisoient les gens de bien.

Quand M.  Foucquet a eu cessé de parler, Pussort s’est levé impétueusement, et a dit : « Dieu merci, on ne se plaindra pas qu’on ne l’ait laissé parler tout son soûl. » Que dites-vous de ces belles paroles ? Ne sont-elles pas d’un fort bon juge ? On dit que le chancelier est fort effrayé de l’érésipèle de M.  de Nesmond, qui l’a fait mourir ; il craint que ce ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvoit lui donner les sentiments d’un homme qui va paroître devant Dieu, encore seroit-ce quelque chose ; mais il faut craindre qu’on ne dise de lui comme d’Argant : E mori come visse[13].


  1. Lettre 59. — i. La maîtresse du logis est Mme  du Plessis Guénégaud. L’hôtel de Nevers était situé près de la porte de Nesle, là où est actuellement l’hôtel des Monnaies. Henri de Guénégaud l’avait acheté en 1541, de la princesse Marie de Gonzague de Clèves, veuve du duc de Nevers.
  2. François-Théodore de Nesmond, président au parlement de Paris, était membre de la commission qui jugea Foucquet. Pendant le cours du procès il eut un érésipèle, dont il mourut le 29 novembre 1664. Le bruit courut alors que, dans son testament, il avait chargé ses héritiers de demander pardon pour lui à M.  Foucquet et à sa famille, de ce qu’il avait opiné contre la récusation qu’avait faite le surintendant, de MM. Voisin et Pussort : disant qu’il n’avait émis cette opinion que pour sauver leur honneur, et d’après l’assurance qui lui avait été donnée qu’aussitôt que la chambre aurait prononcé en leur faveur, ils se récuseraient d’eux-mêmes. (Voyez les Mémoires de Conrart, tome XLVIII, p. 275.)
  3. Ce passage, depuis les mots : « (car) pour toute la famille, » avait été rejeté, dans les éditions précédentes, à la fin du morceau qui est daté du 2e décembre (voyez p. 457). La copie Amelot le met à sa vraie place.
  4. Le chancelier Seguier s’appelait Pierre : c’est lui que désigne ce sobriquet. Dans la copie de Troyes, on lit entre parenthèses, à côté de Pierrot : « M. le chancelier. » Voyez la note 10 de la lettre 55.
  5. Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, membre de l’Académie française en 1688, connu par le Journal qui porte son nom.
  6. Antoine, IIIe du nom, duc de Gramont, maréchal de France en 1641, frère aîné du chevalier, puis comte, Philibert de Gramont.
  7. Un quartier des rentes constituées sur l’Hôtel de ville fut supprimé en 1664. On connaît le début de la Satire III de Boileau, qui fut composée en 1665 et publiée en 1666 :

    D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,
    Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier
    À l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier ?


  8. Conseiller de grand’chambre, membre de la commission. Il opina au bannissement de Foucquet et à la confiscation de ses biens.
  9. Foucquet avait été procureur général au parlement de Paris.
  10. « Le fort de l’interrogatoire fut sur le péculat, savoir l’emploi des six millions, sur le marc d’or, sur le traité des sucres de Normandie et octrois de Rouen ; à quoi il satisfit fort bien. Lorsqu’on lui demanda comment il se pouvoit qu’il eût employé dix-huit millions dans deux ans pour la dépense de sa maison, comme il paroissoit par le livre de raison de son maître d’hôtel, il fut un peu surpris d’abord, mais, etc. » (Œuvres de M.  Foucquet, tome XVI, p. 336.) Voyez la lettre suivante.
  11. Dans les éditions et dans la copie de Troyes, ce billet est daté, comme le précédent, du mardi 2 décembre. Si cette date était exacte, il n’y aurait pas de compte rendu de la séance du mercredi, qui cependant, comme nous l’apprend le journal manuscrit de d’Ormesson, fut d’un grand effet et d’un grand intérêt. Ce qu’en dit d’Ormesson s’accorde parfaitement avec le récit de Mme  de Sévigné. Foucquet revint sur les six millions dont il avait déjà parlé la veille, et « reprit deux ou trois raisons qu’il avait réservées sur cette affaire. »
  12. Henri Pussort, né en 1615, conseiller au grand conseil, oncle maternel de Colbert, et l’un des juges les plus acharnés contre Foucquet. Pussort a travaillé à la rédaction de l’ordonnance de 1667, sur la procédure civile, et c’est de lui que parle Boileau, dans ce passage du Lutrin (Ve chant) :

    Ses griffes (de la Chicane), vainement par Pussort accourcies,
    Se rallongent déjà, toujours d’encre noircies.


  13. « Et il est mort comme il a vécu. »

    Moriva Argante, e tal moría qual visse.

    (Tasso, Gerus. lib., c. XIX, st. 26.)