Lettre du 24 novembre 1664 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 446-450).
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57. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

Le lundi 24e novembre.

Si j’en crois mon cœur, c’est moi qui vous suis véritablement obligée de recevoir si bien le soin que je prends de vous instruire. Croyez-vous que je ne trouve point de consolation en vous écrivant ? Je vous assure que j’y en trouve beaucoup, et que je n’ai pas moins de plaisir à vous entretenir que vous en avez à lire mes lettres. Tous les sentiments que vous avez sur ce que je vous mande sont bien naturels ; celui de l’espérance est commun à tout le monde, sans que l’on puisse dire pourquoi ; mais enfin cela soutient le cœur. Je fus dîner à Sainte-Marie de Saint-Antoine[1], il y a deux jours. La mère supérieure me conta en détail quatre visites que Puis[2] lui a faites depuis trois mois, qui m’étonnèrent infiniment. Il lui vint dire que le bienheureux évêque de Genève[3] lui avoit obtenu des grâces si particulières pendant la maladie qu’il eut cet été qu’il ne pouvoit douter de l’obligation qu’il lui avoit ; qu’il la prioit de faire prier pour lui toute la communauté. Il lui donna mille écus pour accomplir son vœu. Il la pria de lui faire voir le cœur du bienheureux. Quand il fut à la grille, il se jeta à genoux, et fut plus d’un quart d’heure fondu en larmes, apostrophant ce cœur, lui demandant une étincelle du feu dont l’amour de Dieu l’avoit consumé. La mère supérieure pleuroit de son côté ; elle lui donna un reliquaire, plein des reliques de ce bienheureux. Il le porte incessamment, et parut pendant ces quatre visites si touché du desir de son salut, si rebuté de la cour, si transporté de l’envie de se convertir, qu’une plus fine que la supérieure y auroit été trompée. Elle lui parla adroitement de l’affaire de M. Foucquet ; il lui répondit, comme un homme qui ne regarderoit que Dieu seul, qu’on ne le connoissoit point, qu’on verroit, et qu’enfin il feroit justice selon Dieu, sans rien considérer que lui.

Je ne fus jamais plus surprise que d’entendre tout ce discours. Si vous me demandez maintenant ce que j’en pense, je vous dirai que je n’en sais rien, que je n’y comprends rien, et que d’un autre côté je ne conçois pas à quoi peut servir cette comédie ; et si ce n’en est point une, comment a-t-il accommodé tous les pas qu’il a faits depuis ce temps-là, avec de si belles paroles ? Voilà de ces choses qu’il faut que le temps explique, car d’elles-mêmes elles sont obscures : cependant n’en parlez point ; car la mère supérieure m’a priée de ne pas faire courir cette petite histoire.

J’ai vu la mère de M. Foucquet : elle me conta de quelle façon elle avoit fait donner cet emplâtre par Mme de Charost[4] à la Reine. Il est certain que l’effet en fut prodigieux. En moins d’une heure, elle sentit sa tête dégagée, et il se fit une évacuation si extraordinaire, et de quelque chose de si corrompu, et de si propre à la faire mourir la nuit suivante dans son accès, qu’elle-même dit tout haut que c’étoit Mme Foucquet qui l’avoit guérie ; que c’étoit ce qu’elle avoit vidé qui lui avoit donné ces convulsions dont elle avoit pensé mourir la nuit d’auparavant. La Reine mère en fut persuadée, et le dit au Roi, qui ne l’écouta pas. Les médecins, sans qui on avoit mis l’emplâtre, ne dirent point ce qu’ils en pensoient, et firent leur cour aux dépens de la vérité. Le même jour le Roi ne regarda pas ces pauvres femmes qui furent se jeter à ses pieds. Cependant cette vérité est dans le cœur de tout le monde. Voilà encore de ces choses dont il faut attendre la suite.

(Mercredi 26e novembre.)

Ce matin M. le chancelier a interrogé M. Foucquet ; mais la manière a été différente : il semble qu’il soit honteux de recevoir tous les jours sa leçon par B***[5] Il a dit au rapporteur[6] de lire l’article sur quoi on vouloit interroger l’accusé ; le rapporteur a lu, et cette lecture a duré si longtemps qu’il étoit dix heures et demie quand on a fini. Il a dit : « Qu’on fasse entrer Foucquet, » et puis il s’est repris : « M. Foucquet ; » mais il s’est trouvé qu’il n’avoit point dit qu’on le fît venir ; de sorte qu’il étoit encore à la Bastille. On l’est donc allé querir ; il est venu à onze heures. On l’a interrogé sur les octrois : il a fort bien répondu ; pourtant il s’est allé embrouiller sur certaines dates, sur lesquelles on l’auroit fort embarrassé, si on avoit été bien habile et bien éveillé ; mais, au lieu d’être alerte, M. le chancelier sommeilloit doucement[7]. On se regardoit, et je pense que notre pauvre ami en auroit ri s’il avoit osé. Enfin il s’est remis, et a continué d’interroger ; et M. Foucquet, quoiqu’il ait trop appuyé sur cet endroit où on le pouvoit pousser, il se trouve pourtant que par l’événement il aura bien dit ; car dans son malheur il a de certains petits bonheurs qui n’appartiennent qu’à lui. Si l’on travaille tous les jours aussi doucement qu’aujourd’hui, le procès durera encore un temps infini.

Je vous écrirai tous les soirs ; mais je n’enverrai ma lettre que le samedi au soir ou le dimanche, qui vous rendra compte du jeudi, vendredi et samedi ; et il faudroit que l’on pût vous en faire tenir encore une le jeudi qui vous apprendroit le lundi, mardi et mercredi ; et ainsi les lettres n’attendroient point longtemps chez vous. Je vous conjure de faire mes compliments à notre cher solitaire et à votre chère moitié[8]. Je ne vous dis rien de votre voisine, ce sera bientôt à moi à vous en mander des nouvelles.


  1. Lettre 57. — i. Le principal couvent de la Visitation était rue Saint-Antoine, dans l’hôtel de Cossé. C’est dans l’église de ce couvent, construite par Fr. Mansard, et dédiée en 1634 par André Frémyot, frère de sainte Chantal, que fut enterré le surintendant Foucquet, et avant lui son père. C’est là aussi qu’on a retrouvé en 1834 le cercueil de Henri de Sévigné, mari de la marquise, et ceux de plusieurs autres membres des familles de Sévigné et de Coulanges.
  2. Voyez la note 10 de la lettre 55. Ici encore et partout où est ce pseudonyme Puis, la copie de Troyes a « le chancelier » ou, quand le sens le permet, « puis (ensuite) le chancelier. »
  3. Saint François de Sales, béatifié en 1661, et canonisé en 1666.
  4. Marie Foucquet, fille du surintendant et de sa première femme Louise Fourché, dame de Quehillac, très-riche héritière de Bretagne avait épousé en 1657 Armand de Béthune, marquis, puis duc de Charost.
  5. Louis Berrier, créature et confident de Colbert. Après avoir été sergent au Mans (on prétendait même qu’il avait commencé par être marqueur de jeu de paume), il devint conseiller d’État ordinaire (1664), et procureur syndic perpétuel des secrétaires du Roi. Voyez la lettre 63, et dans la lettre du 7 octobre 1676 le mot de Mme Cornuel. — On lit dans le Journal manuscrit de d’Ormesson : « On m’assure que le dimanche M. le chancelier a chassé Foucaut et Berrier qui alloient à l’heure ordinaire pour instruire M. le chancelier de ce qu’ils souhaitoient qu’il dît le lendemain. » Dans un autre endroit, d’Ormesson s’exprime ainsi : « Berrier est le plus décrié de tous les hommes : le bruit court qu’il acquiert du bien par tous les moyens. »
  6. Olivier le Fèvre d’Ormesson, l’auteur du Journal, né en 1616, mort en 1686, conseiller au parlement en 1636, maître des requêtes en 1643. Son impartialité dans ce grand procès confirma la réputation qu’il s’était acquise d’être l’un des magistrats les plus intègres de son temps ; mais sa résistance aux volontés de la cour, hautement manifestées, entraîna sa disgrâce. En 1667, il vendit sa charge de maître des requêtes, et se retira entièrement de la vie publique.
  7. « M. Foucquet s’engagea d’établir la date de la procuration donnée en blanc, ce qui étoit fort contre lui ; mais comme M. le chancelier ne sait pas l’affaire, il ne releva pas la difficulté, et midi ayant sonné, on fit lever M. Foucquet. » (Journal manuscrit de d’Ormesson.)
  8. Catherine Ladvocat, fille de Nicolas Ladvocat, maître des comptes, et de Marguerite Rouillé. Sa sœur épousa le marquis de Vins.