Lettre du 4 décembre 1668 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 530-532).
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1668

88. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

À Paris, ce 4e décembre 1668[1].

N’avez-vous pas reçu ma lettre où je vous donnois la vie, et ne voulois pas vous tuer à terre ? J’attendois une réponse sur cette belle action ; mais vous n’y avez pas pensé ; vous vous êtes contenté de vous relever, et de reprendre votre épée comme je vous l’ordonnois. J’espère que ce ne sera pas pour vous en servir jamais contre moi.

Il faut que je vous apprenne une nouvelle qui sans doute vous donnera de la joie ; c’est qu’enfin la plus jolie fille de France épouse, non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume : c’est M. de Grignan, que vous connoissez il y a longtemps[2]. Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire[3], de sorte qu’étant plus riche qu’il n’a jamais été, et se trouvant d’ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvons souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire : nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous[4]. Il paroît fort content de notre alliance, et aussitôt que nous aurons des nouvelles de l’archevêque d’Arles[5] son oncle, son 1668 autre oncle l’évêque d’Uzès[6] étant ici, ce sera une affaire qui s’achèvera avant la fin de l’année. Comme je suis une dame assez régulière, je n’ai pas voulu manquer à vous en demander votre avis, et votre approbation. Le public paroit content, c’est beaucoup : car on est si sot que c’est quasi sur cela qu’on se règle[7].

Mais[8] voici encore un autre article sur quoi je veux que vous me contentiez, s’il vous reste un brin d’amitié pour moi. Je sais que vous avez mis au bas du portrait que vous avez de moi, que j’ai été mariée à un gentilhomme breton, honoré des alliances de Vassé[9] et de Rabutin. Cela n’est pas juste, mon cher cousin. Je suis depuis peu si bien instruite de la maison de Sévigné, que j’aurois sur ma conscience de vous laisser dans cette erreur. Il a fallu montrer notre noblesse en Bretagne, et ceux qui en ont le plus ont pris plaisir de se servir de cette occasion pour étaler leur marchandise. Voici la nôtre :

Quatorze contrats de mariage de père en fils ; trois cent cinquante ans de chevalerie ; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne, et bien marqués dans l’histoire ; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons ; quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres ; mais toujours de bonnes et de grandes alliances. Celles de trois cent cinquante ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron. Ces noms sont grands ; ces femmes avoient pour maris des Rohan et des Clisson. Depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coetquen, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison ; des du Bellay, des Rieux, des Bodegal, des Plessis Ireul, et d’autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu’à Vassé et jusqu’à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m’en croire[10]… Je vous conjure donc, mon cousin, si vous me voulez obliger, de changer votre écriteau, et si vous n’y voulez point mettre de bien, n’y mettez point de rabaissement. J’attends cette marque de votre justice, et du reste d’amitié que vous avez pour moi.

Adieu, mon cher cousin, donnez-moi promptement de vos nouvelles, et que notre amitié soit désormais sans nuages[11].


  1. Lettre 88. — i. Dans le manuscrit de Langheac, cette lettre est datée du 25e novembre 1668.
  2. Voyez la Notice, p. 104 et suivantes.
  3. Dans le manuscrit de Langheac : « par un excès de civilité. »
  4. Voyez la Notice, p. 106 et suivante.
  5. François Adhémar de Monteil de Grignan, d’abord évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, puis archevêque d’Arles de 1643 à 1689, mourut le 9 mars de cette dernière année, à l’âge de quatre-vingt-six ans.
  6. Jacques Adhémar de Monteil de Grignan, d’abord évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux après son frère, puis évêque et comte d’Uzès de 1660 à 1674, mourut le 13 septembre de cette dernière année.
  7. Dans le manuscrit de Bussy, il y a ici, entre les lignes, une addition relative à l’imitation d’Ovide qui est mentionnée, par une addition semblable, dans la lettre précédente : « Vos Remèdes d’amour méritent un éloge que je n’ai pas le loisir de faire aujourd’hui : ils sont incomparables. »
  8. Cet alinéa et le suivant ne se trouvent pas dans le manuscrit de Langheac.
  9. C’était comme alliés des Vassé que les Sévigné étaient parents du cardinal de Retz. Voyez la Notice, p. 33.
  10. On voit en cet endroit, au manuscrit de Bussy, deux lignes et demie tellement biffées qu’il est presque impossible d’y rien distinguer. Ce passage contenait sans doute, comme la réponse le fait présumer, quelque chose qui offensait les prétentions nobiliaires du comte de Bussy.
  11. Cette dernière phrase manque dans le manuscrit de Bussy.