Lettre du 23 mai 1667 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 490-493).
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1667

72. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Aussitôt que j’eus reçu cette lettre, j’y fis cette réponse.
À Bussy, ce 23e mai 1667.

Pour vous parler franchement, Madame, j’étois un peu surpris de ne recevoir aucune réponse à la lettre que je vous écrivis il y a plus de six mois, parce que je ne croyois pas qu’il vous fallut deux de mes lettres pour m’en attirer une des vôtres ; mais après les raisons que vous me mandez, je suis content.

On m’écrivit que vous étiez à Paris, aussitôt que vous y fûtes arrivée. Pour moi, je n’irai point cette campagne ; je la vais passer dans mes châteaux, à les embellir et à augmenter mon revenu, que ceux qui se mêloient de mes affaires avoient fort diminué, par les belles mains[1] qu’ils prenoient de mes fermiers. Quoique je n’aie jamais fait jusques ici le métier d’un homme qui fait valoir son bien lui-même, je ne m’en acquitte pas trop mal, et je ne le crois pas si pénible que je me l’étois figuré : je pense que le profit en ôte les épines.

Pour la guerre où vous me souhaitez, je ne suis pas de même sentiment que vous. Je vous rends pourtant mille grâces, ma chère cousine, de la part que vous prenez à ma méchante fortune ; mais je vous en veux consoler, en vous disant les raisons que j’ai d’avoir là-dessus l’esprit en repos. Il faut donc que vous sachiez que, lorsque je fus arrêté[2], j’étois tellement fatigué des injustices qu’on me faisoit depuis huit ou dix ans, que j’étois à tous moments sur le point de me défaire de ma charge. La seule raison qui m’en empêchoit, c’étoit la crainte des reproches qu’on m’auroit pu faire de m’être dégradé moi-même ; mais lorsque j’eus ordre de me démettre, j’en fus ravi, croyant qu’on ne s’en pourroit pas prendre à moi, et qu’on m’en pourroit accuser que la fortune. Si d’un état agréable j’étois passé tout d’un coup à un état malheureux, je sentirois tout ce que vous sentez ; mais on m’a fait avaler huit ans durant tant de couleuvres, dont je ne me vantois pas, que je regardois la fin de ces misères, de quelque façon qu’elle pût arriver, comme je regardois avant cela d’être maréchal de France ; de sorte que j’entends parler aujourd’hui du voyage de Flandre avec la même tranquillité dont j’entendois ces jours passés parler des revues de la plaine d’Ouilles[3]. Ce n’est pas que je n’aie écrit au Roi ; mais j’ai donné cela à M. de Noailles[4], qui m’y avoit engagé, comme vous verrez par la copie de sa lettre que je vous envoie, et non pas à l’envie que j’ai eue de refaire un métier où j’ai reçu tant de dégoûts. Je vous envoie aussi la copie de ma lettre au Roi[5]. Si l’on me donnoit un grand emploi et de quoi le soutenir, je serois ravi de recommencer ; à moins que cela, je serois fort embarrassé si le Roi recevoit mes offres. Ainsi, Madame, cessez de me plaindre sur les chagrins que vous croyez que j’ai. Il y a bien des gens en France qui ont de plus grands plaisirs que moi, mais il n’y en a point au monde qui aient moins de peines. Cependant J’ai autant de courage et d’ambition que j’en ai jamais eu. Il est vrai que je ne suis pas assez fou pour me tourmenter pour des maux inévitables. Après les contrariétés de la fortune, je suis aussi peu fâché de n’être pas maréchal de France, que de n’être pas roi. Un honnête homme fait tout ce qu’il peut pour s’avancer, et se met au-dessus des mauvais succès quand il n’a pas réussi :

Quand on n’a as ce que l’on aime
Il faut aimer ce que l’on a.

Je fais des vers aussi bien que vous, Madame ; mais je suis assuré que je savois les miens, et je crois que vous avez fait les vôtres.

Mlle de Sévigné a raison de me faire des amitiés. Après vous, je n’aime ni n’estime rien tant qu’elle : je suis pour ses intérêts, comme vous êtes pour les miens. Je suis assuré qu’elle n’est pas si mal satisfaite de sa fortune que moi ; et sa vertu lui fait attendre sans impatience un établissement avantageux, que l’estime extraordinaire que j’ai pour elle me persuade être trop lent à venir. Voilà de grandes paroles, Madame ; mais en un mot, je l’aime fort, et je trouve qu’elle devroit plutôt être princesse que Mlle de Brancas[6].


  1. Lettre 72. — i. C’est la buona mano des Italiens. Nous dirions aujourd’hui les pots de vin.
  2. Bussy fut arrêté le 17 avril 1665, et mis à la Bastille, où il resta treize mois. Voyez la Notice, p. 81.
  3. Le village d’Ouilles, ou plutôt d’Houilles, est situé à une lieue et demie de Saint-Germain en Laye et à près de trois lieues de Paris et de Versailles, dans une grande plaine où le Roi faisait quelquefois la revue des troupes de sa maison. Voyez la lettre du 26 juillet 1679.
  4. Anne, d’abord comte, et en 1663 premier duc de Noailles, capitaine de la première compagnie des gardes du corps, père du maréchal et du cardinal. Il mourut en 1678.
  5. Cette lettre au Roi se trouve à la suite de celle-ci dans la première édition des Lettres de Bussy Rabutin, tome I, p. 7-9.
  6. Françoise de Brancas, mariée le 2 février 1667 à Alphonse-Henri-Charles de Lorraine, prince d’Harcourt devint dame du palais de la Reine. Son père était le comte de Brancas, frère du duc de Brancas Villars (voyez la note 8 de la lettre 109). Son mari, fils d’Anne d’Ornano, comtesse d’Harcourt était cousin germain du comte de Grignan. Voyez, au sujet de la princesse d’Harcourt, la lettre du 6 janvier 1672.

    À la suite de la lettre 72, on lit dans notre manuscrit les lignes suivantes, de la main de Mme de Coligny : « Je vous envoie encore une requête au Roi que je fis à la Bastille, au nom de Vardes, de Péguillin (Lauzun) et de moi ; mais je ne la fis pas donner au Roi, car je trouve que mes maux passent la raillerie. » Cette requête en vers est au tome II des Mémoires, p. 232-234.