Lettre du 8 décembre 1668 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 532-535).
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89. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Aussitôt que j’eus reçu cette lettre de la marquise, j’y fis cette réponse.

À Chaseu, ce 8e décembre 1668.

J’ai reçu la lettre où vous me mandiez que vous ne me vouliez pas tuer à terre, ma belle cousine, et j’y ai répondu[1].

Vous avez raison de croire que la nouvelle du mariage de Mlle de Sévigné me donnera de la joie. L’aimant et l’estimant comme je fais, peu de choses m’en peuvent donner davantage, et d’autant plus que M. de Grignan est un homme de qualité et de mérite, et qu’il a une charge considérable[2]. Il n’y a qu’une chose qui me fait peur pour la plus jolie fille de France : c’est que Grignan, qui n’est pas vieux[3], est déjà à sa troisième femme : il en use presque autant que d’habits[4], ou du moins que de carrosses. À cela près, je trouve ma cousine bien heureuse ; mais pour lui il ne manque rien à sa bonne Fortune. Au reste, Madame, je vous suis trop obligé des égards que vous avez pour moi en cette rencontre. Mlle de Sévigné ne pouvoit épouser personne à qui je donnasse de meilleur cœur mon approbation.

Pour[5] l’autre article de votre lettre, où vous me mandez que vous savez que j’ai fait mettre au bas du portrait que j’ai de vous, que vous avez été mariée à un gentilhomme breton, honoré des alliances de Vassé et de Rabutin, je vous dirai : Que je ne doute pas qu’on ne vous l’ait dit, mais que vous ne devez pas douter aussi qu’on n’ait menti. S’il vous reste un brin d’amitié pour moi, ma chère cousine, vous montrerez à ceux qui vous ont si mal informée ce que je dis d’eux. Vous leur devez cette récompense de leur fausse nouvelle ; car peut-être vous veulent-ils aigrir mal à propos contre moi ; peut-être aussi veulent-ils mettre sous mon nom l’injure qu’ils ont dessein de faire a la maison de Sévigné. Voici, mot pour mot, ce qu’il y a au-dessous du portrait que j’ai de vous dans mon salon :

Marie de Rabutin, fille du baron de Chantal, marquise de Sévigny, femme d’un génie extraordinaire et d’une vertu compatible avec la joie et les agréments[6].

Si j’y avois mis ce que vous me mandez, je vous l’avouerois ingénument et je changerois l’écriteau si j’étois persuadé ; car il se fait tant de friponneries en contrats, que je m’en rapporte plus aux histoires approuvées, et à la voix publique, qu’aux faiseurs de généalogies.

Pour les maisons que vous me mandez qui sont meilleures que la nôtre, je n’en demeure pas d’accord[7]. Je le cède à Montmorency pour les honneurs, et non pour l’ancienneté ; mais pour les autres, je ne les connois pas, je n’y entends non plus qu’au bas breton ; je ne suis pas cependant sans quelque connoissance en cette matière. Je tiens les Guesclin les Rosmadec les Coetqen et les Rieux, meilleurs que les Quelnec, les Baraton et les Châteaugiron. Mais il n’est pas question de faire des comparaisons. Il ne s’agit d’autre chose que de vous assurer encore une fois que ceux qui vous ont si soigneusement instruite de la souscription que j’ai de vous dans mon salon de Bussy, ont faussement menti, et que vous ne devez pas vous fier à ces gens-là.

J’ai encore un autre portrait de vous dans ma chambre, sous lequel ceci est écrit :

Marie de Rabutin, vive, agréable et sage, fille de Celse-Bégnigne de Rabutin et de Marie de Coulanges, et femme de Henri de Sévigné.

Dans notre généalogie que j’ai fait mettre au bout de ma galerie de Bussy, voici ce qui est écrit pour vous :

Marie de Rabutin, une des plus jolies filles de France, épousa Henri de Sévigné, gentilhomme de Bretagne, ce qui fut une bonne fortune pour lui, à cause du bien et de la personne[8] de la damoiselle.

Il n’y a pas un endroit dans toutes ces souscriptions dont la maison de Sévigné se pût plaindre. Pour ce qui est de celui où je dis que vous avez été une bonne fortune pour Monsieur votre mari, je ne sais pas s’il auroit eu la sincérité d’en convenir ; mais je sais bien que vous l’auriez été d’un plus grand seigneur que lui, et d’un homme de plus grand mérite : j’ai cela tellement dans la tête, que rien ne me le sauroit ôter.

Je croyois qu’après notre dernier combat je n’aurois jamais d’affaire avec vous, et particulièrement sur les portraits ; mais je vois bien qu’il faut que vous ayez ma vie, ou que j’aie la vôtre[9].


  1. Lettre 89. — Dans le manuscrit de Langheac : « J’y ai répondu, et de plus je sais qu’on a donné ma lettre à l’un de vos gens : informez-vous donc de ce qu’elle est devenue. »
  2. Voyez la Notice, p. 106.
  3. Il devait avoir près de quarante ans. On ne sait pas exactement la date de sa naissance.
  4. Dans le manuscrit de Langheac : « de chemises, » au lieu « d’habits. »
  5. Tout le reste de la lettre manque dans le manuscrit de Langheac.
  6. Voyez la Notice, p. 324, 325, et p. 33, note i. — M. de Mussey a fait copier, au château de Bussy, le portrait de Mme de Sévigné, et a relevé au bas l’inscription que voici, dont les termes sont très-peu différents de ceux que nous lisons dans cette lettre : Marie de Rabutin, marquise de Sévigné, fille du baron de Chantal, femme d’un génie extraordinaire et d’une solide vertu compatible avec beaucoup d’agréments. — Dans les deux inscriptions suivantes, notre manuscrit n’a pas Sévigny, mais Sévigné.
  7. Les mots « que vous me mandez… », jusqu’à « d’accord » sont biffés dans le manuscrit de Bussy, mais on peut les lire.
  8. L’édition de 1818 et toutes celles qui l’ont suivie ont fortune au lieu de personne.
  9. Dans le manuscrit de Langheac, la lettre se termine ainsi : « Adieu, ma belle cousine, je vous aime en vérité de tout mon cœur. »