Lettre du 9 décembre 1664 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 462-465).
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61. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

Mardi 9e décembre.

Je vous assure que ces jours-ci sont bien longs à passer, et que l’incertitude est une épouvantable chose : c’est un mal que toute la famille du pauvre prisonnier ne connoît point. Je les ai vus, je les ai admirés. Il semble qu’ils n’aient jamais su ni lu ce qui est arrivé dans les temps passés. Ce qui m’étonne encore plus, c’est que Sapho est tout de même, elle dont l’esprit et la pénétration n’a point de bornes. Quand je médite encore là-dessus, je me flatte, et je suis persuadée, ou du moins je 1664 me veux persuader qu’elles en savent plus que moi. D’autre côté, quand je raisonne avec d’autres gens moins prévenus, dont le sens est admirable, je trouve les mesures si justes, que ce sera un vrai miracle si la chose va comme nous la souhaitons. On ne perd jamais que d’une voix, et cette voix fait le tout. Je me souviens de ces récusations[1], dont ces pauvres femmes pensoient être assurées : il est vrai que nous ne les perdîmes que de cinq à dix-sept. Depuis cela, leur assurance m’a donné de la défiance. Cependant, au fond de mon cœur, j’ai un petit brin de confiance. Je ne sais d’où il vient ni où il va, et même il n’est pas assez grand pour faire que je puisse dormir en repos. Je causois hier de toute cette affaire avec Mme du Plessis[2] ; je ne puis voir ni souffrir que les gens avec qui j’en puis parler, et qui sont dans les mêmes sentiments que moi. Elle espère comme je fais, sans en savoir la raison. « Mais pourquoi espérez-vous ? — Parce que j’espère. » Voilà nos réponses : ne sont-elles pas bien raisonnables ? Je lui disois avec la plus grande vérité du monde que si nous avions un arrêt tel que nous le souhaitons, le comble de ma joie étoit de penser que je vous enverrois un homme à cheval, à toute bride, qui vous apprendroit cette agréable nouvelle, et que le plaisir d’imaginer celui que je vous ferois, rendroit le mien entièrement complet. Elle comprit cela comme moi, et notre imagination nous donna plus d’un quart d’heure de campos.

Cependant je veux rajuster la dernière journée de l’interrogatoire sur le crime d’État. Je vous l’avois mandé 1664 comme on me l’avoit dit[3] ; mais la même personne s’en est mieux souvenue, et me l’a redit ainsi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après que M. Foucquet eut dit que le seul effet qu’on pouvoit tirer du projet, c’étoit de lui avoir donné la confusion de l’entendre, M. le chancelier lui dit : « Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d’État. » Il répondit : « Je confesse, Monsieur, que c’est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d’État. Je supplie ces Messieurs, dit-il se tournant vers les juges, de trouver bon que j’explique ce que c’est qu’un crime d’État : ce n’est pas qu’ils ne soient plus habiles que moi, mais j’ai eu plus de loisir qu’eux pour l’examiner. Un crime d’État, c’est quand on est dans une charge principale, qu’on a le secret du prince, et que tout d’un coup on se met à la tête du conseil de ses ennemis ; qu’on engage toute sa famille dans les mêmes intérêts ; qu’on fait ouvrir les portes des villes dont on est gouverneur à l’armée des ennemis, et qu’on les ferme à son véritable maître ; qu’on porte dans le parti tous les secrets de l’État : voilà, messieurs, ce qui s’appelle un crime d’État. » M. le chancelier ne savoit où se mettre, et tous les juges avoient fort envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m’avouerez qu’il n’y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.

Toute la France a su et admiré cette réponse. Ensuite il se défendit en détail, et dit ce que je vous ai mandé. J’aurois eu sur le cœur que vous n’eussiez point su cet endroit comme il est : notre cher ami y auroit beaucoup perdu. Ce matin, M. d’Ormesson a commencé à récapituler toute l’affaire ; il a fort bien parlé et fort nettement. Il dira jeudi son avis. Son camarade[4] parlera deux jours : on prétend[5] quelques jours encore pour les autres opinions. Il y a des juges qui prétendent bien s’étendre, de sorte que nous avons encore à languir jusques la semaine qui vient. En vérité, ce n’est pas vivre que d’être en l’état où nous sommes.

Mercredi 10e décembre.

M. d’Ormesson a continué la récapitulation du procès ; il a fait des merveilles, c’est-à-dire il a parlé avec une netteté, une intelligence et une capacité extraordinaire. Pussort l’a interrompu cinq ou six fois, sans autre dessein que de l’empêcher de si bien dire. Il lui a dit sur un endroit qui lui paroissoit fort pour M. Foucquet : « Monsieur, nous parlerons après vous, nous parlerons après vous. »


  1. Lettre 61. — i. De Voisin et Pussort. Voyez la note 2 de la lettre 59.
  2. Mme du Plessis Guénégaud, dont il a été parlé plusieurs fois dans les lettres précédentes. Nos deux copies ont simplement l’initiale : « Mme du P. »
  3. Voyez la lettre précédente, p. 460.
  4. Le Cormier de Sainte-Hélène, adjoint, comme nous l’avons dit, à d’Ormesson pour le rapport de l’affaire.
  5. Tel est le texte de la copie Amelot et de l’édition de 1756. La copie de Troyes porte : on prendra ; l’édition de 1773 : on prend.