Lettre du R. P. Nicolas Trigaut, l’an 1607/Texte clair

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MES REVERENDS PERES
& tres-chers freres en Jesus-
Christ, La paix de
nostre Seigneur &c.


A douce & agreable memoire que j’ay de vous tous, conjoincte à l’extreme desir que je sçay que vous avez de recevoir ces miennes lettres, venant comme d’un autre monde, faict que d’un tres-grand courage j’entreprens à les escrire. Je vous diray tout au long nostre voyage, puis que je sçay que telle est vostre volonté & souhait. Sur la fin du mois de Janvier de l’an six cens & sept, nous fusmes mandez de Coimbre pour aller à Lisbonne : où je vous laisse à penser le ressentiment que nous eusmes au despart, & aux charitables embrassemens de pres de deux cens cinquante des nostres, qui sont en ce College. Il y a une Chapelle à la sortie de la ville, sur une petite colline, en laquelle bien une cinquantaine de nos Peres & Freres nous vindrent conduire, aux yeux & en face de tout Coimbre, qui s’estoit jetté dans les ruës pour nous voir partir : auquel lieu apres avoir recité les Letanies de la Vierge, nous les embrassames encor un coup, pleurans à chaudes larmes, qui de regret de nous quitter, qui d’une saincte envie, qu’ils nous portoient. De là nous prinsmes nostre route vers Lisbonne unze que nous estions de compagnie, le P. Pierre Gomes Superieur, le P. Jacques Rodriguez, Jean Dias, Laurens de Mendoza, Jacques de Matos, Hierosme Froez tous Portugais : quatre Italiens, le P. Sebastien Minolfi Sicilien, le P. Louys Mariana, Blaise Savalle de la Province de Venise, le premier Brezzan, l’autre Veronois, Iules Cesar Vertica Milanois, je faisois l’unziesme pauvre miserable, totalement indigne d’un tel bon heur, comme tres-bien sçavez. Le dernier jour de Janvier nous montasmes à bord, mais attendant le vent favorable pour desmarer, nous demeurasmes au port à l’anchre jusques au cinquiesme de Fevrier jour de saincte Agathe, auquel à la bonne heure nous fismes voile en trois grandes Navires, ou pour mieux dire trois grands chasteaux, tels que sont ceux qui vont ordinairement de Portugal en l’Inde. Celle où nous estions, qui estoit la Capitainesse s’appelloit la Navire de Nossa seignora da peigna de França, c’est à dire, Nostre Dame de la coste de France, prenant son nom d’un lieu ainsi appellé aux faux-bourgs de Lisbonne, fort celebre à l’occasion de plusieurs miracles qui s’y sont faicts : La seconde s’appelloit la Navire du bon J E S U S ; la troisiesme de S. François. L’Admiral & General de toute la flotte estoit Dom Hierosme Coutinho fort illustre Seigneur & bien nostre amy. En chasque vaisseau il y avoit jusques à cinq cens bouches, ausquelles on bailloit tous les jours aux despens du Roy, l’eau, le vin, le pain, la chair, & le vinaigre, sans compter leur solde qu’on leur paye contant devant que partir. Ils demeurent & se logent en plusieurs endroicts du Navire, les simples Soldats & les Matelots habitent pesle-mesle au premier estage, au second & troisiesme on y met le vin, l’eau, le biscuit, & les marchandises, & au quatriesme & dernier le plus bas on serre & enferme beaucoup de pain & d’eau douce pour l’extreme necessité. Quand je parle des estages, le premier est le plus haut pres du tillac, & le quatriesme le plus bas & plus pres du fond du Navire. Les personnes plus riches ont des petites chambrettes, ou plustost des vrays cachots. Quant à nous, nous estions divisez en trois divers endroicts, quatre en la pouppe, cinq sur le gouvernail, & deux pres du maistre mast, & icy nous estions fort commodément logez, si estans assis sur le plancher, nous ne choquions de nos testes contre les chevrons du Navire en une si grande agitation & esbranlement de la mer : car de demeurer debout, ou bien d’estre assis en une chaire, c’est un prodige en ce lieu là, auquel les Pygmées triomphent des plus grands Geants. Les viandes qu’on y mange les plus communes sont, le porc salé, le riz, & le poisson sec, tel qu’est notre stoefix, ou merlusses : (on garde la volaille pour les malades) le pain, le vin, & l’eau, laquelle est telle, que pour la prendre il ne la faut ny voir, ny flairer. Bref en tout cela on ne manque point de ce que recherchent tant ceux, qui desirent aller aux Indes, c’est à dire d’occasion de beaucoup patir & endurer ; mais nostre bon Dieu nous assiste de son ayde & de ses plus douces consolations. Croyriez-vous bien que celuy que vous avez cogneu autres fois si encatharré, qu’il ne faisoit que toussir, & sembloit à demy mort, parmy tant de mesaizes & incommoditez, parmy l’air estouffé de la mer, parmy la violence des tempestes, ne soit non seulement tombé malade, ains encor qui plus est, n’ayt jamais ressenty aucun mal de teste, ny bondissement de cœur (maladies trop communes à ceux qui navigent) : il est vray sans point de doute, que nous pouvons beaucoup plus, que nous ne pensons, je dy mesme selon les forces de la nature, lesquelles estant aidées & assistées du secours divin, il n’y a rien que nous ne puissions en la vertu de celuy qui nous conforte. Nous partismes donc & cinglasmes en haute mer, favorisez d’un bon vent & prospere, si bien qu’en peu de temps nous descouvrismes l’Isle de la Palme (en laquelle nos Peres qui passoyent au Brasil, gaignerent la palme du martyre, tant furent ils fortunez en ces Isles fortunées) d’où un vent contraire nous surprint, contre la violence duquel nous combatismes neuf jours tous entiers, jusques à tant que nous approchasmes de l’Isle du Fer, renommée pour la liqueur qui distille d’un certain arbre, laquelle les insulaires boivent, faute d’autre boisson, voire d’eau mesme, qui soit potable. De là nous voguasmes fort heureusement jusques au 7. degré de l’Aequateur, d’où nous commençasmes à sentir les chaleurs intollerables, & la trop grande bonace, qui regne tout le long de la ligne Aequinoctiale. Mais aydez de la grace de Dieu, nous gaignions tousjours païs pour peu que ce fust : & ce qui est digne d’admiration, au lieu auquel presque tous tombent malades, & beaucoup meurent, comme il arriva à ceux des deux autres Navires, nous fismes tout ce chemin pour la plus part sains & gaillards. J’avois pendant tout ce temps, avec un autre mien compagnon, charge des malades, que j’exerçay du mieux que je peus, depuis Portugal jusques à l’autre Tropique, le General nous fournissant tres-liberalement de tout ce qui estoit necessaire aux malades. En ces quartiers là les pluyes y sont fort frequentes, & si dangereuses & pestilentes, que si vous n’avez soin de laver souvent vos habits, & les faire seicher au Soleil, ils se corrompent & engendrent de la vermine en grande quantité : qui est l’un des plus grands tourments qu’endurent les voyageurs. Les tonnerres & fouldres espouventables y sont aussi fort frequentes, & ce par une speciale providence de Dieu, parce qu’elles poussent avant les Navires par les orages qu’elles ameinent, faute de quoy on mourroit en ces lieux de chaleur, & de pauvreté. Nous franchismes ceste ligne (si bien me souvient) le jour de sainct Gregoire, le Soleil n’en estant arriere que de fort peu de degrez vers le midy, lequel peu de jours apres nous eusmes pour nostre zenith, ainsi que les ombres qui tomboyent & se faisoient en droicte ligne, le nous monstroyent clairement. Nous nous servismes de là en avant d’une autre façon de naviger : car nous trouvasmes là des vents qu’ils appellent Generaux, d’autant qu’ils regnent tousjours en ce païs là : & ceux qui font ce voyage sont contraints de tirer droit au Brasil, se destournans de leur plus court chemin de mille lieuës : de sorte que nous mesmes qui fismes fort heureusement ce chemin, nous allames à quatre-vingts lieuës prez du Brasil. Il arrive souvent que ceux, qui tiennnent ceste route, sont contraincts de rebrousser chemin, & s’en retourner en Portugal, parce que si vous vous approchez trop prez de ceste coste, vous allez donner dans des rochers qu’on appelle Abrolhos, pour lesquels eviter il faut tourner voile. Ces vents durent jusques au Tropique du Capricorne, duquel on s’en va droict pour doubler le cap de bonne esperance, qui est un chemin infiniment long. Environ ce lieu là nous vismes une isle & un rocher enormément grand au milieu de la mer, du nom duquel les nautonniers ne s’accordoient pas ; car les aucuns l’appelloient les isles de Martin Vaz, les autres les isles de nostre Dame d’Aoust, nostre Patron les nommoit l’isle de l’Ascension, d’autres asseuroient que c’estoit l’isle de la Trinité. Je vous escris ces choses par le menu, pour autant que je sçay bien que plusieurs d’entre vous confereront ce mien voyage avec les cartes Geographiques. Nous navigeames doncques de là entre l’Orient & le Midy, & atteignismes l’eslevation du Pole du Promontoire, qui est de 35. degrez & demy : mais gauchissans un peu vers le Midy pour estre plus asseures, y estans portez par les vents, nous arrivasmes jusques au 38. & doublasmes au commencement du mois de May le Promontoire sans le voir, pour plus grande seureté, de maniere que nous flotions sur la mer des Indes en un autre nouveau monde. Ce que nous recogneusmes à deux signes & indices qui ne manquent jamais : le premier est de certains passereaux grands comme de cygnes, lesquels par ce qu’ils sont blancs par tout le corps & ont le bout des aisles noires, il les nomment mangas de veludo, c’est à dire manches de velours. Ces oyseaux sont comme des sentinelles que Dieu a posé en ces lieux là pour (sans jamais faillir) saluër les passans : aussi les mariniers apres avoir jetté la sonde en l’eau (quand ils les voyent) dressent la voile vers l’Orient. J’avois autre-fois leu plusieurs choses des grandes froidures de ce cap, mais à ce que je voy les Portugais fort impatiens à endurer le froid, ont bien adjousté à la lettre, comme l’on dict, car le plus grand n’excede pas celuy que vous endurés aux matinées de Mars & de Septembre. J’estoy en ce lieu là en mon element, recompensant les nuicts & le sommeil que les grandes & cruelles chaleurs de l’Equinoxe m’avoient desrobé. Le second signe de ce Promontoire est, que l’aiguille du Quadran, qui paravant forlignoit peu ou prou du Nort, aupres du cap s’arrestoit directement sur le Pole. A pres qu’on a doublé le cap on rencontre un païs, lequel pour un froid continuel qu’il y faict, on appelle la terre de Noël. Elle est descriée à raison des furieuses tempestes qui s’y font sentir à bon escient à tous les passans. Nous en eusmes nostre bonne part, car en une belle nuict l’orage s’esleva si soudain & si fort, qu’à peine eusmes nous le loisir de caler nos voiles : & celles des autres navires furent surprises & rompues par lambeaux par la violence des vents : là où nous conservasmes le nostres. Ceste nuict fust si estrange & si espouventable pour les grandes pluyes, les coups esclatans du tonnerre, & les esclairs qui bluettoient en l’air, que vous eussiez dict à voir une representation de l’enfer, tant triste & effroyable estoit ce spectacle. Mais Dieu voulust que ces vents enragez nous donnoient en pouppe, si bien qu’avec une seule petite voile nous fismes en peu d’heures un grand chemin. En ceste tempeste la navire de S. François demeura derriere, sans que personne s’en apperceust jamais, à cause des espaisses tenebres de la nuict, pour avoir perdu sa grande voile, de sorte que non ne la vismes de tout le jour suivant : & apres avoir arreste trois jours sans qu'elle compareust, nous cinglasmes droict au Mosambic, estimans qu’elle auroit donne devant. Je raconteray plus bas ce qui luy advint du despuis. Apres que vous avés passé le cap, il y a deux chemins pour ceux qui tirent au Mosambic, l’un à gauche, non pas fort loing du rivage d’Afrique, & celuy là est plus difficile à tenir, & le plus dangereux à cause des torrents & cruës d’eau qui emportent les navires sans y penser en de tres-profonds precipices. L’autre chemin est plus long, mais plus asseuré vers l’isle de S. Laurent, laquelle quand les Pilotes voyent de loin, alors estiment-ils aller heureusement. La cause de ce peril est, qu’entre l’Afrique & ceste isle il y a certaines roches qu’ils nomment Baixos da India, contre lesquelles tant de vaisseaux & de si experimentes Pilotes ont heurté, que personne ne passe par là sans avoir une extreme craincte. Ce fut sur ces rochers que deux de nos Peres moururent en un fameux naufrage, lesquels bien qu’ils fussent semonds & priez instament de se sauver, aimerent mieux demeurer là pour l’aide & consolation des trois cens pauvres personnes, qui avoient esté poussés par la mer avec eux sur ces roches, que non pas de se conserver en vie, ains s’offrans en l’holocauste de charité & d’amour de leurs prochains, ils moururent miserablement de faim avec les autres, comme despuis ceux qui resterent en vie, & ceux qui les alloient recourre l’ont tesmoigné. Or je retourne à nostre course, de laquelle la douce memoire de ces bons Peres m’avoit faict destourner, & dis en passant, que quand les nautonniers descouvrent l’isle de S. Laurent, ils sont asseurés qu’ils sont esloignez de ces rochers soixante bonnes lieuës. Sur ceste descouverte nous cheminasmes adressez du secours divin, & laissames l’isle du costé que le Pilote souhaitoit le plus, flechissant nostre route vers le Mosambic. Ceux qui sont versez en ceste navigation & qui cognoissent les lieux, desquels nous parlons, verront assez combien l’apprehension ou des vents ou des rochers nous faisoit esloigncr de nostre droict chemin. Voilà pourquoy le voyage de Portugal aux Indes, que nos Cosmographes disent estre de quatre mille lieues en droicte ligne, les Nautonniers le jugent estre de cinq mille cinq cens lieuës, en quoy à mon advis ils se trompent de cinq cens lieuës. Et ce d’autant qu’ils estiment (ignorans qu’ils sont des Mathematiques) que les degrez ou plustost les paralleles sont partout esgaux, comme ils le trouvent en leurs cartes marines qui sont descrites & marquées en quarré. Or le monde estant rond comme il est, il faict ses paralleles pres de l’Equinoxial fort grands, & à mesure qu’ils s’approchent du Pole tousjours plus petits. Au chemin qui est entre l’isle susdicte & le Mosambic, nous courusmes deux grandes fortunes plus dangereuses que toutes les precedentes. Car deux nuicts durant, la varieté des vents fust si grande, qu’en une seule nuict le vent se changea trente-sept fois. Les Mariniers n’en pouvans plus, tant ils estoient lassez & recreus, pour avoir si souvent changé les voiles au vent, le voisinage de quelques isles dangereuses augmentoit la craincte, que nous avions de perir. Car elles sont pleines de rochers, & si avec cela quand on y jette l’anchre, elles ne la retiennent pas, mais bien couppent & tranchent tout net les chables qui les soustiennent : c’est à bon droict qu’on les appelle isles d’angoisse. En ce danger les plus experimentez commencerent à craindre le plus, le Patron mesme ne se pouvoit tenir de pleurer. Pour moy je ne sçay pas bonnement quel homme j’estois pour lors, car je demeuray sans frayeur & sans apprehension, & ne m’esmeus non plus, que si j’eusse esté un marbre ou quelque roche insensible, estant d’autant plus asseuré & constant, que plus j’estois indigne de mourir pour le service de mon Dieu. Tout ce qui nous consoloit en la peur que nous avions d’aller briser à tous moments contre ces escueils, estoit, que jettant souvent la sonde, nous ne trouvions jamais terre, non pas mesme apres avoit lasché la corde de la longueur de plus de deux cens brasses. En fin nous eschappasmes & fismes le reste de nostre chemin heureusement jusqu’au Mozambic. Mais avant d’y aborder je ne lairray en arriere les choses plus rares que nous rencontrasmes en chemin. Nous eusmes le plaisir de voir un grand nombre de poissons de diverses sortes, de Dauphins, de Balaines, & autres d’une merveilleuse grandeur. Mais en iceux nous ne vismes rien de plus admirable que certains petits poissons à guise de petits harans, qu’on appelle Volans. Ils ont des aisles cartilagineuses, de mesme que les chauves-souris, au moyen desquelles ils sortent de la mer, fuyans quelques autres poissons de proye, & se guindent en l’air, ou ils rencontrent d’autres à qui parler. Car il y a certains oyseaux qui les attendent à la sortie. A la verité la chasse en est fort agreable, ils sortent d’un mesme lieu à plusieurs milliers, & la multitude des poissons de toute espece est si grande en l’Ocean, que bien souvent des milliasses toutes entieres de poissons, accompagnent les Navires, voguans de trois cens lieuës. La pesche en est fort ordinaire, & les passans n’ont de plus delectable rafraichissement qu’en ceste prinse. Les oyseaux sont de plusieurs façons, les uns ressemblent aux pigeons, les autres aux corbeaux, & aux corneilles, & tous d’autant qu’ils vivent en l’eau, ont les pieds tout comme les oysons propres pour ramer. Quelques uns de ceux-là qu’on nomme Antennales, sont de telle grandeur, que d’une aisle à l'autre, j’y ay veu mesurer jusqu’à 18. palmes. On les prend d’une nouvelle façon avec des hameçons, comme si c’estoyent des poissons. L’appast qu’on y attache, est un morceau de lard, sur lequel ils se iettent gloutement. J’obmets beaucoup de choses, de peur d’estre trop long, & reviens à mon voyage. Devant que d’aborder au Mozambic, la navire se mit en bataille : car le Roy prevoyant ce qui en seroit, nous avoit advertis que les Hollandois taschoient de surprendre le Mozambic avec une flotte & armée Navalle. La veille de S. Jean Baptiste nous y arrivasmes, non sans danger, pour estre le canal de l’emboucheure du port fort estroit, flanqué des deux costez de deux dangereux escueils, de maniere qu’il faut prendre pour y entrer des maistres Pilotes du lieu. Le Mozambic est une Isle fort petite, n’ayant de large que la portée d’un mousquet, & quatre fois aussi longue : où nous vismes des hommes de tout autre maintien, que nous n’avions encore veu, qui s’en vindrent avec des petits bateaux droit au Navire. Là nous vismes, des Ethiopiens tous nuds (sauf l’honnesteté) qui ramoyent. C’estoient de ceux qu’on appelle Caffres : car ce païs d’Affrique, qu’on nomme Cafraria, n’est esloigné du Mozambic que d’un petit bras de mer, auquel le P. Gonsalve Sylveria Portugais, Gentilhomme de bonne part, & oncle maternel du General de nostre flotte, avait enduré un glorieux martyre à Monomotapa, pour la foy de nostre Seigneur. Ces Caffres sont gens rudes & barbares, nés pour servir d’esclaves. J’avois coustume de dire que chacun d’eux n’avoit que la moitié de l’àme raisonable, & que deux en avoyent une toute entiere. Leurs bateaux sont tous d’une piece, & faits du tronc d’un arbre creux, sans jointure & sans fer, combien que leurs plus grands vaisseaux n’ont point aussi de fer ny de cloux : mais ils joignent les ais, ou pour mieux dire, les cousent avec de gros filets qu’ils tirent des Palmiers. Quand les Portugais, habitans du Mozambic, furent sautez dans nostre navire, ce fut à demander d’un costé & d’autre des nouvelles, eux de Portugal, & nous des Indes. Je raconteray tout par le menu, sçachant bien que vous ne vous lasserez point de le lire. La triste & deplorable face de l’Isle monstroit aisément son mal-heur, car il me sembloit voir nos villages du païs bas, desolez par la fureur de la guerre, d’autant qu’un mois devant que nous vinssions, huict navires Hollandois, sans avoir peu rien faire apres avoir tenu la Citadelle assiegée l’espace de deux mois, mettant le feu aux quatre coins de la ville, s’estoient retirez de là, laissant tout en cendres. Je m’en vais vous faire le recit tout au long de ce siege, afin que ces gens venus qu’ils seront en vos quartiers, ne se glorifient autant par menterie que par venterie. La flotte Hollandoise, qui estoit de huict grosses navires de guerre, vint jetter l’anchre au Mozambic, soubs la conduite du Capitaine Paul Vancaerden. Sa resolution estoit de prendre la Citadelle, qui est comme la clef des Indes Orientales, & un tres commode rafraichissement pour ceux qui navigent ; d’où il peut avec asseurance passer ce tant riche & renommé fleuve Cuama, & gaigner les mines d’or & d’argent, qui sont en la terre ferme d’Afrique. Ce qui augmentoit d’avantage son esperance, estoit le peu de garde qu’on faisoit à la Citadelle, en une si longue & profonde paix. Mais il en arriva au plus loin de leur pretension. Ils entrent donc au commencement du mois de Mars avec facilité dans ce port tout tortu, & fort difficile d’entrée, avec l’estonnement de tous les Portugais, lesquels d’aussi tost qu’ils les veirent, ce fut de faire porter dans la Citadelle, tout le meilleur de leur avoir, laissant neantmoins grande quantite de riz, de millet, (duquel on vit en ces quartiers là,) force draps (qu’ils ont accoustumé de troquer avec de l’or en ce païs là ou ce trafic est ordinaire) brief tous les meubles de leur maison. Le jour apres leur arrivée, ils sautent à terre pour boucler la Citadelle : les Portugais ne leur firent aucune resistance à l’abordée, non faute de courage, mais de gens : car ostez les esclaves, il n’y en avoit que 60. qui s’y estoyent rengez, desquels 40. seulement pouvoient porter les armes, les autres estans trop vieux ou trop jeunes pour ce faire. La Citadelle n’est point des plus foibles du monde, car elle a 4. boulevards aux 4. coings, flanquez en telle sorte qu’un chacun d’eux deffend diverses parties du port : d’ailleurs estant bastie sur la poincte de l’lsle, elle est environnée de la mer de trois costez. Or le Gouverneur de la Citadelle Dom-Estienne de Taide, plaça en ces boulevards, autant de braves Capitaines pour les deffendre. Les Hollandois commencent le siege par le Monastere des Jacobins, approchent & haussent leurs tranchées à la mesme façon qu’on fait en Europe, serpentant de plusieurs tours & recours pour estre à couvert des harquebusades de la Citadelle. Il y avoit aupres une Chapelle de S. Gabriel, dans laquelle ils dressent l’un de leurs bastillons, & l’autre du costé de la mer qu ils bastirent de sacs pleins de sables (car la terre de l’Isle est sablonneuse) faisant les sacs du drap que les marchands Portugais avoient laissez en leurs magazins, & arrachant des maisons de la ville les portes & les fenestres, les accommodoient du mieux qu’ils pouvoient à leur fabrique. Finalement ils s’avancerent si pres, qu’ils parloient avec les Portugais, & les Portugais avec eux bien souvent. Leur plus grade asseurance estoit de prendre la Citadelle par la soif, mais en icelle il y a une bonne cisterne en laquelle à raison des grandes seicheresses, il n’y avoit que fort peu d’eau, chose qui affligeoit grandement les assiegez : mais ils furent divinement secourus du Ciel, qui leur envoya contre la saison du temps une si grande pluye, que la cisterne trois jours durant regorgeoit d’eau de toutes parts, tant elle estoit pleine. J’ay dict contre la saison & l’ordinaire du temps, car en ces quartiers là, les vents & les pluyes gardent tellement leurs saisons, que c’est comme un miracle quand le Ciel passe barres. Ceste nouvelle provision d'eau atterra autant les ennemis, qu’elle bailla de courage aux assiegez : qui fut cause que seize Portugais, & non plus, avec quelques Indiens, qui estoient arrives de Goa, avec une navire de charge, qui va ordinairement de l'un à l’autre, se ruerent en une belle nuict sur les ennemis : & bien qu’ils eussent esté descouverts par les sentinelles, ne laisserent pour tant d'un grand courage de les charger si bien & si beau, qu’ils en tuerent jusques à quatorze, & mirent les autres en fuite. Mais comme de la desroute des corps de garde, tous les autres coururent aux armes, les Portugais se retirerent tous fort gentiment dans la citadelle, sauf un pauvre Insulaire, qui fut tué par eux mesmes, qui le tenoient emmy les tenebres de la nuict pour ennemy, ayant oublié le mot du guet. Ils faisoient bien davantage, car ils en trainoient deux des leurs dans le fort, quand ils furent contraincts, pour la multitude de ceux qui les venoient recourre, de peur de les perdre en vie, de les despecher vistement, leur tranchans à tous deux la teste, & emportans les pieces dans la citadelle pour donner l’apprehension aux ennemis, qu’ils sçauroient de leurs gens (que les autres cuidoient estre en vie) tout leur dessein & resolution. D’autre costé les Hollandois ne dormoient non plus, assaillant la cittadelle de plusieurs endroicts. Une nuict fort obscure & fort pluvieuse, à fin d’estre hors de danger des harquebusades, ils vindrent joindre la citadelle avec leurs rigues & manteaux de guerre, à fin qu’apres avoir sappé & deschaussé la muraille, puis qu’ils ne pouvoient faire des mines, ils la fissent sauter avec de la poudre à canon : mais ce fut en vain, car les assiegés renverserent tout leur artifice, & les empescherent de faire leurs trous, jettans du feu, qui par la clarté descouvrit leur entreprise, & par sa chaleur en pinça quelques uns si avant, qu’ils furent contraincts de s’en retourner comme ils estoient venus, sans rien faire. Cependant les deux mois se passent sans aucun gain, pour autant qu’ils ne peurent jamais avec une infinité d’engins, desquels ils se servoient, offenser en rien la muraille. La chose leur sembloit bien longue, & se doubtoient fort que, s’ils demeuroient là plus long temps, ils ne fussent attrapés de nos navires qu’ils sçavoient bien, selon la supputation du temps, estre parties de Portugal, & devoir arriver bien tost. Et pour ce ils prindrent conseil de lever l’anchre, & de partir sans profit, resolus de venir une autre fois à l’impourveu investir la citadelle. Ils remontent donc leur artillerie à bord, mais non pas toute, car la plus belle & la plus grosse piece demeura pour gages entre les mains des Portugais, en la maniere qui s’ensuit. Ils l’avoient desja chargée avec des faucons sur un bateau qui demeura toute la nuict sur le rivage, pour le lendemain la porter aux navires. Mais la mesme nuict les vents furent si grands, qu’ils rompirent la commande qui retenoit le bateau au port, lequel s’en alla de son flot rendre à terre, ce qui fut apperceu d’un Portugais, qui de bonne fortune se trouva là, lequel soudainement avec nombre de ses esclaves, fit descharger la piece, la fait ensevelir dans le sable bien avant, & brusle le batteau d’un autre costé. Le matin estant venu, les Hollandois descendent de leur Navire pour prendre la piece, s’ils l’eussent trouvée : mais elle n’y estoit plus, & furent saluez du bon jour que les habitans du pais leur donnerent à grands coups de flesches, desquelles ils en tuerent cinq, les plus sages furent d’advis de se retirer. Or j’ay veu le canon dans la citadelle, & ay recogneu à l’inscription qu’elle porte, qu’il a esté fondu à Mildebourg en Zelande. Il avait sur le dos une fortune gravée avec ceste epigraphe, Ver-vacht goede fortuna ; c’est à dire, attends la bonne fortune. encore ce peu de Flamend que je sçavois, me servit-il pour lors. Devant que hausser les voiles, il envoye une lettre au Gouverneur de la citadelle par un homme du pais qui portoit environ ces paroles : Que les ennemis faisoient le pis qu’ils pouvoient à leurs ennemis, & pour ce devant que partir ils alloient mettre tout en feu : mais que gaignez d’une courtoisie de guerre, ils demandoient aux Portugais s’ils vouloient racheter leurs maisons & leurs Eglises à prix d’argent. Les Portugais ayant tenu conseil là dessus, se resolvent constamment de ne faite aucun pacte que ce fust avec l’ennemy, & adonc leurs respondent en ces mots : qu’ils n’avoient point commandement du Roy leur maistre, sinon de combattre avec eux jusques à la mort, & qu’au reste c’estoit tout ce qu’ils leur vouloient dire. Ceste response reçeuë, les ennemis d’une grande furie courent tout, commençans despuis un bout de l’isle, & à la maison de Dieu, par une chapelle de S. Antoine à mettre toutes les Eglises & les maisons à la mercy des flammes. Une seule petite chapelle eschappa la rage de ces heretiques incendiaires. Elle estoit dediée à nostre Dame, & estant sise au pied de la citadelle où ils ne pouvoient venir sans un evident danger, & ainsi sur la fin du mois de May ils font estat de s’en aller. Ils avoient peu devant bruslé la navire deschargée, qui estoit venue de Goa, apres avoir escumé tout ce qui estoit dedans, & emmenerent avec eux un brigantin du Gouverneur fort gentil & leger, tout propre pour aller descouvrir d’une vitesse admirable, & en eau basse tous les lieux & : rivages d’alentour : il leur faschoit fort de s’en aller. Je ne sçay si ce n’estoit point un presage qu’ils devoient laisser là un de leurs vaisseaux, car deux de leurs navires sortoient du port, l’une couvrant l’autre de la volée des coups de canons, qu’on tiroit de la citadelle : mais comme le port est fort estroict, l’une des deux s’ensabla & demeura arrestée, qui fust tout aussi tost accueillie des Portugais à grands coups d’artillerie, si bien qu’elle fut estropiée, & renduë du tout inutile au navigage. Toutesfois quand la marée vint, & qu’ils la peurent mettre en flot, ils l’emmenerent en lieu où ils la peussent despoüiller & desgarnir tout à loisir, le reste demeura là pour l’escot, perdant autant en ceste seule navire, qu’ils pouvoient avoir gaigné de leurs volleries & brigandages. Finalement ils allerent en l’isle de S. George, voisine de la citadelle adouber leurs navires, qui avoient esté mal traictées par les assieges sur leur partement, & puis s’en allerent laissant au Mosambic (comme on a sçeu du despuis par les habitans du lieu, qui traicterent avec eux) non gueres moins de deux cens de leurs gens, perte non petite, attendu qu’ils estoient si loing de leur païs : & des assiegés, il en mourust pres de vingt. Nous arrivasmes donc apres le despart des Hollandois plus d’un mois, vers le 23. de Juin, que si nous eussions tenu le droict chemin, sans doubte nous les allions rencontrer. Car ayant passé le Cap de bonne esperance, nous demeurasmes (ce que j’avois oublië à dire) vingt jours tous entiers les voiles ployées, attendant le bon vent. Estans arrivës nous trouvasmes l’isle en un piteux & miserable estat, sans vivres, sans commoditez, outre que les maisons bruslëes, tenoient dans les navires ceux, qui estoient si fort amoureux de la terre ferme. Mais devant mettre pied à terre, il faut que je raconte à la gloire de Dieu ce que nous fismes estans encor sur mer. J’avois charge des malades, ne leur servant pas seulement d’enfermier, ains encore de Medecin : car celuy que nous avions, à peine çavoit-il bien seigner, & faire les cheveux, quant au reste du tout rien. Le Pere qui estoit nostre superieur, preschoit toutes les festes : lequel apres m’avoir invité souvent à ce faire à mon tour, enfin j’acquiesçay à sa volonté, & à l’importunité de beaucoup d’autres, qui m’en pressoient. Comme donc je m’estois preparé pour le Dimanche de Pasques fleuries, le Ciel qui se couvrist ce jour là, destourna mes auditeurs par la pluye. Derechef aussi le premier jour de May je fus empesché par la violence des vents. Du despuis estant semond de m’aquiter de ma promesse, j’eschappois en leur disant, qu’il ne falloit rien entreprendre contre le Ciel, ainsi que j’avois faict peu devant. En fin si fus-je contrainct de ce faire : mais ce fust au chemin que nous fismes, despuis le Mosambic jusques à Goa, & le jour de sainct Matthieu, auquel je preschay en Portugais. Je ne parle point maintenant si je fis bien ou mal, du moins quant à la langue je n’apprestay à rire à personne : pour vous dire qu’il n’y a pas tant de difficulté à apprendre les langues, que nos Peres quelque-fois s’imaginent. Quant à moy, je parle pour le present beaucoup mieux Portugais, que Francois, ainsi que je l’ay experimenté encores ce jourd’huy. L’un de nous faisoit le Catechisme de deux jours l’un, & moy venant du Mozambic à Goa je tenois ceste ordinaire. Tous les jours je le faisois aux Caffres, & de deux jours l’un aux Portugais ; aux Caffres c’estoit par interprete, bien que je sçeusse quelque peu de leur langage, qui est de verité bien beau, semblable au Flament, & plus doux que L’Allemant, car il y a plus de voyelles, & moins d’aspirations. Par exemple Molungo, Dieu : Mana Molungo, Fils de Dieu : Mamea Molugo, Mere de Dieu : Mosungo, Maistre : Mocate, du pain : Ignasaeca, du millet : & autres semblables. Ces Caffres estoient en nombre de quatre vingts, tous esclaves & Payens, & ceux qui estoient Chrestiens n’estoient pas plus doctes. Je fis tant en fin par mes journées, que tous apprindrent à faire le signe de la Croix, à reciter leur Pater, Ave & leur croyance. Un de nos Freres disoit sur le tard tous les jours les Letanies. Nous nous efforcions d’appaiser les querelles des Soldats, & les aider au besoin. Mais le plus grand travail fut d’entendre les confessions au Caresme, car en ce temps tous ceux du navire se confesserent. Et pour autant que les Portugais sont de ceste humeur, qu’ils se confessent plus volontiers à un estanger, qu’à leurs compatriots, j’en entendis la plus grande part, & des plus apparens qui avoient charge au navire. Le General mesme s’en vint plusieurs fois à moy pour se confesser. Au Mozambic ce travail se multiplia selon le nombre des navires, & puis, nous estans sur la mer quand Pasques vindrent, si tost que nous eusmes prins terre, il fallut qu’un chacun fist son devoir, selon le commandement de l’Eglise. De façon que depuis que nous arrivasmes, deux mois durans, il ne s’est passé jour, auquel nous n’ayons entendu les confessions, depuis le bon matin jusques au midy, sans autre respit que pour dire la Messe. L’apresdinée nous visitions les malades, tant de l’hostel Dieu, que ceux qui estoient dedans leurs petites cabanes, nous ressouvenans qu’en ce lieu mesme, & en ce mesme office, le grand & bien-heureux Xavier, le P. Gaspar Barzé, & tant d’autres des nostres, avoient fait les premiers essais de leur ardente & embrasée charité. J’ay bien voulu raconter toutes ces choses ensemble, afin de n’estre contraint d’interrompre le fil & le cours de nostre narration par cy apres : je reprens donc mes premieres erres. En ce commun embrasement nous n’eusmes pas faute d’amis, qui pour nous recevoir & heberger firent tout ce qu’ils peurent. Un bon vieillard ancien, & grand amy de nostre Compagnie, nommé Ascensus Mendes, avoit esté tellement bruslé des Hollandois, qu’il estoit contraint de se loger dans une petite cahuette en la forteresse. Ce bon vieillard aidé d’un autre de nos amis, nous dressa tout aussi tost un taudis de branches de palmiers, afin de nous loger à couvert. On craint plus en ces quartiers le chaud que le froid, voila pourquoy les vents qui souffloient de toutes parts en ceste nostre demeure, en chassoient toute la chaleur estouffée. Cest autre s’appelle Antoine Coutigno, lequel j’ay bien voulu nommer, afin que vous le puissiez, nommer en vos prieres & devotions, & le recommander à la divine Majesté ; le premier mourut pendant le temps que nous fusmes là, l’autre vit encore. Que si vous desirez sçavoir les choses plus rares de ces quartiers icy, ce sont les Palmiers qui emportent à bon droit la palme sur tous les autres arbres de ce pays : car en iceux vous prenez tout ce qui est necessaire pour la vie de l’homme. Le vin, l’eau, le vinaigre, l’huile, le laict, les navires toutes equipées, les chapeaux, les sieges, & plusieurs autres choses. Les Hollandois sur leur partement en couperent un grand nombre, & pour ce en voit on des grandes tailles par les champs. Je n’ay que faire de m’estendre plus loin en la description de cest arbre, veu que le P. Maffëe & plusieurs autres l’ont fait fort copieusement. Il y a en ces quartiers des Indes, une sorte de figuiers admirables : ils naissent & meurent tous les ans, & n’ont qu’une seule branche, en laquelle il y a plusieurs figues, qui se mangent toute l’année, les unes succedantes & meurissantes apres les autres : & si elles ne sont pas de mesme figure que celles d’Europe, les surpassant quatre fois en grandeur, plus longues que larges. C’est une viande fort commune & fort saine : nous en mangeons tous les jours. Les fueilles de l’arbre sont plus grandes que je ne suis, larges de cinq ou six pieds, quelques uns estiment, & assez à propos, que la pomme d’Adam estoit de ceste espece, car il trouva tout aussi tost en cest arbre dequoy se couvrir : veu que d’une couple de ces fueilles jointes ensemble, vous en feriez une robbe, comme la patience d’un Religieux. Aussi se sert-on de ces fueilles en beaucoup d’usages. Les habitans du lieu en font des assiettes, des plats, & ne se servent jamais plus haut d’une fois d’un de ces plats. Le figuier quand il s’en va mourir sur la fin de l’année, laisse une racine, de laquelle sort un nouvel arbre. Il y a un autre fruict bien rare qu’on nome Ananazares, de la forme d’un cocombre, de figure longue & ronde, grand d’un pied, jaune en couleur, couvert de petites peaux ou bourles, qui s’eslevent un peu en forme d’escailles, vertes à l’extremite, & d’une odeur tres-soüefve. On le mange tout, apres qu’on l’a pelé, ayant le goust sort semblable a un coin, encore est-il pl’ agreable. On dit qu’il y a une infinité d’autres fruicts, que je n’ay point encore veus, cedant toutesfois en bonté à ceux que je viens de dire. On ne trouve point icy de vos poires, pommes, prunes, cerises, pesches, mais bien force oranges & citrons. Revenant donc à nostre voyage, cependant que nous attendons le temps favorable, deux des nostres tomberent malades, le Pere Sebastien Minolfi Sicilien, lequel bien qu’il fust legerement malade, ne peut recouvrer la premiere santé, que nous ne feussions au port de Goa : l’autre fut Blaise Favalle Veronois, qui fut emporte d’une fievre maligne & dangereuse. Dieu nous voulut ainsi dixmer. C’estoit un jeune homme de grande expectation, & d’un grand courage, Deux jours auparavant que tomber malade, il avoit passé toute la nuict entiere avec moy au chevet d’un pauvre Soldat, qui estoit tombé subitement malade, & si je ne pouvois tirer de luy aucun signe de douleur de ses pechez, estant entré en resverie : Dieu voulut que le lendemain il se confessa de bon sens, & mourut fort bien : le jour d’apres no’ ensevélismes nostre Frere en l’Eglise de nostre Dame prés de la Citadelle, faisant l’office selon la coustume de la Compagnie, non plus ny moins que si nous eussions esté en quelque College. Le lieu où nous le mismes ce fut devant l’Autel au milieu, où le Prestre commance la Messe, en la mesme place en laquelle plusieurs années devant, nos Peres ensevelirent un autre des nostres qui avoit esté consacré Evesque du Jappon, la Chapelle on la nomme en Portugais, Nossa Senhora do Boluarte. J’escris cecy, afin que ceux des nostres, qui viendront icy apres, le sçachent. Estans donc en attente environ le 10. ou 12. d’Aoust, voila que sans y penser & tout d’un coup la flotte des Hollandois, la mesme que devant, apparoist sur mer. Mais je m’oublie de vous dire, ce que devint la navire de S François, qui avoit esté emportée par la tempeste. Elle vogua comme elle peut jusques au Mozambic : mais devant que comparoistre, les vents la repoussent sur des rochers, à douze lieuës ou plus du Mozambic, qui ne sont pas fort esloignés de la terre ferme, contre lesquels elle heurta jusques à neuf diverses fois, de façon que tous ceux qui estoient dedans, n’attendoient que la mort, laquelle pour eviter, ceux qui sçavoient nager, se mettoient desja en devoir, Ce fut un miracle que de ces coups furieux elle ne se rompist & fracassast en cent mille pieces, car elle eschapa par une grace speciale de Dieu : & ce qui ne se peut naturellement faire, elle alloit n’ayant que six brasses d’eau, tels vaisseaux en demandant pour le moins dix ou onze. Quelques uns disent, que nostre Dame s’apparut sur la hune du navire : mais j’en doute fort, pour n’avoir aucun fidele garand de cela : & ces bonnes gens de marine, quand ils sont troublez de l’apprehension du danger, & de la mort, ils s’imaginent qu’ils voyent ce qu’ils ne voyent pas. Ceste navire donc poussée d’un meilleur vent que devant, entra au port quinze jours apres nous : laquelle bien qu’elle feist eau de plusieurs endroits, la sentine se deschargeant fort aisément, selon l’opinion de plusieurs, pouvoit avec toute asseurance durer en cest estat jusques à Goa. Mais je retourne aux Hollandois. Aussi tost qu’ils parurent, on se mit à serrer tout dans la Citadelle, de no’ autres une partie se retira dans la forteresse avec les malades, & l’autre monta sur mer avec les Soldats, au nombre desquels je me trouvay. Et d’autant que les Hollandois faisoient mine de vouloir entrer, le General de l’armée, & la pluspart des Gentils-hommes, avec plusieurs Soldats, se confesserent. On prepara la navire au combat : mais ils jetterent l’anchre aux deux Isles voisines de S. George & de S. Jacques, à la veuë de la Citadelle, & de nos vaisseaux. On desiroit fort qu’ils vinssent, parce qu’on s’estoit fortifié, tant de la Citadelle, que du destroit de l’emboucheure & du port : mais ils ne sont pas ny si forts ny si courageux, qu’on les fait. Le General de nostre flotte avoit fait monter fort à propos, quelques pieces de canon, qui avoient esté desgarnies de leurs rouages au siege passé par le moyen des charpentiers qu’il menoit, & en avoit fait faire d’autres, pour la deffence de la Citadelle, qui n’avoit pas grand besoing de nostre secours, ny de munitions de guerre, en estant desja assez suffisamment fournie. Si y avoit-il bien du danger à la sortie du port, à cause qu’elle est si estroiste, que nous avons dict ; neantmoings le General, homme genereux, se preparoit pour partir, & aller avec trois navires combattre contre sept ou huict. Ce qu’entendans les Portugais habitans de ce lieu, firent tant envers nous par leurs prieres, larmes, & protestations, que nous ne les abandonnassions point, au moins tandis que le temps propre pour naviger vers Goa dureroit, qu’en fin il fust conclu que nostre voyage seroit differé jusques au 20. d’Aoust, & que cependant l’on seroit aux escoutes, pour voir ce que voudroit dire l’ennemy. Mais en vain, Nihil ille nec ausus, nec potuit, ils n’oserent, & ne peurent jamais rien : tout ce qu’ils firent, ce fust de se promener & voltiger avec de petites fustes. Or un jour comme ils s’advancerent un peu trop de nos vaisseaux, il ne s’en fallust presque de rien qu’on n’en print un des leurs, ce qui les rendist plus sages à l’advenir. Le 25. jour estoit desja escheu, & l’ennemy ne bougeoit point, ne pretendant autre chose que d’empescher nostre navigation : mais comme nous nous preparions pour partir, voilà que le jour suivant il desancre, estimant que le temps propre au voyage fust escoulé, d’autant que les Portugais ne partent quasi jamais du Mosambic apres les 20. du mois d’Aoust, à l’occasion que és Indes les vents accoustumés ne faillent jamais de tirer, & regnent (Dieu le voulant ainsi) chascun à son tour. Le despart de l’ennemy nous donna esperance de partir ; neantmoins nostre Pilote & les Insulaires nous mettoient tant d’empeschemens, de difficultés & de dangers au devant, qu’il sembloit que le Ciel & la terre eussent conjuré contre nous. Nonobstant tout cela, le General, qui estoit le maistre absolu en cest affaire, vouloit qu’on partist, pour autant qu’il sçavoit qu’on auroit besoing en l’Inde des navires que nous menions. Au moyen de quoy contre la volonté de tous les habitans de l’Isle, nous nous disposons à partir deux jours apres la levée des Hollandois. Or voicy un’autre infortune, car la navire de S. François, qui estoit venuë la derniere, devoit partir la premiere, si elle ne se fust ensablée, devant que les deux autres missent la voile au vent, & comme l’eau estoit fort petite & fort basse, penchant sur le costé le plus profond, l’on fust contrainct, de peur qu’elle ne se renversast & perist avec tout ce qui estoit dedans, pour la descharger, de couper les masts, de la pesanteur desquels elle estoit toute affaissée. Ce qui fust si promptement executé que merveilles. Car le maistre mast est si gros que deux hommes ne le sçauroient embrasser. Ce qui retarda encore nostre navigation, d’autant qu’il fallust descharger l’artillerie de ceste navire & la transporter aux autres deux. Le reste de l’equipage fust mis entre les mains des Thresoriers du Roy : pour les personnes, les unes demeurerent en l’Isle, les autres s’embarquerent aux deux navires restantes. En fin finale, le 3. de Septenbre, par la grace de Dieu, ayans mis plus nostre asseurance en son aide qu’en tout le secours humain, nous desmarames du Mosambic, bien que nous courions de grands dangers de la part des ennemis, n’ayant que deux navires, & plus encore, si vous voulés, des vents contraires & du peu de provision qui nous restoit. Toute-fois nous eschapames toutes ces fortunes, secourus de l’assistance divine & de vos bonnes prieres. Car estans partis, comme dict est, le 3. jour de Septembre, avec un vent propice, mais violent, le mesme jour nous endurasmes une telle tourmente, que la plus part des voyageurs furent saisis d’un grand mal d’estomach, pour la desaccoustumance de la mer. Le jour d’apres & les suivans, nous n’advançasmes guiere, partie à cause du vent contraire, partie à raison de la trop grande bonace. Ce qui rendoit fort suspens tout le monde, car d’autant plus que nous demeurions, d’autant plus se reculoit la commodité de pouvoir naviger aux Indes : & les Mariniers craignoient fort qu’au lieu d’aller avant, il nous faudroit tourner arriere. La force de l’eau, & le flux de la mer, est en ces lieux si incogneu, que le vent emporte souvent les vaisseaux malgré qu’on en aye, jusques aux escueils de Soffala, qui est une autre Citadelle des Portugais. Au moyen dequoy tout le monde se recommandoit à Dieu, car de retoumer au Mozambic, le General n’en vouloit point ouyr parler, & le port de Monbaza estoit esloigné de nous de plus de deux cens lieuës, outre que cest endroit estoit fort dangereux jusque là, qu’on n’y pouvoit passer que de jour, & lans que quelqu’un marchast devan, qui avec une sonde tentast la profondeur de l’eau, à ceste occasion on fait à l’honneur de nostre Dame (à laquelle nostre nef estoit dediée) une queste pecuniaire, puis une autre en l’honneur de S. Laurens, (l’Isle duquel estoit à main droite) & la 3. en l’honneur de S. Saturnin, que les Matelots invoquent avec grande confiance, pour obtenir de Dieu le vent favorable. Ce ne fut pas en vain, pour autant qu’il ne pleut pas tant seulement à Dieu, par l’intercession de ses Saincts, de nous bailler les vents en pouppe, ce que nous demandions seulement, mais il luy pleust de surpasser & d’aller au delà de tous nos desirs, faisant que contre le vent, l’eau nous portant de son flux (que nous pensions nous estre contraire) nous fismes nonante ou pres de cent lieuës, si bien que le 11. de Septembre de bon matin nous vismes l’Isle de Comoro : & encore que tout le monde sçeust bien qu’il n’y pouvoit avoir en ce lieu d’autre Isle à la main droite, que celle là (pour estre celle de S. Laurent, plus à costé, vers le midy) toutesfois le Pilote ne pouvoit croire que ce fust elle, bien qu’à cause de sa hauteur merveilleufe & prodigieuse, on la puisse sans point de difficulté recognoistre. Ceste Isle estant comme coupée en fond de cuve, est plus haute que ne sont les monts Pyrenées, à tout le moins que tous ceux que j’ay passez. Or la ligne Meridionale du Soleil que nous prismes avec l’Astrolabe, nous tira hors de doute : car nous la trouvasmes à la mesme hauteur, en laquelle ceste Isle est assise, qui est, si j’ay bonne memoire, onze degrez & demy par delà la ligne, en l’Hemisphere Antartitique ; ce qui nous rendit le courage, mesmement n’estant point attendu de nous : Et beaucoup plus quand le mesme jour, un vent commença à souffler dans nos voiles si heureusement qu’il nous accompagna tres-fidelement plus de huict cens lieuës, c’est à dire, jusques à Goa, & le huictiesme d'Octobre nous descouvrismes les Indes, que nous avions recherchées par un si long & difficile chemin. Or ce que vous voyez le premier, sont des rochers que les Portugais appellent, à raison de leur seicheresse, Ilheos queymados, c’est à dire, Isles bruslées. D’un costé ils se vont rendre à la terre ferme, & sont distans de Goa vers le Nort, d’environ douze lieuës. Les Pilotes s’adressent ordinairement là, d’autant que s'ils alloiet plus bas que Goa vers le Midy, ils ne pourroient à cause du vent contraire gaigner Goa, tirant & montant au Septentrion : & ce mesme vent est favorable à ceux qui du Septentrion tournent voile descendans au Midy. Le mesme jour sur le Vespre, nous moüillons l'anchre afin de n’entrer dans le port pendant la nuict. Et en ce mesme temps arriva une chose funeste, qui rabattit une partie de nostre joye, car un des Matelots qui jettoit l'anchre, tombant dans la mer, ne fust jamais plus apperçeu. Le jour donc ensuivant, levant les anchres à la diane, nous haussons les voiles droit à Goa, où nous fusmes tout aussi tost environnez d’un monde de petits batteaux, remplis de Portugais & d'Indiens, les uns venans pour nous bien-veigner, les autres pour leurs affaires, quelques uns pour gaigner, nous apportans des viandes, des fruicts, du vin, & autres rafraichissemens de terre ferme. Et pleust à Dieu que vous sçeussiez (mes freres tres-chers & bien aymez) quel plaisir & quelle joye c’est que d’arriver au port, apres une si longue & facheuse navigation. Je pensois & disois lors en moy mesme : Bon Dieu ! quel contentement sera ce donc, quand apres le voyage & la navigation de ceste vie chetive & miserable, tu viendras, ô mon ame, surgir au port d’un salut eternel ! Or je viens à vous deduire, le doux accueil, les amiables embrassemens & les congratulations que nous firent nos Peres, & Freres. Sur le tard de ce jour là, ils envoyerent un homme pour nous saluër au navire, & prier d’attendre encore un peu de temps à descendre, jusques à tant que tout l’appareil de nostre entrée fust mis en bon ordre & disposition. Ils sçavoient bien que nous devions arriver, parce que la quatriesme navire qui devoit venir quant & nous, partit apres nous de Lisbonne, & arriva devant nous à Goa, pour autant qu’elle ne passa point au Mozabic, & en icelle estoient les lettres qu’ils receurent devant nostre arrivëe. Le P. Provincial estoit pour lors en la Peninsule de Salsete ; où il faisoit la visite. Or comme il estoit pres de la mer, il sçeut tout aussi tost que nostre navire estoit au port. Le bon Pere (il s’appelle P. Gaspar Fernandez) sur le champ envoye son compagnon au navire, pour sçavoir si nous y estions point. Le Pere vint à nostre bord environ la minuit, & ainsi que nous estions encore avec luy devisans, comme vous sçavez, familierement & doucement par ensemble, voila qu’à trois heures de matin, le batteau qui nous devoit porter à terre, arriva, & sans que nous pensassions à rien, ils nous saluerent (comme ils ont accoustumé de faire tous les Europeans, qui viennent pour estendre le Royaume de Dieu, & prescher l’Evangile) avec une belle aubade, car ils menoient des menestriers, lesquels allans tout autour du navire, sonnoient melodieusement des hauts-bois. Apres cela un jeune enfant commença à entonner d’une voix tres-belle & tres-agreable, Benedictus qui venit in nomine Domini, le coeur luy respondist tout aussi tost en Musique, & chanterent comme cela un assés long temps. Cela faict, nos Peres & freres, qui estoient venus dans le batteau (bien une trentaine) montent à bord, & Dieu sçait comme ils nous accollerent estroictement & charitablement. Je vous laisse à penser ce que nous devions faire nous autres, & de tout cela je tirois ceste consideration à part moy, qu’est-ce que peuvent faire les choeurs des Anges, & les troupes des bien-heureux venant au devant de ceux qui font leur entrée en Paradis. Les salutations faictes, nous descendismes dans le batteau portans fort peu de chose avec nous. Le Pere Provincial avec le P. Recteur du College (le P. François Vieira) & quelques autres de nos Peres nous attendoient au rivage, auquel il y a une Palmeraye, ou un bois de Palmiers, avec une belle maison & fort commode, qui est aux Novices. Nous ne mismes pas encore pied à terre en ce lieu là, d’autant que le P. Provincial vint à nous, dans le navire, lequel apres nous avoir embrassés paternellement, & nous avoir briefvement entretenus de paroles, nous feit mettre à table, nous presentant des fruicts qu’il avoit apportés de la Palmeraye, pour nous rafraischir. Cependant nous voguions tousjours, tirant droict à Goa, distant de ce port de trois bonnes lieuës, & les Musiciens faisoient encor aussi leur devoir de bien chanter divers motets & chansons spiritueles, mesme en la langue du pais, car il y avoit des originaires entre les Musiciens. Estans donc arrivez au port de Goa, on nous bailla à chascun un parasol, chose commune & necessaire en ce pays là, à raison des picquantes & excessives chaleurs du Soleil, & en cest equipage nous allasmes au College de la Compagnie, appellé autrement le College de S. Paul. Au porche qui est devant ledict College, estoit le reste de nos Peres & Freres, avec une multitude infinie de Messieurs de la ville, auquel endroict nous fusmes receus avec une excellente Musique, qui nous conduisit dans l'Eglise du College magnifiquement ornée & accommodée. Là estans, en premier lieu nous nous prosternons & adorons le S. Sacrement, rendans graces immortelles à la divine Majesté, de tant & tant de particulieres faveurs & benefices receus de sa main liberale. De là on nous meine en la Sacristie, pour saluër les corps du bien-heureux P. Xavier, & des Martyrs de Salsete, devant lesquels nous fismes nos devotions & remerciemens, chascun selon son desir : & ce fust icy où je fus memoratif de tous ceux qui s’estoient en Europe recommandez à mes prieres : d’où estans sortis, ce fust à nous fairë changer d’habits despùis la teste jusques aux pieds. En la cousturerie il y avoit des grands vaisseaux, preparés & disposez pour nous laver le corps, avec l'eau chaude, & de bonnes herbes, car nous avions bien contracté de l'ordure par l'espace de neuf & tant de mois, que nous avions demeuré dans le navire. En apres on nous habille a la façon que nos Peres le font aux Indes, ne retenant quasi rien de ceste forme de vestement que nous avions apporté d’Europe. Les vestemens estoient fort legers à cause du chaud, & beaucoup plus deliez que celuy duquel vous usez en Esté. Comme nous fusmes vestus, vindrent les barbiers (ce sont des serviteurs du College) qui nous firent le poil, la barbe, & la couronne, à la mode du païs : & de là on nous mena disner au refectoire, qui estoit orné de belles fleurs, & tout parsemé d’herbes. Nous demeurasmes tout ce jour là, & le suivant au College. Le troisiesme estant venu, le P. Provincial nous conduisit à la maison Professe, qui s’appelle du nom de J e s u s : en laquelle nous entrasmes tous par l’Eglise, fort magnifiquement parée. Je n’ay jamais veu de maison ny d’Eglise de nostre Compagnie si belle, qu’est ceste cy. Là les autres Peres s’arresterent deux jours, puis ils allerent demeurer deux autres jours au Novitiat, d’où ils furent envoyés en la maison qu'on nomme de Saincte Anne, située en une tres-belle & tres-planteureuse vallée, Ceste maison en nos quartiers seroit un bien beau College & des meilleurs. Il y a une fontaine vive & ruisselante, de laquelle se faict un bel estang, & c’est merveille qu’en ce païs, contre l’ordinaire du nostre, en Esté (bien que c’est tousjours Esté, les arbres estans en tout temps revestus de leurs fueilles) l’eau est tiede, & presque chaude. La cause de cela, à mon advis, est, que le froid estant banny de ces païs-cy, il ne se faict point d’Antiperistase. La chaleur est icy si vehemente, voire mesme en ce temps auquel le Soleil est plus recule de nous qu’il puisse estre, en estant esloigné de quarante quatre degrés, quand il est au Tropique du Capricorne (car Goa est en l’eslevation de seize degrez & demy du Pole Arctique) qu’il n’en faict jamais de si grandes en nos pays bas. On dict que le chaud est bien plus immoderé au temps qu’ils ont le Soleil pour Zenith, à sçavoir au mois de May & de Juillet, qui est le temps auquel le Soleil monte & descend du Tropique de Cancer, bien est vray, qu’ils content leur Hyver au mois de Juin & de Juillet, à raison des grandes pluyes qu’ils experimentent en ce temps là. Je retourne à la compagnie de nos Peres, laquelle il me fallust quitter quatre jours apres nostre arrivée, car le General de nostre flotte me feist appeller en son vaisseau, & ce d’autant que les navires Hollandoises, qui avoient assiegé le Mosambic, vindrent pour se jetter dans le port de Goa, & comme on s’apprestoit pour combattre, il voulut luy, & les autres seigneurs, & gentils hommes de sa suite se confesser, devant qu’entrer en bataille. Je m’en allay donc ce jour au navire ; & deux jours apres voicy les ennemis qui s’en viennent les voiles au vent, tout droict à nous. De quoy s’appercevans les soldats, se confesserent tous hastivement, à la soldade, c’est à dire briefvement. Mais l’ennemy voyant trois navires dans le port toutes prestes de venir aux mains (car celle du bon Jesus estoit arrivée) outre plus une forteresse, petite à la verité, mais bastie de nouveau en un lieu tres-commode, cala voile & s’arresta à la portée du canon, où il demeura quelque temps, & puis cingla vers le Septentrion, quelque peu de jours apres costoyant la rade : à fin que si quelque navire venoit de Portugal, il luy courust sus, devant que nos vaisseaux la peussent secourir. Ces gens usent de navires fort promptes, & fort bonnes à la voile, avec lesquelles ils fuyent quand ils veulent fort legerement, & retournent aussi viste quand il leur plaist. Et c’est pour quoy nos gens ne les attaquerent point, ce qui fut bon pour eux : car en se retirans, ils prindrent ceste quatriesme navire ; laquelle comme j'ay dit, estoit partie apres nous de Portugal. Que pouvoit faire un seul vaisseau contre huict ? elle eust neantmoins eschappé, estant en ces rochers bruslez de tantost, n’eust esté qu’elle demeura à sec à faute de vent. En ceste navire il n’y avoit point vingt hommes qui ne fussent tous griefvemet malades, & cependant l’ennemy ne l’osa jamais approcher, combattant de loin à grands coups de canon & y jettant des pots à feu. En fin quand il n’y eust aucun moyen d’eschapper elle se rendit, il y en eust fort peu de tuez, beaucoup plus de bruslez, & tous furent prins, lesquels ils traicterent humainement, car ils les envoyerent dans des barquerolles (apres leur avoir baillé à chascun deux daleres, qu’ils appellent Pataques) à Goa, où ils furent receus & logez à l’hospital, que les nostres gouvernent. Le Capitaine du navire (qui avoit le nom de Lorette) appelle Hierosme Telés, fut retenu prisonnier, avec deux autres de ses gens. On a parlé de le delivrer, je ne sçay comme les affaires sont allëes du despuis. Quant au navire ils le bruslerent, apres l’avoir volé, & s’en revindrent vers nous ; allans ainsi, & venans sans rien exploiter : & apres avoir fait semblant encore un coup de combatre, sans aller plus avant, ils tirerent au Midy vers Malaca, comme l’on dit. Je m’en retournay a Goa : & ces deux mois icy, qui sont dangereux pour les maladies, je demeuray en la maison des Profez, comme au lieu le plus sain : mes compagnons ont esté envoyez, qui deçà, qui delà, en divers lieux proches d’icy. Jusqu’à present je vous ay descrit (mes tres-chers & bien aymez freres) du moins mal que j’ay peu nostre voyage, & arrivée. Maintenant afin de n’oublier rien de ce que vous desirez sçavoir, je feray courir ma plume par toutes les provinces des Indes. Toute ceste contrée de l’Inde Orientale est divisée en deux Provinces, sans conter la Chine & le Jappon. Ceste distribution a esté faicte depuis fort peu d’années en ça. L’une s’appelle la Province de Goa, l’autre de Cochin. Celle de Goa, qui est enfermée dans le $eptentrion, a soubs soy ces Colleges, Chaûl, Bazain, Damàn, Tanà, Diu ; & deux missions, celle du Mogor, & celle d’Aethiopie. En la ville de Goa, il y a trois maisons de nostre Compagnie ; la maison des Profez, le College de sainct Paul, & le Novitiat ; sans faire mention de l’hospital, qui est soubs la conduite de nos Peres. Au College vivent cent des nostres. Cinquante en la maison des Profez, trente au Novitiat ; & deux ont charge de l’hostel Dieu. Outre cela en la Peninsule de Salsete, qui est d’un costé pres de l’Isle de Goa, & de l’autre est conjointe aux terres du Royaume d’ldalcan, demeurent quinze de nos Peres, divisez en autant de parroisses, lesquelles ils servent tout ainsi, comme s’ils en estoient Curez. Là mesme il y a un College nommé Margan, auquel tous ces Peres s’assemblent chasque mois, pour entendre l’exhortation, & communiquer entr’eux : vous diriez que ce sont de ces anciens Peres du desert, qui sortoient tous les Dimanches de leurs cellules & hermitages, & s’en venoient aux Monasteres. En ces lieux là ils instruisent beaucoup de milliers de Chrestiens, & s’il y a en quelques endroits des Idolatres, ils s’efforcent de les convertit à nostre S. Foy. J’ay visité presque toutes ces parroisses, ayant esté invité à la feste de trois d’icelles, & en tous ces lieux, qu’est-ce que j’ay veu ? ou bien plustost, que n’ay-je pas veu ? & avec quel contentement ay-je voyagé trois sepmaines entieres par ce pays là ? Je seis la pluspart du chemin monté sur un asne, ou porté sur des rets, à la mode du pays : car d’aller à pied, il n’est pas possible, à raison des grandes chaleurs. Or on est porté sur les filets en ceste sorte, quatre portefais Indiens, qu’ils appellent en leur langue Boïs, ou bien deux, les uns apres les autres, chargent sur leurs espaules un baston d’une espece de rouseau, fort dur & fort gros, duquel pend en bas une certaine façon de lict de cordes, entrelassées comme un retz, dans lequel celuy qui est porté se couche tout de son long, qui est une maniere d’aller fort paresseuse, mais si douce, qu’on peut lire attentiuement en allant : & de moy j’y recitois mon Breviaire. Les festes desquelles j’ay faict mention, se celebrent avec tout l’appareil & solemnité possible, chacune en son temps, & chacun de nos Peres en sa parroisse : en laquelle ceux qui sont és autres parroisses, viennent autant qu’ils peuvent, & avec grand nombre d’lndiens, & de ceux de Goa mesme, mais sur tout grande quantité de Payens. Chose qui est totalement necessaire, soit pour confirmer les nouveaux Chrestiens en leur religion, soit pour y attirer les Payens. Les Eglises sont parées fort richement, ne devans rien à celles d’Europe, en matiere d'ornement. Pour la pluspart elles sont au mesme lieu où estoient les temples des Idoles, mais basties tout de neuf ; & nos Peres sont entretenus du revenu de ces temples. L’on chante la veille les premieres Vespres, & le lendemain la grand Messe, avec une belle majesté & solemnité. Car en ces villages là, la musique tant de voix que des instrumens est aussi bonne pour le moins, que celle de nos villes d’Europe. S’il faut dresser quelque Croix, ou faire quelque Baptesme solemnel, on le faict apres la Messe, & l’apres-disnée on exhibe la dispute du Catechisme. En quoy ces nouveaux Chrestiens excellent tellement, qu’ils peuvent faire honte à nos Europeans : & ce n’est pas de merveille, car ils y sont exércez de telle sorte, que quand ils seroient des Butors, encore en sçauroient-ils beaucoup. Tous les matins au poinct du jour les petits enfans & filles vont à l’Eglise en ceste ordonnance. Ils sortent chascun de sa Palmeraye, en laquelle il y a d’ordinaire trois ou quatre que maisons que familles, chantans à haute voix ; & s’en vont à l’Eglise : où apres avoir chanté force hymnes & oraisons, ils s’en vont adorer la croix au Cimetiere, & de là s’en retournent en leurs maisons, en la mesme maniere, en laquelle ils en sont partis. C’est une chose si ordinaire & si vulgaire, qu’en ce temps là on les peut entendre de tous les endroicts de la peninsule, car ils sont espandus çà & là par toute la Salsete, sans avoir autrement des villages, comme en Europe. Sur le vespre ils s’assemblent, non pas en l’Eglise, mais bien en quelque lieu voisin, & chantent là fort devotement leur Catechisme, d’où vient que ces peuples barbares sont si bien instruicts, & si doctes en leur foy, que merveille. On remarque principalement cela és confessions. J’en ay entendu un bon nombre en Portuguais, de ceux qui sçavent la langue, j’ay ouy la Confession generale de toute la vie de quelques Brachmanes, les uns la faisant par cœur, les autres la lisant en un papier, mais si à propos & avec un tel ordre de distinction qu’un Theologien n’eust sçeu mieux faire. Ils ne vous laissent rien, que leur demander, je dis du tout rien, rien du tout, encore ne me contente je point assez par ces paroles, tant s’en faut que j’y adjouste quelque chose. En ces solennitez ils sautent à la barbaresque, ils representent des combats, des batailles navales, & font autres tels exercices de passetemps. Plusieurs se confessent & se communient : & l’affluence du peuple est si grande, que les Eglises ne les peuvent tenir qu’à diverses fois. Un jeune homme payen se trouva en une de ces festes, en laquelle j’estois, lequel fut tellement esmeu de la pieté du monde qui y venoit, & de la pompe & celebrité du jour & du lieu, qu’il demanda sur le champ d’estre admis au nombre des Cachecumenes. Le Pere qui gouvernoit ceste Parroisse voulut que je le receusse de ceste sorte : Je prins une figue en main, & apres en avoir gousté, je la baillay à ce jeune homme pour la manger, comme s'il estoit desja vivant parmy les Chrestiens. Apres quoy il se mit à genoux devant moy, me presentant la teste pour luy coupper un floccon de poil, qu'il avoit au milieu, pour marque de sa religion. Ce qu'estant faict, apres l’avoir embrassé, il est tenu pour Cachecumene. Le Pere luy bailla mon nom, & par ce que aussi la chose se fist la veille de S. Nicolas. Nos Peres tiennent ceste mesme façon és autres lieux, comme en tout le pays de Bazain, en la province de Cochin, en la coste des Malabares, de Comorin & de la Pescherie. En ces parroisses de Salsete, je trouvay un bon vieux Pere Anglois, nommé le Pere Thomas Estienne, & un autre assez jeune qui estoit Lorrain. Ils estoient venus aux Indes avec les Italiens. On dict qu’il y a trois des nostres qui sont Flamens en la Province de Cochin, deux desquels sont Liegeois ; le Pere Roger Conradi de Trudon, le Pere Nicolas Paludanus de Liege, & le Pere Lambert Hollandois. Ils n’ont pas esté jamais reçeus en la Compagnie en Flandres ; car les deux sont venus d’Italie, & le troisiesme de Portugal. Or cest assez parlé des Chrestiens. Disons maintenant quelque chose des missions de ceste Province, & commençons par celle du Royaume de Mogor, ou d’Achebar (car c’est le mesme) & le plus grand de tous les Mahumetains. Il y a en iceluy quatre de nos Peres fort signalez, le Superieur de la Mission, c’est le Pere Hierosme Xavier, personnage tres-digne du nom & de la parenté d’un si grand Apostre. Le fruit qu’ils tirent de ces lieux là, est fort petit, qui n’est pas chose nouvelle parmy les Mahometains. Ce n’est pas toutesfois peu de chose, d’avoir des Eglises au milieu des ennemis capitaux & jurez du Christianisme (car ils en ont deux aux deux villes principalles, & demeures ordinaires des Roys, Agra & Lahor) & d’exercer à leur barbe les functions & ministeres de la Religion Catholique. Et si le Roy est fort humain & amiable à leur endroit. Puis n’agueres le vieil Roy mourut, auquel succeda son fils, qui se monstra du commencement grand amy des Mahometains & ennemy des Chrestiens : mais à ce qu’on a recogneu du depuis, ce qu’il en faisoit n'estoit que pour s’establir plus asseurement. Son fils se banda contre luy, lequel il print en vie, & le tient maintenant serré en une estroite prison. Or devant que finir les affaires du Mogor, pour passer à celles d’Aethiopie, parlons d’un de nos Freres, nommé Benoist Goes, qui a esté envoyé bien avant dans la terre ferme de ce grand pays. Nos Peres qui sont en la Cour du Roy, avoient souventefois ouy des marchands, que bien loin de là tirant vers le Septentrion, il y auost des Chrestiens en un certain Royaume, qu'ils appelloient le Catay, on ne sçait si ce Royaume est en la Tartarie, ou en la Chine. Et de verité le Pere Matthieu Ricci, nous escrit de la Chine, qu'il a ouy quelque chose de semblable, de certains Chrestiens qui sont au Septentrion. Or il y a bien sept ans, qu’un de nos Freres coadjuteurs, versé aucunement és bonnes lettres, de grande prudence & vertu, & qui parle extremement bien le Persan, duquel on se sert en ces contrées, fut envoyé pour en descouvrir ce que s’en pouvoit estre. Nos Peres qui sont au Mogor, reçoivent assez souvent de ses lettres. Les dernieres que nous avons reçeuës, & de plus fraische date, contenoient cecy en substance, qu’il estoit encore esloigné de Catay du chemin de cinquante deux bonnes journées, & qu’il partoit au premier jour pour y aller, en compagnie de quelques marchands, qu’on appelle en ce païs là Cafilas, & nous Caravanes, ausquels il est permis d’y entrer en certain temps de l’année, & en un certain nombre, je croy que c’est de septante deux. Il a en un si long voyage, encouru une infinité de dangers, marchant perpetuellement dans les terres des Mahometans. Il se dit estre, pour plus facilement passer, Chrestien d’Armenie, ayant à cest effet changé son nom. Il a sçeu de bonne part, qu’en ce grand Empire de Catay, il y a beaucoup de marques du Christianisme. Car ils ont des Evesques mitrez, les sainctes Evangiles, des Images, ils conferent le Baptesme, observent le Caresme, & les Prestres gardent le Celibat, & autres tels argumens de nostre Chrestienté. Toutes lesquelles choses il a apprins sur le chemin d’un Medecin qui estoit captif entre les mains des Turcs, & que bien tost il nous en escrira de plus certaines & asseurées nouvelles. La bonté infinie de nostre Dieu permettra sans doute, que ces belles & grandes campagnes seront ouvertes à nostre Compagnie, laquelle autant qu’elle peut, embrasse tout le monde de son zele, & s’employe de toutes ses forces à procurer le salut de tous les hommes. La chose merite bien que par vos prieres & saincts Sacrifices, vous l’obteniez de la divine Majesté. Je passe à une autre mission, qui est celle d’Aethiopie, parmy les Abyssins, qui sont les sujets du Preste-Jan ; où resident pour le present cinq de nos Peres, personnes vrayement Apostoliques. Or les affaires de ce Royaume sont en ces termes, si avant que nous l’avons peu sçavoir ; car il y a bien deux ans, que nous n’avons reçeu aucunes nouvelles : Il y peut avoir environ six ou sept ans, que le P. Pierre Pays Portugais de nation, fut envoyé en Aethiopie pour succeder à ces bons Peres, qui y furent pieça long temps envoyez avec le Patriarche d’Aethiopie, & avoient employé fort courageusement leur sang, & leur vie à cultiver ce peuple là. La maniere avec laquelle ce Pere y entra fut telle : Pour entrer en Aethiopie, il faut de toute necessité passer par le destroit de la Meque, & aller aborder à quelque port des Turcs, sur la mer rouge, du costé d’Afrique. Or faire ce chemin, estoit entreprendre une chose non seulemet fort dangereuse, ains encore totalement temeraire : attendu qu’en ces lieux le glorieux martyr de nostre Seigneur, le Pere Maronite (ou du mont Liban) qui estoit mort pour la Foy en l’Isle de Massua de la mer rouge, avoit esté surprins des Turcs : Que si ny la couleur du visage, ny le langage Syrien ne l'avoit peu si bien cacher qu’il ne fust cogneu ; que pouvoit faire tout autre European que ce fust de nostre Compagnie ? Neantmoins la Compagnie ne desesperoit jamais de ceste mission ; & comme elle alloit questant toutes les occasions pour la faire marcher ; voicy que Dieu luy en presenta celle-cy : Un riche marchand de Turquie estoit venu prendre port à Diu, auquel par l’entremise & faveur de nos Peres, les peagers du Roy de Portugal avoient fait tout plein de gracieusetez : de sorte qu'estant desja tout nostre, on impetra facilement de luy, qu’il emmenast quant & soy un pauvre Chrestien d’Armenie, & qu'il luy donnast des addresses, pour se conduire jusques en Aethiopie. Voicy donc que le Pere sus nommé s’habillant à l'Armeniene (car il sçavoit bien la langue) est tenu & estimé de luy pour vray Armenien, & non pour un Religieux de nostre Compagnie ; lequel en fin apres maints dangers arriva en Aethiopie, où estant, il resjouit grandement les pauvres Chrestiens de sa presence, & les instruisit par la doctrine. En suitte de celuy là on en envoye quatre autres, en divers temps ; deux desquels ne se contentant pas des Chrestiens originaires, s’insinuerent accortement aux bonnes graces de la Majesté du Preste Jean, disputerent vaillamment contre les Prestres schismatiques du Roy : En fin ils conduisirent leurs affaires jusques là, que par la grace de Dieu le Roy d’Aethiopie fut sur le poinct (l’ayant entierement resolu) de mettre son Royaume soubs l’obeissance de la foy Catholique, & du Vicaire de Jesus-Christ le Pape de Rome, Nos Peres l’empescherent, pour plusieurs bonnes & justes raisons ; qu’il ne fist pas cela tout ouvertement ; de crainte que ceste ferveur prepostere n’empeschast de plus grands biens, & n’excitast de plus grands maux. Il ne laissa pas non-obstant cela d’escrire à sa Saincteté, au Roy, & à nostre R. P. General. Mais sur ces entrefaictes, voicy une furieuse tempeste qui s’esleve : Deux de les plus grands Capitaines se revoltent perfidement contre luy : or pour leur coupper toute occasion de pis faire ; il leue promptement une grosse armée, & leur court au devant, Comme donc les deux armées sont toutes prestes à choquer ; voilà que l’un de ces Capitaines, s’en vient inopinément au Roy, se jette à genoux devant luy, & luy demande humblement pardon de sa faute. Mais le Roy pensant que ce traistre se mocquast encore un coup de luy, & d’une ruse nouvelle ne le voulust decevoir ; surpris de cholere, desgainant son cimeterre, le luy passe à travers du corps, & le tue : le fils de ce Capitaine qui avoit accompagné son pere, & estoit aux pieds du Roy, voyant meurtry cruellement son propre pere, & ne pouvant endurer cela ; laschant son arquebuse, tire droict au Roy, & du coup le vous porte roide mort par terre. Tout aussi tost les deux armées au lieu de combattre, se mettent en devoir d’eslire un nouveau Roy. Ce ne fust pas sans dispute, car les uns en eslisent, mais mal, un qui estoit present ; les autres en creent un qui n’y estoit pas, & le font venir. Le premier regna par faveur, pendant que l’autre venoit ; qui estant arrivé ayant le droict de son costé, tira fort aisement à son party tous les autres : ce que voyant cest autre premier Roy, perdant courage, s’enfuit ; laissant la couronne au legitime successeur. Celuy cy ayant commencé à regner, appelle à soy par lettres le P. Pierre Païs ; pour luy dire, qu’il sçavoit fort bien en quelle estime, reputation, & credit il estoit auprés du Roy defunct ; & qu'il vouloit adjouster beaucoup d’autres faveurs à celles qu'il avoit receu ; esmeu principalement à ce faire, pour avoir apprins en ce sien exil, combien les personnes estrangeres ont besoin des habitans du pays ; qu'il n’estoit pas ignorant, combien ce bon Pere avoit endure de traverses & d'incommoditez pendant tous ces troubles ; qu’il vint donc hardiment vers luy, pour recevoir l'un de l'autre une mutuelle & reciproque consolation. Du despuis, nous n’avons point receu d’Annales de ces quartiers. Nos Peres nous escrivent bien par des missives communes ; presupposans qu’avons receu leurs Annales, qu'ils ont envoyées par deux diverses voyes ; que le nouveau Roy a escrit au Pape, au Roy Catholique & à nostre P. General, qu'il luy envoyast un bon nombre de Jesuistes en Aethiopie. C’est un grand dommage, que ces lettres soient ou esgarées ou perdues tout à faict : car c’est à cest heure si jamais point, qu'on peut facilement aller en Aethiopie : Car un nouveau Baxa Turc nous a envoyé icy des lettres de faveur, & des passeports, pour tout tant de nos Peres qui voudroient aller en Aethiopie. C’est luy qui commande à tous ceux qui tiennent les ports de la mer rouge : De façon que maintenant en vertu de ses lettres ils portent & reçoivent les nostres sans rien payer. O que ceste moisson est belle & grande ! & que ceste entreprise est haute & digne de nostre Compagnie. Le bruit commun est en ces quartiers, qu'il y a une Prophetie celebre sur ce sujet : Le quatriesme Roy devant cestui-cy a predict fort clairement tout ce qui est arrivé despuis sa mort ; en ayant receu les advis d’un des Moynes de son Royaume, homme, à ce qu'on dict, de grande saincteté ; entre lesquels il y en a, ce disent nos Peres qui nous escrivent, plusieurs bons Catholiques & de saincte vie. Ce Roy a predict, que soubs le Roy à present regnant, l'Estat de Abyssins doit grandement fleurir & s’accroistre au moyen de l'alliance avec les Portugais, ou l'Eglise Catholique, Apostolique, Romaine. Si nous recevons quelque chose devant le depart des navires, je le mettray en postille. Je m’efforce, comme vous voyez en ces miennes lettres, de vous faire entendre l'estat auquel j'ay trouvé les affaires des Indes ; à fin que d’oresnavant tous les ans, si Dieu nous baille la santé & la commodité, je vous escrive ce qui se sera faict de nouveau ; pour ce que je sçay cela vous estre tres-agreable : mais avec ceste condition, que par contr’eschange, vous nous escrirez des nouvelles d’Europe, desquelles tous tant que nous sommes icy, en sommes merveillemement desireux ; & ce sera assez jusques icy de ceste Province de Goa ; en laquelle pour corollaire de tout ce que j’en ay dict, j’adjousteray, qu’on parle de mettre une residence au Mosambic, pour le soulagement des nostres qui viendront de Portugal, battus qu’ils seront, & rompus d’une si longue & fascheuse navigation. De là on pourra faire des excursions aux isles voisines, & en ceste vaste & rase campagne d’Affrique. Passons à d’autres missions qui sont en la Province de Cochin, vers le Midy ; laquelle apres avoir passé le cap de Commori, comprend l’Isle de Ceylan, la Pescherie, le Pegu, Bisnaga, Bengala, Malaca, & toutes les Moluques ; de tout cela j’en parleray par roolle, selon l’ordre des païs. En Calecut depuis que le Zamorin à fait la paix avec les Portugais, il y a eu tousjours deux de nos Peres, non sans un fruict admirable qu’ils font, soit pour l’Eglise, soit pour le bien de tout le païs. Ils se comportent tout de mesme, par toute la coste des Malabares, qu’en la Presque-Isle de Salsete, ayant ne plus ne moins que là, charge de tous les Chrestiens du païs, & non seulement là, mais encore à Travancor, Comorin, & a la coste de la Pescherie : de tous lesquels endroits je ne dis rien, pour autant que c’est une mesme chose que Salsete ; sinon qu’on dit que toutes choses sont icy encore plus belles & plus somptueuses. Quant est de Ceilan, c’est une Isle droit à l’opposite du Cap de Comorin, en laquelle demeurent douze des nostres. Toute l’Isle pour la plus grand part est aux Portugais, s’en estans rendus maistres à ceste occasion. Ils y avoient desja deux citadelles, l’une à Colombo, l’autre à la pointe de Gale, lesquelles furent souvent assiegées, mais tousjours pour neant, par le Roy de l’Isle, nommé Rachul. Or pour venger ces injures, les Portugais envoyerent une flotte de navires, laquelle trouvant le Roy mort, & l’Isle divisée en plusieurs factions, en occupa fort heureusement la plus grande partie. Mais la temerité de l’un des Capitaines de la citadelle, mit toutes les affaires en desarroy. Il avoit pres de soy un des plus grands Seigneurs du païs, qu’il fit mourir pour quelques legers soupçons, dequoy irritez les insulaires, dressent une conjuration, & se ruans sur ce Capitaine le tuent, en la bataille qu’ils luy livrerent, & mettent nostre armée à vau de route. A ce Capitaine succeda celuy qui est Gouverneur de l’Isle encore à present, & se nomme Dom Hierosme Azebedo, grand Capitaine, qui a remis tout dessus, & a poursuivy un certain Apostat, natif du lieu, qui se disoit Roy ; jusques à tant qu’il l'a fait despescher par un boucon. Il ne reste plus que la Royne de Mino, avec fort peu de force. Mais les Portugais ayans beaucoup d’autres affaires sur les bras, ont laissé ceux là imparfais. La foy y fut plantée à mesme temps que les armes : les premiers qui ont travaillé en ce champ de nostre Seigneur, ont esté les Religieux de S. François, qui ne pouvans baster à tout, nos Peres y furent destinez par le commandement du Roy Catholique, bien qu’enuis, de peur qu'on ne pensast qu’ils voulussent mettre leur faucille en la moisson d’autruy. Ceste affaire est de grande importance, pour l'esperance qu'on a d’une bien riche moisson. Le païs est fort fertile & plantureux en vivres, & sur tout extremement riche en canelle : les habitans du païs sont gens de bon esprit & industrieux, & fort capables des mysteres de nostre Religion. Je viens maintenant à la mission de Maduré, qui est toute nouvelle. En la terre ferme, de la coste de la Pescherie il y a douze Roitelets, tributaires au Roy de Bisnaga. L’un des douze plus puissant que les autres, s’est rendu le chef de tous les autres. Il ne recognoist le Roy de Bisnaga, que quand il luy plaist, & le renvoye quand il veut, car il est si fort, qu’il mettra en un rien, cinquante mille hommes armez en campagne. Sa ville Royalle c’est Maduré, aussi l’appelle on le Naïque de Maduré. Le Pere Provincial delegua devers luy, il y peut avoir quelques années, un de nos Peres, pour luy faire un present de sa part, afin de nous insinuer en ses bonnes graces, tant pour la propagation de l’Evangile, que pour conserver la coste de la Pescherie, d’autant que ses Lieutenans, qui gouvernent ce païs là, quand ils font des exactions sur les Chrestiens, ces pauvres gens n’ont à qui recourir, ou ceux-cy remplissent la Cour du Roy de mensonges & de calomnies contre les Chrestiens, les rendant odieux à tout le monde. Celuy qui fit la legation, fut reçeu du Naïque fort humainement, & obtint de luy une Eglise & une maison pour nostre demeure en sa ville Royalle, en laquelle un certain Pere de nostre Compagnie a demeuré une bonne piece de temps, deffendant la cause des Chrestiens, soulageant & servant les malades, instruisant la jeunesse ; mais avec tout cela en tout ce temps qui fut assez long, il fit fort peu de Chrestiens. A celuy-là succeda le P. Robert Nobilius, Italien de nation, lequel s'enquestant de l'humeur des personnes de ce pays-là, apprint que deux choses empeschoient l'advancement du Christianisme : l'une la pauvreté des habits, & l'autre, la trop grande facilité à se communiquer à tout le monde. C’est merveille (mes freres bien-aimez) combien ces nations sont ignorantes & sçavent peu que c’est d’humilité, mesurant la vie & la doctrine à la richesse & splendeur des vestemens. Au moyen de quoy ce bon Pere se faisant tout pour tous (selon nostre institut, qui n’a point de robbe qui luy soit propre) changea d’habits & se revestit d'une longue robbe d’escarlate rouge, imitant en son exterieur les plus nobles du pays. Il s’est à la mesme intention privé de chair & de vin, ne vivant que de poisson & d'herbes, dequoy s’en est ensuivy un grand fruict, ayant en peu de temps converty à la foy plusieurs jeunes Seigneurs de marque. Il est tantost temps que nous passions au Royaume de Pegu, jadis un des plus florissans, maintenant si desolé & despeuplé à cause d’une infinité de maux & calamitez qu’il a souffert, que ce n’est plus qu’une forest deserte & inhabitée. Le Roy de Bengala estoit seigneur de Pegu, qui l’avoit baillé en gouvernement à un certain Capitaine Portugais nommé Philippe Britto, lequel y bastit tout aussi tost une citadelle, & ramassant les restes des Peguans errans & vagabonds par les bois, les assembla dans une petite ville. Cependant le Roy entre en supçon contre le Portuguais, & l’appelle en la Cour, qui se deffendant du mieux qu’il peut, en fin se retira tout à plat de l’obeïssance du Roy, mettant le Royaume entre les mains du Roy de Portugal. Et ayant receu du secours du Viceroy des Indes, deffendit bravement la Citadelle ; finalement apres avoir gaigné plusieurs batailles sur le Roy avec fort peu de gens, il tailla en pieces une grande armée navale, que le fils du Roy avoit emmené pour assieger la Citadelle, le faisant prisonnier en propre personne, devant qu’il peut jamais prendre terre. Les despouilles qu’il gaigna pour lors furent grandes, & entre autres choses, il print neuf cens pieces d’artillerie, je dis neuf cens encore un coup, de peur que vous ne pensiés que je me sois trompé en escrivant. Le pere racheta son fils avec grande somme de deniers, faisant la paix avec le Capitaine Britto. Mais ce barbare ayant recouvré son fils, perfide qu'il estoit, faussa tout aussi tost sa foy, & à ceste occasion, armant une plus grosse flotte que devant, s’en vint avec son fils pour exterminer totalement les Portugais. Or ce fust avec la mesme fortune que devant, sinon qu'il s’evada en fuyant, son fils encore un coup fut pris prisonnier par les Portugais. Nous ne sçavons pas bien encore toutes les autres circonstances de ceste victoire si celebre, d'autant quelle a esté gaignée tout fraichement. En ceste Citadelle il y a deux de nos Peres qui taschent d’amener les Peguans à la cognoissance de la foy, la chose est encore petite, mais qui promet d’estre bien grande à l'advenir, ainsi que jugera celuy qui aura leu de quelle grandeur estoit anciennement ce Royaume. C'est bien la verité, que nos Peres ont autre-fois esté au Royaume de Bengala, mais ils ont laissé ceste mission pour plusieurs bonnes & justes causes. Premierement le Roy offencé contre les Portugais, se monstra plus cruel qu’auparavant, & puis les Bengalois sont addonnez à de si enormes & detestables pechez à cause de l’abondance de toutes choses qui viennent en leurs terres, qu'ils ne peuvent gouster la saincteté du Christianisme : & Dieu d’autre costé, comme dict le Sage, n’entre point en un'ame vitieuse, & n'habite point en des corps subjects à pechez. Au Royaume de Bisnaga, qui est de grande estenduë, nos Peres ont une maison en la ville capitale de Chandegry, & sont extrémement bien venus & honorez du Roy, qui se monstre fort porté à ce qui concerne la foy. L'on attend de ces quartiers là un tres-grand fruict. Je pourrois enfiler icy beaucoup de choses de tous ces pays, mais c’est assez que vous entendiez l'estat present de toutes les Indes. Si je puis, les années suivantes, vous en aurez de plus amples memoires. Je viens maintënant à traicter des parties qui sont au Midy, où les affaires sont merveilleusement tristes & deplorables. Nous appellons les parties Meridionales, celles de Malaca & de toutes les Moluques desquelles il faut que je vous recite trois particularités. La premiere est le siege & la bataille donnée à Malaca, la prise d’Amboino, & en dernier lieu, la perte & le recouvrement des Moluques ou de Ternate : Car les Pirates Hollandois ravagent & gastent tout ce pays. Toutes-fois Dieu a monstré cuidemment qu’il veut chastier l’Inde, & non pas la perdre du tout. Il y a long temps que les Hollandois rodent sur ceste mer pour leur estre tres-commode, soit pour emporter les espiceries en leur pays, soit pour intercepter tout ce qui vient du Japon & de la Chine environ le destroict de Sincapura. Or ces deux années dernieres ils ont attenté & entreprins quelque chose de plus, ayans desja devoré en esperance tous les ports & toutes les forteresses des Indes, & de faict c’est un miracle, qu’ils ne les ont point emportées. Comme donc le Capitaine Corneille Matelieff eust mené avec foy une flotte de onze grandes voiles, il hyverna en l’Isle de Comoro, qui est sur le chemin du Mosambic à Goa : sortant de là il vint fondre à Malaca en un temps entierement heteroclite, le 29. d’Avril de l’an 1606. D’autre part, il y avoit dix Rois voisins, avec leurs armées navales toutes prestes, qui avoient auparavant conspiré avec les Hollandois contre Malaca. Voilà donc qu’en ce jour toute ceste grande flotte de 327. vaisseaux tant grands que petits vindrent donner au port de Malaca. En toute ceste armée il y avoit quatorze cens Hollandois & quatorze mille barbares. Ce fust une providence de Dieu, qu’en ce temps Dom André Furtado de Mendoza, vaillant Capitaine, & le plus grand de tous les Portugais, pour avoir remporté plusieurs nobles & remarquables victoires, commandoit à la Citadelle. Ce qui fut apres Dieu cause de sa delivrance, d’autant qu’elle estoit tellement depourveuë de tout ce qui estoit necessaire pour la deffendre, qu’elle ne pouvoit pas resister long temps à une si grande multitude. Ce n’estoit pas la faute du Gouverneur qu’elle fust de telle façon desgarnie : car il avoit reçeu mandement du Vice-Roy des Indes, de bailler quatre navires de guerre pour escorte aux navires marchandes de la Chine, & en icelles monterent la pluspart des soldats qui estoient à Malaca, de sorte qu’il n’en demeura pas plus haut de trente avec le Gouverneur, estimant que cela suffiroit jusques à l’arrivée du Vice-Roy, qui devoit bien tost se rendre à Malaca, ainsi que le Roy luy avoit commandé. Et ce principalement à cause qu’en ce temps les navires ne peuvent aborder d’Europe à Malaca, si elles n’ont hyverné en chemin, dequoy on n’avoit point ouy parler. Le mesme jour que les Hollandois arriverent, ils descendirent à terre, combien qu’ils furent un peu empeschez par vingt Portugais & peu d'Indiens, lesquels des ramparts avant combatirent contre eux, depuis les quatre heures du soir jusques aux huict heures du matin, pendant lequel temps on coupoit le pont, on brusloit les maisons, & tout ce qui pouvoit ou nuire à la Citadelle, ou servir à l'ennemy, & portoit on dedans la Citadelle tout ce qui pouvoit estre necessaire pour soustenir le siege. Quand tout fut prest, le Gouverneur commande qu'on entre dedans, & apres avoir fait cinq fois la monstre, il ne se trouva dans la Citadelle que cent quarante cinq soldats, bons & mauvais, sains & malades, Portugais & Japonois : car de bonne rencontre, quelques uns d’iceux trafiquoient en ce temps là à Malaca. Ces Japonois sont bons Soldats, & furent contez & tenus comme Portugais, tant à la solde qu'au corps de garde & aux sentinelles, & de vray ils se monstrerent braves gens en toutes les escarmouches qui se firent : car toutesfois & quantes qu’on faisoit des saillies sur les ennemis, ils y alloient tous seuls, le Gouverneur ne voulant hazarder ce peu de Portugais qui luy restoit, & ce à leur grand regret. Voila doncques que les Hollandois environnent la Citadelle de tous costez, posans tout autour quatorze corps de garde, battant la muraille avec 25. pieces d’artillerie. Sur ces entrefaictes du siege, un marchand Portugais arrive des Moluques à Malaca, avec une poignée de soldats, qui ne pouvant entrer dans la Citadelle du costé de la mer, s’en va du costé de la terre, & y entre luy vingtcinquiesme, les autres de ses gens moururent, qui de travail, qui de faim, qui de soif, parmy les bois. Cependant l’ennemy s’approche avec ses rempars ou levées de terre telles que l’on fait en Europe, & de si pres, qu’ils se battoient plus à coups de pierres, qu’à coups d’artillerie. Mais le plus fascheux & difficile combat des assiegés estoit contre la faim, qui s’estoit faicte sentir par tout le païs ceste année là, & redoubloit de telle façon ses coups pendant le siege, qu’autant de ris qu’il faut pour la vie d’un homme en un jour, le vendoit un escu, sur la fin on n’en trouvoit ny pour or ny pour argent. Au moyen dequoy le Gouverneur permettoit aux soldats de faire des sorties sur les ennemis, afin que pendant qu’ils combatroient, les plus necessiteux coupassent des herbes pour en vivre. Car desja les chiens, les rats, les chats, les hiboux & les corbeaux, estoient despeschez, Mais avec ces herbes ils fauchoient les ennemis par centaines, estant chose asseurée qu’en ces seules escarmouches, il y demeura sur la place plus de quatre cens Hollandois, & des barbares bien d’avantage, tout du long du siege : & une fois entr’autres ayant esté chassez d’un de leurs rampars, ils y perdirent une enseigne, deux tambours, & beaucoup d’autres pieces d’armes. Et en ceste maniere apres avoir tenu la ville & la Citadelle assiegée trois mois & dixneuf jours, sans avoir rien fait qui fust remarquable, sentans venir le Vice-Roy, ils remontent en grande haste en leurs navires, & levent le siege honteusement. Ce qui les decredita de beaucoup envers les Barbares. Que si la chose eust aussi bien succedé sur mer que sur terre, s’en estoit fait, les Hollandois estoient forclos pour jamais des Indes Orientales. Mais le Vice-Roy, (nos pechez le meritant ainsi) souffrit d’estranges changemens & accez de fortune, ayant maintenant le dessus, tantost le dessous. Ce qui arriva en la façon qui s’ensuit. Apres que Dom Martin Alfonse de Castro fut venu aux Indes en qualité de Vice-Roy, il n’eut rien de plus à cœur que d’aider & soulager les païs Meridionaux, qui estoient extremement affligés. A cest effet il leve à Goa une armée Navale, la plus florissante & la plus belle, qui se fust jamais veue aux Indes, elle estoit divisée en deux bandes, en l’une estoient les navires a voile, en l’autre estoient les Galeres. Il partit de Goa au commencement du mois de May en l’an 1606, laissant le gouvernement de l’Inde entre les mains de l’Archevesque de Goa, Dom Alexis de Meneses, & arriva à Cochin, d’où il fit voile le 15. du mesme mois. Or le troisiesme de Juin, les deux armées se conjoignirent, & s’en vont donner contre les Achenois, qui avoient plus que tous autres favorisé les Hollandois, & pour ceste occasion le Vice-Roy (qui ne sçavoit rien du siege de Malaca) vouloit les aller chastier en passant. Estans donc arrivez là le 13. de Juin, ils sçeurent d’un homme du païs, le beau mesnage que faisoient les Hollandois à Malaca, chose qu’ils ne pouvoient se persuader : ils ne laissent pourtant de bien contenter leur homme, le renvoyant à la bonne heure. Ce pendant ils envoyent un Pere Capuccin au Roy du païs, lequel dissimulant fort subtilement & de visage, & de fait, son maltalent, envoye encore de sa part un Ambassadeur au Vice-Roy, avec grande quantité de vivres. Comme donc quelques jours ce fussent passés avec ces legations d’un costé & d’autre, quelques Hollandois qui estoient en la Cour de ce Roy, font faire des remparts du costé de la mer ; sur lesquelles ils dressent des fortifications, y mettant du canon à bon escient. L’Ambassadeur du Roy s’estoit pieça retiré de guet à pend, quand un jour ces barbares desloyaux, comme de coustume, se jettent à l’impourveu sur les esquifs Portugais, pendant qu’ils estoient à puiser de l’eau, cuydans estre asseurez pour la paix que l’on avoit faicte. Il y en avoit cinq qui furent tous prins, & parmy ceux-là estoit celuy du Vice Roy, & avec eux cent personnes, un seul Caffre s’eschappa à la nage, qui en vint porter les nouvelles. Surquoy tout aussi tost le Vice-Roy depesche trois navires qui s’en vont courir sus à trois autres petites navires, qui estoient dans le port chargées de draps de soye, & autres denrées qu’ils occuperent sans resistence. On en brusla les deux, la troisiesme servit à mettre les chevaux de toute l’armée. En suite dequoy apres avoir tenu le conseil, on se resoult de prendre terre, mais l’on trouva plus de force de resistence qu’on ne pensoit. Les Portugais gagnerent bien le premier rempart, & emporterent par force un des bastions, avec ses canons, non sans perte de quelques Soldats. Mais c’estoit n’avoir rien fait que cela, pour autant qu’apres ce rempart, il en restoit cinq autres encore plus forts que celuy là, devant que venir à la Citadelle, & si les barbares, qui s’estoient campez dans les bois, tiroient aux Portugais force coups de fleches. C’est pourquoy le jour ensuyvant, les Portugais furent contrains de changer de conseil, & de lever l’anchre, pour aller à Malaca, avec leur grande perte & courte honte. Environ ce temps il y avoit de fortune quelques navires qui manquoient, mais on ne laissa pas pour cela d’aller. Sur le chemin on s’arresta pour faire aiguade en un lieu fort propre. Cependant le Vice-Roy despeche une galere vers Malaca, afin de recognoistre les affaires, & advertir les assiegez de sa venuë. Là dessus le 3. d’Aoust, ils entendent par l’arrivée d’une barque, que les Hollandois avoient assiegé la ville depuis trois mois, en compagnie de dix Roys, & que les assiegez mouroient de faim, reduits à l’extremité. Ce qui fut confirmé parle Thresorier de Malaca, que le Gouverneur d’icelle ville avoit envoyé tout au commencement du siege au Vice-Roy, pour l’advertir de ce qui passoit, & ayant couru tout ce temps sur la mer, ne l’avoit peu jamais rencontrer. Toutes ces choses oüies, on sort de là à grand haste, & vient-on le 13. d’Aoust, à six lieuës de Malaca, où ils veirent une navire Hollandoise qui faisoit le guet, à fin que d’aussi tost qu’elle auroit veu la flotte du Vice-Roy, elle en donnast advertissement pour avoir du temps de plier bagage, & de remettre les canons dedans les navires. Comme donc elle eust apperceu l’armée des Portugais soudainement guindant les voiles, elle va à grand erre vers Malaca, sans que jamais celuy qu’on avoit envoyé courir apres, avec une navire de course, la peust attraper, qui la poursuivist jusques tout proche de leur armée, en fin il luy fut force de se retirer au Viceroy, sans rien faire, estant chassé à grands coups de canon de l’ennemy. Le Capitaine Corneille à cest advertissement faict promptement sonner la retraicte, remet les gens dans les vaisseaux, laissant les barbares bien estonnez, ausquels il avoit donnë asseurance qu’il emporteroit la Citadelle. Or voicy que le dixneufiéme d’Aoust le Viceroy parust, & le mesme jour à 3. heures apres midy on commença à combattre, la meslée dura jusques à 7. heures du soir, que la nuict demesla en telle sorte qu’on ne sçavoit qui avoit du meilleur, tant esgale avoit esté la partie. Le jour ensuivant fut signalé, à cause d’une sanglante bataille qu’il y eust : car le vent portant les navires des Portugais, elles alloient choquer contre celles des Hollandois, une desquelles estant serrée de prés par une des Portuguais, celle du Viceroy donnant dessus, acheva de la ruiner. Mais comme les Hollandois ne se voulurent jamais rendre, on mit le feu dedans, qui en peu d’heures, le vent soufflant & l’attisant, la consomma tout’entierement. Il se perdist grande quantité d’argent & de vivres, ainsi qu’on a sçeu du despuis. Un autre Capitaine Portuguais assaillant la navire du Capitaine Corneille la reduisist en telle extremité, qu’il fut contrainct de demander tresve, & de criet mercy. Car toutes les deux navires brusloient, & eussent pery sans point de doubte : mais le desir de vivre a osté la victoire des mains. Il y en a qui accusent ce Capitaine, d’autres disent que la faute ne vint pas de luy, ains de quelques uns de ses gens, qui l’abandonnerent. Ce qui est plus vray semblable. Cependant deux navires des Portugais en avoient envahy une de l’ennemy, & l’avoient gaignée, mais elle embrasa du feu, qui la consumoit, les deux autres, sans que jamais personne de tous ceux qui estoient dedans peust eschapper. Ce spectacle fut à la verité luctueux & funeste, pour la perte qui s’y fist de beaucoup de grands Capitaines & personnes de marque. En une d’icelles estoit un de nos Peres, lequel estant descendu dans l’esquif avec le Capitaine, comme l’esquif fust prins on recogneust qu’il avoit esté tué durant la bataille. Ce combat ne bailla à aucune des parties la victoire. Les deux jours suivants on recommence le choc, auquel les Hollandois eurent tousjours du pire, de façon qu’une nuict ils s’enfuirent, apres avoir esté mal traictez & leurs navires tellement frottez, qu’il n’y avoit point d’apparence qu’ils peussent plus naviger. Or jusques icy il n’y a que de l’honneur pour les Portugais, toute la faute fust, qu’ils ne poursuivirent leurs ennemis. Car comme ils fuyoient, quelques unes de leurs navires demeurerent à sec, lesquelles eussent sans point de doubte esté prises, si le Viceroy eust poursuivy les ennemis : mais la mer estant remontée, ils retirerent leurs navires assablées. Or le Viceroy pensant avoir tout achevé, s’en va à Malaca, où ayant loüé hautement le Gouverneur qui l’estoit venu recevoir sortant à terre, il print un conseil mal heureux, qui fust de diviser son armée comme il fist, en laissant la moitié au port de Malaca, & envoyant l’autre moitié au secours des navires qu’on attendoit des Indes. Le Capitaine Corneille n’estoit pas guiere loin de là, qui se monstra à la verité un brave homme au dire mesme des Portugais (encore loüe-on la vertu aux ennemis) & surpassa de beaucoup le Capitaine Paul, qui assiegea le Mosambic. Il s’estoit arresté au havre du Roy de Ior, l’un des principaux Princes qui avoit conjuré contre Malaca. Si tost donc qu’il entendist que la flotte estoit divisée, sans faire du fol ny de l’estourdy, s’en retourne fort bien à Malaca. Là estoit arrivé de fortune Dom Ferdinand Mascaregnas, l’un de ces Capitaines que nous avons dict tantost, qui n’estoit pas en l’armée, dont il se sentoit deshonnoré. Au moyen de quoy, sans attendre le commandement, il faict marcher son navire contre l’ennemy. Le Vice-roy prevoyant le danger, envoye promptement son frere Dom Pierre Mascaregnas un autre fort honneste Capitaine, pour l’en destourner, mais il ne gaigna rien. Ce que voyant il se delibere, que puis qu’il ne pouvoit aider son frere par conseil, il l’aideroit de sa force, & entre pour mourir dans la navire, laquelle estant portée au milieu des ennemis, fust incontinent accablée de la multitude, & se perdist. Entre les premiers qui moururent, furent les deux freres Dom Ferdinand & Dom Pierre, puis deux de leurs freres puisnez, ausquels vous ne sçauriez juger ce qu’il y avoit davantage de ces trois choses icy, de la pieté, de la noblesse, ou du courage. Dom Pierre demandoit d’entrer en nostre Compagnie, & visitoit fort souvent les hospitaux. Encore bien que tous ceux qui estoient dans la navire moururent, car la meslée fust fort cruelle : si est-ce toutesfois qu’elle ne fust pas prise : mais des autres qui vindrent à la desbandade au secours, il y en eust trois de prises & de bruslées. Les Hollandois desesperans de pouvoir prendre ny la ville ny la Citadelle de Malaca, s’en allerent pour racommoder & calfeutrer leurs navires. Et voilà le contenu de ceste cruelle & sanglante tragedie. Nous attendons tous les jours ce qui s’en est ensuivy du despuis. Le Viceroy demeure à cest’heure à Malaca, si les navires ne partent devant que les autres arrivent, je vous en escriray des nouvelles. Or à fin de tenir ma promesse, il faut que nous parlions des Isles d’Amboino & des Moluques, la fortune desquelles, bien qu’elle soit arrivée devant les choses de Malaca, est neantmoins mise apres, par ce que je regarde ma division premiere, & vous veux descrire par ordre l’estat de toutes les Indes. En l’an 1605. l’armée des Hollandois se fist voir, comme ceste année cy au port de Goa, de là s’en alla à Amboino, où elle occupa la Citadelle, non tant par ses forces, que par la lasche & desloyale trahison du Gouverneur, qui n’attendist pas qu’on le sommast avec le canon pour se rendre. Apres la Citadelle renduë, nos Peres y demeurerent quelque temps, jusques à tant que les Hollandois s’en deffians, les renvoyerent sains & sauves. Du despuis ils ont fortifié la Citadelle, & y ont mis dedans jusques à 12. pieces d’artillerie, & 150. soldats. Or ce ne fut pas tout, au mesme temps le Roy de Ternate alla assieger la Citadelle de Tidore & l’emporta de vive force, vray est qu’on l’a recouvrée despuis avec profit. Car l’année suyvante les Portugais se firent maistres de Ternate, & par consequent dc Tidore en ceste maniere. Les 7. Portugais qui estoient eschappez de Tidore (d’autant que tous les autres y moururent combattans valeureusement) se retirerent devers le Gouverneur des Isles Philippines, en la ville de Manilla, il s’appelloit Dom Pierre de Cugna Castillan, luy racontent leur fortune, & tout ensemble luy demandent secours. Ce Capitaine bien qu’il fust Espagnol ne mesprisa pas les Portugais : aussi sçavoit-il bien que ce faisant, il faisoit service à son Roy. Il amasse donc jusques à mille Espagnols, quelques Portugais, & des Philippins qu’il met en 37. vaysseaux, & au mois de Fevrier de l’an 1606, il part de Manilla & arrive environ Pasques aux Moluques avec toute sa flotte, qui avoit esté un peu escarrée par la tempeste. Au port voisin estoit à l’ancre un navire Hollandois, il trouva bon d'environner plustost la Citadelle avant que traicter de l'avoir. Certainement cest Espagnol pouvoit dire de soy, Veni, vidi, vici, car comme il faisoit repaistre les soldats, & les faisoit rafraischir à l'ombre, voilà que les barbares sortent de la Citadelle & de la ville tous desbandez. Les Espagnols prenans leur armes, leur courent au devant, & leur livrent le combat fort heureusement : de sorte que les ayans mis en fuite, ils les menent battans jusques à la Citadelle & l'emportent en demye heure. Le Roy fust r’atrappé comme il fuyoit, on lui promet la vie sauve, & ainsi fust emmené avec quelques uns des principaux de ses gens. Jusqu’icy s’estendent les limites de la Province de Cochin, de laquelle nous passerons au Japon & à la Chine. Le P. Alexandre Valignan, qui avoit esté l’espace d’un bon nombre d’années Visiteur de ceste Province, est decedé au grand dommage de tous ces païs, C’estoit un homme incomparable, au jugement non seulement de tous les nostres, mais encore des estrangers, soit que vous regardiez son zele, soit que vous consideriez sa prudence : on luy doit, apres Dieu, l’entrée de nos Peres en la Chine. Or au Jappon il y a du moins 200. des nostres, & des Chrestiens jusqu’à sept cens mille. Ce Royaume jouït d’une heureuse paix contre la coustume de ce païs, dequoy sont participans les Chrestiens, qui pour parler universellement sont assez en repos, bien qu’ils n’ayent pas faute d’occasion d’endurer parmy les particulieres persecutions de quelques Roitelets, esquelles ils ont constamment confessé la foy de nostre Seigneur, jusqu’à l’effusion de leur sang : au nombre desquels il y a eu des gentilshommes : mais le plus remarquable a esté ce bon aveugle, dont vous avez ouy souvent parler, il s’appelloit Damien, lequel quand le Pere eust esté chassé & banny de ce païs là par le Roytelet, faisoit en partie son office tout aveugle qu’il estoit : Car il s’en alloit en l’Eglise, annonçoit les festes, expliquoit le Catechisme, chantoit les oraisons, & faisoit autres choses semblables. En ces mesmes lettres, est raconté un beau miracle d’un Chrestien, qui ne s’estoit jamais bien peu persuader durant sa vie, que nostre ame estoit immortelle. Or apres sa mort, ou luy mesme, ou bien le diable par la permission divine, entra dans le corps d’une sienne bru, où en quelques heures il fit & dit merveilles, en presence de beaucoup de personnes, des peines d’enfer, de la griefvete de son peché, pour lequel il se disoit damné & debvoir estre tormenté eternellement. L’estat du Royaume quant au temporel est tel. Quahacondono (lequel du depuis on appella Taico ou Taicosama) mourant, laissa un seul fils en l’aage, si bien me souvient, de 5. ans, nommant des Regens & tuteurs de son heritier & de tout le Royaume. L’un desquels soubs pretexte que l’enfant estoit petit, faisant semblant d’administrer le Royaume pendant la minorité de son pupil, auquel il vouloit donner une sienne fille en mariage, s’empara tout à fait du Royaume. Car le nom, la dignité & puissance royalle, luy sembla si douce, & de si bon goust, qu’il aima mieux laisser le Royaume entre les mains de son fils propre, que non pas de son gendre le fils de Taico, qui fut un juste jugement de Dieu, lequel permit que cestui-cy fist au fils de Taicotama, ce que son pere mesme avoit fait au fils de Nobunanga. A cest effect ce tuteur, qui depuis long temps avoit esté appellé Cubo (c'est le nom d'une grande dignité) par le grand Prestre des Idoles, qu’ils nomment Dairi, fit venir son fils en la ville capitale de Meaco, pour luy bailler ceste mesme dignité. Le fils estoit pour lors bien loin à l’autre extremité du Japon, lequel se doutant de sedition ou revolte du païs, fait une armée de 70. mille hommes, avec laquelle il vient trouver son pere à Meaco, qui luy vint au devant avec autres 30.mille combatans, & ainsi demeure le fils de Taico, despouillé & forclos à perpetuité de l'esperance du Royaume, experimentant combien est fragile, vaine & inconstante la grandeur & la superbe mondaine. Quant à la Chine, voicy tout ce que nous en sçavons de remarquable, nos Peres ont esté, par Edict du Roy, declarez naturels & regnicoles, avec puissance de bastir des maisons, d’acheter, posseder, tout ny plus ny moins que s’ils estoient Chinois. Au moyen dequoy ils ont desja achepté en la ville Royalle, une maison fort commode pour leurs fonctions. En toute la Chine, on fait estat qu’il y a 7. cens Chrestiens, mais la pluspart personnes qualifiées & de marque, parmy lesquels il y a quelques Mandarins (ce sont des plus apparens Magistrats) qui n’est pas peu, d’autant qu’il faut qu’ils aillent tout bellement & tout doucement en besongne sans se precipiter. De plus on nous escrit de la Chine, que du costé de Septentrion bien avant, il se trouve quelques vestiges ou marques de Christianisme. Car il y a des gens qui ont des Croix & autres choses semblables. Comme aussi ceste race viperine des Juifs qui se peuple parmy tout l’univers, s’est allée camper en ce païs là. Un de nos Peres a parlé à l’un de ces Chrestiens fort peu de temps : lequel pour autant qu’il se hastoit d’aller à son païs avec charge de province, n’eust pas le loisir d’estre parfaictement instruict des choses de nostre foy. Il emporta neantmoins avec soy des images & des livres Catholiques, composez & imprimez en langue Chinoise. Je croy que ce sera le mesme que ce grand Royaume de Catay, duquel nous parlions tantost. Voilà tout ce que nous sçavons de plus beau & de meilleur du Japon & de la Chine. Reste maintenant que je face fin par le recit du Martyre qu’un de 4 nos freres vient de recevoir en la Province de Goa, qui m’estoit eschappé de la memoire, mais je le placeray fort bien en ce lieu. Ce bon frere s’appelloit Vincent Alvarez Portuguais, il estoit envoyé pour estudier de Chaul à Goa, avec un sien compagnon. Comme donc ils s’estoient mis dans une barque, voicy qu’ils sont surprins de deux brigantins de corsaires Mahumetans : s’estans rendus maistres de la barque, & des personnes, ils le firent tout aussi tost, & tous les Portugais qui estoient avec eux, captifs : mais ils prierent instamment de permettre que l’un des leurs fust mis à terre avec des gardes qui allast querir la rançon. Ce qui leur fust accordé. Le P. Vales qui estoit avec nostre frere Vincent, fust envoyé avec un Portugais. Or pendant qu’ils vont trouver en la ville de Dabul, qui appartient aux Mahumetains, le Thresorier que les Portuguais y ont, arrivent au vaysseau où estoient les captifs, des Mahumetains de la terre ferme, qui disent, que c'est ce jour là la feste de cest imposteur & leur faux Prophete Mahomet, & pour ce, requierent les Pirates de leur bailler un Chrestien pour luy offrir en sacrifice, & le tuer en son honneur. Chose qu’ils impetrerent fort aisement. Adonc ayant le chois d’en prendre un, à fin de rendre la chose plus plaisante & agreable à leur Mahomet, ils s’en vont jetter sur nostre frere, qui de vray pouvoit estre la victime la plus sacrée de la trouppe, pour estre consacrée à la divine Majesté, auquel, comme il prioit en la proüe, & professoit haut & clair sa foy & la religion Catholique, d’un revers de cimeterre, ils luy avallent la teste de dessus les espaules, apres le Soleil couché, qui avoit hasté sa carriere, pour ne voir une si cruelle barbarie. O que moriatur anima mea morte justorum, & fiant novissima mea horum similia. Que pleust-il à nostre bon Dieu, que je meure de la mort des justes, & que les dernieres periodes de ma vie soient semblables à celles là. De Goa, la veille de Noel, 1607.


Serviteur de tous selon Dieu


Nicolas Trigaut.