Lettre du 21 avril 1670 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 555-557).
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1670

103. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À
MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le lendemain du jour que j’eus reçu cette lettre, j’y fis cette réponse :

À Chaseu, ce 21e avril 1670.

Il faut que je vous avoue la dette : il m’ennuyoit si fort de ne vous plus écrire, quand M. Frémyot est venu à mourir, que pour peu qu’il eût tardé, je vous aurois consolée de la mort de quelque personne vivante, ou je me serois réjoui avec vous de quelque succession imaginaire ; mais la fortune me tua ce pauvre président à point nommé. S’il ne m’a laissé du bien en mourant, comme à vous, au moins lui ai-je l’obligation de m’avoir fourni un prétexte de recommencer notre commerce : c’est le seul bien qu’il m’a fait, que j’estime fort, ma chère cousine, et après le fonds de terre, je ne trouve rien de meilleur.

Il est vrai qu’il est surprenant de voir qu’ayant de l’agrément l’un pour l’autre, et un bon fond, il arrive de temps en temps des riotes[1] entre nous deux ; mais quand j’y fais un peu de réflexion, je ne trouve pas que nous nous en devions plaindre. Au contraire, je crois que ce sont des saupiquets[2] en amitié, laquelle dans un long commerce seroit trop fade sans de petites brouilleries : nous en rirons bien quelque jour.

Je ne sais pas si ma patience triomphera de mes malheurs, comme vous le souhaitez ; mais elle est extrême. Quoique je fasse toujours de certains pas du côté de la cour, 1670 je suis sur le succès dans une tranquillité[3] qui n’est pas imaginable. Je ne doute pas que si mes ennemis l’apprenoient, ils ne dissent que je suis insensible, et que les gens de courage ne souffrent pas si patiemment que je fais. Je vois bien qu’ils m’estimeroient davantage si je prenois les affaires assez à cœur pour me perdre ou pour en mourir.

Voulez-vous que je vous fasse un des petits raisonnements dont je me console quelquefois, ma belle cousine ? Ecoutez : il y a des disgrâces sourdes, et il y en a d’éclatantes. J’ai été sept ou huit ans à la cour avec une de ces premières, et de l’heure qu’il est mille gens (que l’on croit heureux) en souffrent de pareilles. Pour moi, j’aimois mieux alors être mal à la cour que d’être chassé, parce que j’espérois toujours de me raccommoder ; mais je vois bien maintenant qu’avec les ennemis que j’avois, la chose étoit impossible ; et cela étant ainsi, une demi-disgrâce qui dure longtemps est insupportable : c’est une mort de langueur qui fait bien plus de peine qu’une démission de charge, qui, après cent mille dégoûts, est une espèce de coup de grâce.

Voilà, entre autres, les réflexions qui me mettent l’esprit en repos. Je ne sais si elles feroient le même effet à tout le monde ; mais enfin mon bonheur, c’est que j’en suis persuadé.

Vous avez deviné : je ne voulois point vous parler de madame de Grignan, parce que je n’étois point content d’elle, et ma raison est que je n’ai jamais aimé les femmes qui aimoient si fort leurs maris. Encore me mandez-vous une chose qui ne la raccommodera pas avec moi : c’est sa grossesse. Il faut que ces choses-là me choquent étrangement, pour altérer l’inclination naturelle que j’ai toujours eue pour Mlle de Sévigné.


  1. Lettre 103. — i. Disputes, débats pour des choses de peu de conséquence entre personnes qui vivent ensemble ; voyez le Lexique, dans le dernier volume.
  2. Espèce de sauce piquante ou de ragoût qui excite l’appétit.
  3. Tranquillité est rayé dans le manuscrit, et madame de Coligny a écrit au-dessus : résignation.