Lettre du 25 novembre 1655 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 405-408).
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36. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

Quelques jours après que j’eus écrit cette lettre, je reçus mon congé de la cour, et étant allé à Compiègne trouver le Roi, j’y reçus cette lettre de la marquise.

À Paris, ce 25e novembre 1655.

Vous faites bien l’entendu, Monsieur le Comte. Sous ombre que vous écrivez comme un petit Cicéron, vous croyez qu’il vous est permis de vous moquer des gens. À la vérité, l’endroit que vous avez remarqué m’a fait rire de tout mon cœur ; mais je suis étonnée qu’il n’y eût que 1655 cet endroit-là de ridicule ; car de la manière dont je vous écrivis, c’est un miracle que vous ayez pu comprendre ce que je vous voulois dire, et je vois bien qu’en effet vous avez de l’esprit, ou que ma lettre est meilleure que je ne pensois : quoi qu’il en soit, je suis fort aise que vous ayez profité de l’avis que je vous donnois.

On m’a dit que vous sollicitiez de demeurer sur la frontière cet hiver. Comme vous savez, mon pauvre cousin, que je vous aime un peu rustaudement, je voudrois qu’on vous l’accordât ; car on dit qu’il n’y a rien qui avance tant les gens, et vous ne doutez pas de la passion que j’ai pour votre fortune. Mais[1], quoi qu’il puisse arriver, je serai contente. Si vous demeurez sur la frontière, l’amitié solide y trouvera son compte, et si vous revenez, l’amitié tendre sera satisfaite.

On dit que Mme de Châtillon[2] est chez l’abbé Foucquet[3], cela paroît fort plaisant à tout le monde[4].

Mme de Roquelaure[5] est revenue tellement belle, qu’elle défit hier le Louvre à plate couture : ce qui donne une si terrible jalousie aux belles qui y sont, que par dépit on a résolu qu’elle ne sera point des après-soupers, qui sont gais et galants, comme vous savez.

Mme de Fiennes[6] voulut l’y faire demeurer hier ; mais on comprit par la réponse de la Reine qu’elle pouvoit s’en retourner[7].

Le prince d’Harcourt[8] et la Feuillade[9] eurent querelle avant-hier chez Jeannin[10]. Le prince disant que le chevalier de Gramont[11] avoit l’autre jour ses poches pleines d’argent, il en prit à témoin la Feuillade, qui dit que cela n’étoit point, et qu’il n’avoit pas un sou. « Je vous dis que si. — Je vous dis que non.. — Taisez-vous, la Feuillade. — Je n’en ferai rien. » Là-dessus le prince lui jeta une assiette à la tête, l’autre lui jeta un couteau ; ni l’un ni l’autre ne porta. On se met entre-deux, on les fait embrasser ; le soir ils se parlent au Louvre, comme si de rien n’étoit. Si vous avez jamais vu le procédé des académistes[12] qui ont campos, vous trouverez que cette querelle y ressemble fort.

Adieu, mon cher cousin, mandez-moi s’il est vrai que vous vouliez passer l’hiver sur la frontière, et croyez surtout que je suis la plus fidèle amie que vous ayez au monde[13].


  1. Lettre 36. — i. Bussy avait d’abord écrit ainsi, qu’il a effacé et remplacé par mais.
  2. Isabelle-Angélique de Montmorency Bouteville, née en 1626, sœur du maréchal de Luxembourg, était alors veuve de Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, tué à l’attaque de Charenton. Elle épousa à trente-huit ans, en 1664, Christian-Louis, duc de Mecklenbourg, ou, comme on disait au dix-septième siècle, de Meckelbourg. C’est la fameuse duchesse de Châtillon, dont les galanteries et les intrigues occupent tant de place dans l’Histoire amoureuse des Gaules.
  3. Basile Foucquet, abbé de Barbeaux et de Rigny, chancelier des ordres du Roi, agent de Mazarin, mourut en 1680, peu de temps avant son frère le surintendant.
  4. Mazarin mit la duchesse de Châtillon en chartre privée chez l’abbé Foucquet, pour la forcer d’écrire au maréchal d’Hoquincourt, amoureux d’elle, et d’user de tout son ascendant pour l’empêcher de livrer Péronne aux Espagnols. Bussy raconte dans l’Histoire amoureuse des Gaules, tome II, p. 406, que Mme de Châtillon resta trois semaines sous la garde de l’abbé.
  5. Voyez la note 7 de la lettre 26.
  6. C’était le nom de sa maison. On l’appeloit Mlle de Fruges avant son mariage avec Deschapelles, fils de la nourrice de la reine d’Angleterre, dont elle ne porta jamais le nom. Voyez les Mémoires de Mademoiselle. tome III. P. 263. et ceux de Montglas, tome LI. p. 57.
  7. M. Walckenaer (tome II, p. 55 et suivantes) donne un tout autre motif de l’exclusion de la duchesse de Roquelaure.
  8. Charles de Lorraine, IIIe du nom, du vivant de son père prince d’Harcourt (Bussy écrit de Harcour). Voyez la note 3 de la lettre 26.
  9. François, vicomte d’Aubusson, duc de la Feuillade, pair et maréchal de France en 1675. Voyez la lettre du 20 juillet 1679.
  10. Nicolas Jeannin de Castille, trésorier de l’Épargne, petit-fils par sa mère du président Jeannin.
  11. Le chevalier, plus tard comte de Gramont, le héros des Mémoires d’Hamilton, servit de bonne heure comme volontaire sous Condé et sous Turenne. Il mourut en 1707, à l’âge de quatre-vingt-six ans.
  12. On appelait ainsi les jeunes gens qui, leurs études terminées, apprenaient leurs exercices et surtout à monter à cheval, dans des écoles qu’on nommait académies.
  13. « On peut connoître par cette lettre, ajoute Bussy, que la marquise m’en avoit écrit une dans laquelle il y avoit quelque endroit que j’avois critiqué ; et la sienne et la mienne ont été perdues. »