Lettre du 30 juillet 1654 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 380-381).
◄  24
26  ►

25. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

La réponse que me fit la marquise de Sévigné à la lettre du 16e juin a été perdue. On en connoîtra bien le dommage par la lettre que je lui écrivis six semaines après.

À Figuières, le 30e juillet 1654.

Mon Dieu, que vous avez d’esprit, ma cousine, que vous écrivez bien, que vous êtes aimable ! Il faut avouer qu’étant aussi prude que vous l’êtes, vous m’avez grande obligation que je ne vous aime pas plus que je fais. Ma foi, j’ai bien de la peine à me retenir. Tantôt je condamne votre insensibilité, tantôt je l’excuse. Mais je vous excuse toujours : j’ai tant de raisons de ne vous pas déplaire en cette rencontre ; mais j’en ai de si fortes de vous désobéir. Quoi ! vous me flattez, ma cousine, vous me dites des douceurs, et vous ne voulez pas que j’aie les dernières tendresses pour vous ! Eh bien, je ne les aurai pas : il faut bien vouloir ce que vous voulez, et vous aimer à votre mode ; mais vous répondrez un jour devant Dieu de la violence que je me fais, et des maux qui s’en ensuivront.

Au reste, Madame, vous me mandez qu’après que vous êtes demeurée d’accord avec Chapelain[1] que j’étois un honnête homme, et que vous l’avez remercié du bien qu’il disoit de moi, je ne puis plus vous dire que vous êtes du parti du dernier venu. Je ne vois pas que cela vous justifie beaucoup : vous m’entendez louer, et vous en faites de même. Que sais-je, s’il vous avoit dit : « C’est un galant homme que M.  de Bussy : il ne peut pas manquer de faire quelque chose ; il est à craindre seulement qu’il ne s’attache un peu trop à ses plaisirs quand il est à la cour ; » que sais-je, dis-je, si vous n’auriez pas cru qu’il eût eu raison, et si dans votre cœur au moins vous n’auriez pas condamné ma conduite ; car enfin je vous ai vue dans des alarmes mal fondées après de semblables conversations. C’est une marque que les bonnes impressions que vous avez de moi ne sont pas encore bien fortes. Bien m’en prend que vous voyez souvent de mes amis ; sans cela Mlle  de Biais[2] m’auroit bientôt ruiné dans votre esprit. Je ne vous traiterois pas de même si l’occasion s’en présentoit ; je ne rejetterois pas seulement une grosse médisance qu’on me feroit de vous, mais encore la plus légère, précédée de vos louanges. Adieu, ma belle cousine, donnez-moi de vos nouvelles.


  1. Lettre 25. — i. Chapelain, de l’Académie française. Il avait été un des maîtres de Mme  de Sévigné. Voyez la Notice, p. 24.
  2. Mlle  de Biais était demoiselle de compagnie de Mme  de Sévigné. « Elle était, dit Walckenaer (tome I, p. 531), de l’âge de la marquise, laide, sans fortune, sans esprit ; mais fort instruite, » ajoute-t-il, se fondant peut-être sur les lettres où Mme  de Sévigné et son fils se moquent de sa très-douteuse érudition. Elle se maria en 1671, à l’âge de quarante-cinq ans.