Lettre du 9 février 1676 (Sévigné)

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501. — DE CHARLES DE SÉVIGNÉ, SOUS LA DICTÉE DE MADAME DE SÉVIGNÉ, À MADAME DE GRIGNAN, ET DE CHARLES DE SÉVIGNÉ À MONSIEUR DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 9e février.
à madame de grignan.

Voilà justement, ma chère fille, ce que nous avions prévu. Je vois vos inquiétudes et vos tristes réflexions dans le temps que je suis guérie. J’ai été frappée rudement de l’effet que vous feroit cette nouvelle, vous connoissant comme je vous connois pour moi ; mais enfin vous aurez vu la suite de cette maladie, qui n’a rien eu de dangereux. Nous n’avions point dessein de vous faire de finesse dans le commencement ; nous vous parlions de torticolis, et nous croyions en être quittes pour cela ; mais le lendemain cela se déclara pour un rhumatisme, c’est-à-dire pour la chose du monde la plus douloureuse et la plus ennuyeuse ; et présentement, quoique je sois guérie, que je marche dans ma chambre, et que j’aie été à la messe, je suis toute pleine de cataplasmes : véritablement cette impossibilité d’écrire est quelque chose d’étrange, et qui a fait en vous tous les mauvais effets que j’en avois appréhendés. Croiriez-vous bien que notre eau de la reine d’Hongrie m’a été contraire pendant tout mon mal ? Je vois avec combien d’impatience vous avez attendu nos secondes lettres, et je suis trop obligée à M. de Roquesante d’avoir bien voulu partager votre ennui en les attendant : 1676il y a des héros d’amitié, dont je fais grand cas. Je remercie les pichons d’avoir remercié Dieu de si bon cœur, et je promets à M. de Grignan deux lignes de ma main aussitôt qu’on m’aura ôté mes cataplasmes. Je vous prie bien sérieusement de remercier toutes les dames et toutes les personnes qui se sont intéressées à ma santé : quoique ce soit au dessein de vous plaire que je doive ces empressements, ils ne laissent pas de m’être fort agréables, et je vous conjure de leur en témoigner ma reconnoissance. Je crains que votre frère ne me quitte ; voilà un de mes chagrins : on ne lui parle que de revues, que de brigades, que de guerre. Voici une maladie qui a dérangé nos bons petits desseins. Je fais venir en tous cas Hélène, pour ne pas tomber des nues ; et le temps nous rassemblera. Je vous conjure d’avoir soin de vous et de votre santé : vous ne sauriez me donner de marque de votre amitié qui me soit plus sensible. Adieu, ma très-aimable enfant, je vous embrasse de toute la tendresse de mon cœur. Voici le frater qui écrit à M. de Grignan[1].

à monsieur de grignan.

Quoique ma sœur ait pris toutes sortes de soins pour cacher l’état où elle est, vous ne devez pas douter, mon très-cher frère, que je n’eusse pris toutes les précautions imaginables pour la ménager, en cas que la maladie de ma mère nous eût fait la moindre frayeur ; mais heureusement, nous n’avons eu que le chagrin de lui voir souffrir des douleurs insupportables, sans qu’il y ait jamais eu aucune apparence de danger : vous aurez bien pu vous en apercevoir par nos lettres, qui vous auront tout à fait 1676rassuré. Soyez persuadé, mon très-cher frère, que je ne pouvois manquer de faire mon devoir en cette occasion : ma sœur a une place dans mon cœur qui ne me permet pas de l’oublier. Présentement que nous sommes dans la joie de voir revenir à vue d’œil la santé de ma mère, je me console de la maladie, parce qu’elle lui apprendra à se conserver, comme une personne mortelle, et parce qu’elle est cause que j’ai reçu de vous la lettre du monde la plus obligeante et la plus pleine d’amitié. Croyez, Monsieur, que vous ne sauriez en avoir pour personne qui vous honore plus que moi, et qui ait pour vous plus d’estime et de tendresse.

à madame de grignan.

Je reviens à vous, ma petite sœur, pour vous mander les détails que vous demandiez dès le premier ordinaire. Il eût fallu faire comme le valet de chambre de feu mon oncle de Châlon[2], qui disoit : « Monsieur a la fièvre quarte depuis hier matin. » Nous vous avons mandé tout ce qu’il y avoit à vous mander. Remerciez-nous seulement, et ne vous avisez pas de nous gronder en la moindre chose : vous auriez tort. Nous avons l’abbé de Chavigny pour évêque de Rennes[3] ; vous trouverez que nous en devons être bien aises, pour peu que vous oubliiez le mépris et 1676l’aversion qu’il a pour Montaigne. Je vous embrasse mille fois, ma petite sœur. Je vous prie de faire encore des amitiés pour moi à M. de Grignan. J’ai enfin vu une lettre de lui à un autre que vous ; je la conserverai aussi comme un trophée de bonté et de gloire : c’en est assez pour peindre mon ressentiment.



  1. LETTRE 501. — « Vous savez que c’est la marque la plus sensible que vous puissiez me donner de votre amitié. Adieu, ma trèsaimable. Voici le frater qui veut parler à M. de Grignan. » (Édition de 1754.)
  2. (Jacques) de Neuchèse, évêque de Châlon-sur-Saône. (Note de Perrin.) — Voyez tome I, la lettre 80 et les suivantes.
  3. François le Bouthillier, frère de la maréchale de Clérembaut, fut en effet nommé le 2 février 1676 à l’évêché de Rennes et en obtint les bulles ; mais il donna sa démission au mois de juillet de la même année. Il fut nommé à l’évêché de Troyes le 17 octobre 1678, et se démit en 1697 en faveur de son neveu. En 1715, il fut appelé au conseil de régence, et mourut le 15 septembre 1731, dans sa quatre-vingt-dixième année. « Il étoit (quatrième) fils de Chavigny, cet honnête secrétaire d’État dont j’ai parlé, et petit-fils de Bouthillier, surintendant des finances. Il eut des bénéfices de bonne heure, fut aumônier du Roi, devint, jeune, évêque de Troyes. Il avoit du savoir et possédoit de plus les affaires temporelles du clergé mieux qu’aucun de ce corps, en sorte qu’il étoit de presque toutes les assemblées du clergé et qu’il brilloit dans toutes. Il avoit de plus bien de l’esprit, et plus que tout l’esprit du monde, le badinage des femmes, le ton de la bonne compagnie, et passa sa vie dans la meilleure et la plus distinguée de la cour et de la ville, recherché de tout le monde, et surtout dans le gros jeu et à travers toutes les dames. C’étoit leur favori ; elles ne l’appeloient que le Troyen, et chien d’évêque et chien de Troyen, quand il leur gagnoit leur argent. Il s’alloit de temps en temps ennuyer à Troyes, où, pour la bienséance et faute de mieux, il ne laissoit pas de faire ses fonctions ; mais il n’y demeuroit guère, et une fois de retour, il ne se pouvoit arracher. » (Saint-Simon, tome I, p. 439 et suivantes.) Sur sa belle et courageuse retraite, sur la seconde moitié de sa vie consacrée à la pénitence, voyez le même endroit de Saint-Simon ; voyez aussi tome XIII des Mémoires, p. 162 et suivante, 410 et suivantes.