Lettre sur le Théâtre, à l’occasion d’Antony

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UNE
LETTRE SUR LE THÉÂTRE


À PROPOS D’ANTONY.

C’est une heureuse chose qu’une chose nouvelle, dût-elle faire un peu de mal. Quand elle tombe au beau milieu d’une grande ville, on vous la prend, on vous la tourne et retourne en cent façons, on la regarde en tout sens, on en rit, on en pleure, on s’en réjouit, on s’en fâche, on l’accuse, on la défend, on la critique, on la loue. Que prouve tout ce tapage ? qu’il y a là une puissance réelle, une œuvre vivante, ayant, comme toute créature, ses qualités et ses défauts, mais vivante du moins, et c’est beaucoup, et c’est tout.

Il y a mille manières d’examiner une œuvre d’art, chacun a la sienne ; toutes sont bonnes quand elles rendent une impression, toutes sont curieuses et profitables pour les auteurs quand elles sont de bonne foi. Si j’écrivais jamais pour le théâtre, je voudrais entendre tous les dialogues et tous les monologues de tous les groupes de la salle, pour voir dans quels miroirs se réfléchissent mes personnages, de quelles couleurs nouvelles ils se teignent, et quelle impression générale est restée établie dans l’esprit de la majorité.

L’impression produite par Antony sur le public a été l’émotion profonde que donne la vue d’une passion énergique et mutuelle ; mais l’accusation presque générale d’immoralité est sortie de cette impression même.

Je crois possible de démontrer précisément le contraire, et je l’essaierai tout à l’heure. Je voudrais vous parler d’abord du premier coup-d’œil de la représentation.

La Porte-Saint-Martin est double comme la porte de l’enfer de Virgile. D’un côté, et c’est sans doute par la porte d’ivoire, entre la bonne compagnie ; de l’autre, la porte de corne, entre la mauvaise. Antony a rouvert la porte d’ivoire, et le beau monde est entré. Les chapeaux bleus et roses, les ceintures moirées, les figures pâles et gracieuses ont remplacé les bonnets ronds, les tabliers et les figures larges, rouges et luisantes, voilà les salons venus, cela sent bon.

On disait bien depuis quelque temps que ce théâtre se voulait décidément élever, on parlait d’un grand drame politique, d’une certaine maréchale de France ; je ne sais trop ce que ce pouvait être, mais je ne suis pas fâché que le mélodrame ait fait sa rentrée dans le monde littéraire, en passant par un salon de 1831 ; c’était sa destinée, donc c’est heureux, si tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Toujours est-il que le succès de ce drame est un des plus beaux qu’on puisse voir, et que chaque représentation ressemble à une fête donnée par vingt salons réunis, dont une partie occupe aussi la scène. Des discussions curieuses, et un peu semblables à ce que devaient être celles de la cour d’amour, s’engagent dans chaque loge, d’une loge à l’autre, d’un balcon à une loge, entre jeunes femmes et jeunes gens, entre inconnus parfois, et tout cela dans les entr’actes, car dans les actes, le moyen de parler ? Madame Dorval est toujours là. — On entend, dis-je, dans toute la salle des conversations à demi-voix sur la grande question, la question chevaleresque, la question éternelle, celle du dévouement en amour, à laquelle restent, comme réponse, une ou deux belles et immortelles anecdotes par siècle, comme celles de Roméo, de Paul, de Werther, de Desgrieux, etc. etc. Chaque femme cherche en son cœur lequel de ces hommes passionnés et malheureux elle doit donner pour modèle, elle jette son nom dans sa conversation d’entr’acte en jouant avec son éventail ; celui à qui elle parle commence par arranger ses cheveux et sa cravate, froncer les sourcils avec tristesse, mais non sans douceur, et puis il cite celui des noms qui lui sied le mieux, on s’anime, on prend parti pour son champion, et ce combat a cela de bon, que, de quelque côté que reste la victoire, elle tournera au plus grand bien de tous deux ; que monsieur cède à madame, ou madame à monsieur, tous deux auront cédé à l’influence d’Antony. Oh ! bel art de la scène, si tu corriges les mœurs, ce n’est pas en riant cette fois !

Non, on ne rit pas, on pleure peu, mais on souffre beaucoup en voyant ce drame. On éprouve cette nerveuse agitation des personnages qui crispe les mains et les pieds malgré qu’on en ait, comme si on voyait quelqu’un toujours prêt à tomber d’un toit. Cette jeune femme est comme menacée par un vautour qui tourne sur elle. L’épouvante saisit pour elle à la vue de ce jeune homme convulsif, qui porte en lui-même deux causes d’exaltation, son amour d’abord, puis cette rancune de bâtard et d’orphelin qui lui fait bouillonner dans le cœur une éternelle rage contre la société. On pressent (et c’est habile à l’auteur), on pressent que cet homme, toujours en garde contre tous, qui a toujours l’épigramme à la bouche et le poignard à la main, saisira la première occasion de se donner une victime. Et qui choisira-t-il ? Cette douce et gracieuse beauté qu’il a perdue en combinant froidement l’héroïsme, en calculant sur sa pitié, en ensanglantant son salon de soie pour qu’elle l’y garde, en volant ses faveurs sur la grande route comme un brigand… Ce serait horrible si ce n’était utile et moral. — Il ne m’est pas possible de croire que M. Dumas écrive un ouvrage pareil sans une pensée dominante et sans conclusion, comme on parle sans idée dans un bal. Non, je crois ce drame médité dans un but d’utilité morale et même religieuse. Je le comprends comme une satire de notre siècle et de notre année même, portant à l’aversion, à l’horreur même de l’athéisme, du matérialisme, de l’égoïsme, de la présomption, de la domination orgueilleuse de la force physique sur la faiblesse ; tout cela personnifié artistement dans le rôle original d’Antony.

Cela dit, ce drame est un ouvrage très-beau.

Et quelle idylle voulez-vous offrir, je vous prie, à une société blasée à qui suffisent à peine les scènes sanglantes du théâtre, qui se réjouit à la vue des bêtes féroces, et demandera bientôt des combats de gladiateurs pour voir couler le vrai sang ? croyez-vous qu’un homme qui a dessiné Paula, Saint-Mégrin et son joli page n’eût pas été capable d’une pièce couleur de rose, et qu’il n’eût pas pu mettre en scène un amour moins scandaleux ? Eh, bien ! s’il l’eût fait, on n’y serait pas allé en foule, soyez-en sûr, et tout ce que renferme l’ouvrage de mots spirituels, d’observations fines, de tableaux vrais sur la société du jour, tout se fût perdu, si le cadre n’eût été noir. Ce cadre sombre attire les yeux de force, captive l’attention et attache aux détails qui sont l’essentiel. Je me trompe fort, ou l’auteur a pensé à cela. C’est une mauvaise plaisanterie qui se renouvelle trop souvent ici, que de vouloir toujours chercher bien haut de coupables projets contre l’ordre social dans des œuvres d’art ; je ne crois point que l’auteur ait eu le moins du monde l’intention que lui ont supposée quelques personnes de vouloir abolir parmi nous l’usage de se marier et établir celui de tuer les femmes dont le mari demeure sous le même toit ; ce serait par trop noir, et M. Dumas n’en veut sûrement pas tant. S’il est vrai du reste, qu’il ait formé cette grande entreprise, comme un journal l’assure, la suite le dévoilera. Pour moi, chétif, je me bornerai à vous parler des questions d’art que renferme ce brillant drame.

Il me paraît assez dans la manière de M. Dumas de créer d’abord un dénoûment, et ensuite d’y suspendre la pièce entière. Le dernier mot une fois inventé, il veut que tout y aboutisse, il accroît, il gonfle les caractères s’il le faut, il resserre ou il étend les événemens, et événemens et caractères ont leur germe dans la dernière ligne ou le dernier vers. C’est une bonne manière pour l’état actuel de nos besoins d’émotions croissantes ; donc elle est bonne pour le succès, et après tout, le succès n’est-il pas tout ce qu’il faut ? La France, tout oublieuse qu’on la croit, se souvient de toute réussite, et en conserve une mémoire proportionnelle égale au mérite de l’ouvrage, selon le temps de sa naissance ; on sait encore gré à madame Deshoulières de ses moutons. Je connais des hommes d’esprit qui en récitent jusqu’à dix vers, en vérité. Voltaire, en faisant moins de tragédies, eût fait mieux sans doute, mais il aima mieux avoir tous les ans un succès avec des orphelins chinois que de créer en dix ans un monument comme Athalie ; fit-il mal ? fit-il bien ? je ne sais. Il faut prendre un homme comme il est, et le juger selon ce qu’il veut faire ; Voltaire connaissait admirablement les planches et le parterre ; il savait ce que dure une œuvre de théâtre livrée au public et dévorée en deux mois ; il voulait augmenter l’hydre toute sa vie, et lui jetait de la pâture souvent. Dans les jeunes auteurs qui veulent écrire pour la scène, il n’est pas surprenant que quelques-uns adoptent ce système et précipitent encore le nombre des représentations. L’exemple est séduisant, et je n’en sais pas à qui la comparaison puisse être injurieuse. Grâce aux habitudes des théâtres de jouer tous les jours le même ouvrage, il n’y a plus de répertoire possible. Un drame est affiché, on y court lundi, mardi, mercredi ; il s’use de jour en jour jusqu’à la corde, puis tout est fini, on n’y pense plus, on dit : à un autre. Les romantiques font toujours des préfaces, dit-on dans Antony; j’en sais une où l’auteur écrivait ceci : « Faire jouer une tragédie n’est autre chose que préparer une soirée ; après un certain nombre de soirs, la machine ayant toujours diminué de qualité, et la multitude de quantité, le mouvement cesse tout à coup dans la solitude. » C’était moins fou qu’on ne l’a pu croire. Jouissons donc du présent au théâtre, me suis-je dit ; accrochons-nous-y, comme aux branches d’arbre un enfant qui se noie ; allons où va tout le monde, et voyons. J’ai vu Antony.

Certes, je me garderai de vous envoyer une analyse pareille à celles que l’on fait d’habitude scène par scène, acte par acte. Elle me résistait, je l’ai assassinée ; voilà tout le drame ? oui, voilà tout, et il a fallu un bien grand talent pour tirer cinq actes d’une idée d’honneur conservé, d’un sentiment abstrait et tout moderne, qui n’eût fourni à tant d’autres qu’une esquisse pareille à celles du Gymnase. Rendons grâce aux auteurs qui savent développer, dans ce temps où tout se rétrécit, se fait à la hâte, se lit, se voit en courant. Les ébauches perdent les tableaux ; remercions ceux qui peignent sur de grandes toiles, car on en serait venu à réduire le Tartufe et le Misanthrope chacun à un acte. On a dit qu’Antony parlait trop. Loin de trouver cela, je trouve qu’il ne parle pas assez, car toute la pièce est le développement de son caractère et de ses sentimens violens. J’aurais voulu plus que cinq actes pour le connaître davantage et me rendre compte plus long-temps et plus profondément de ces deux fureurs dont je vous ai parlé, et qui se partagent son cœur ; fureur d’amour, un peu matérielle, je le crains, et fureur de bâtardise un peu trop philosophique pour l’indulgente année 1831. J’aurais voulu tout un roman pour cela, et un roman d’analyse tel que Werther ou Adolphe. S’il y a du mérite à avoir étendu l’action par le développement des caractères, il n’y en a pas moins à avoir su s’arrêter et contenir les caractères dans les bornes de l’action. C’est de quoi on n’a pas assez loué M. Dumas ; il est vrai qu’en général on loue le moins qu’on peut, ce n’est pas piquant.

Rien de pis, selon moi, que de juger sans se placer au point de vue de l’auteur. Une fois que l’on aura admis l’existence (et elle est très-possible) d’un jeune homme profondément égoïste et vaniteux, qui aime une femme, non pour elle, non pour l’entourer de bonheur, de soins et d’hommages, pour la consoler des afflictions de famille et des froissemens du monde ; pour l’élever à ses propres yeux et aux yeux de tous, pour voiler ses fautes et dévoiler ses qualités, pour soutenir sa faiblesse et diriger sa marche ; mais qui l’aime pour lui-même, pour lui seul, pour accomplir son déshonneur comme on gagne un pari, avec une rage de joueur ; pour lui déclarer rudement qu’elle est sa propriété, pour la traîner à sa suite sous les lustres et les bougies, comme une victime ornée, pour lui faire fouler ses enfans aux pieds, pour anéantir son cœur de mère dans son sein, pour étouffer la prière sur sa bouche, et pour lui plonger un couteau dans la poitrine, comme Ali-Pacha égorge son esclave de peur qu’elle ne serre le vainqueur ; une fois, dis-je, ce caractère admis, rien de plus moral que ce drame accusé d’immoralité, car il épouvante les femmes en leur montrant quelle déloyale et cruelle puissance elles peuvent donner sur elles à ces caractères faussement exaltés et passionnés froidement. Oui, n’en doutez pas, c’est la leçon qu’a voulu donner l’auteur, car il doit savoir que l’amour est la plus sublime expression de la bonté, ou n’est rien.

On a regardé le caractère d’Antony comme impossible, comme hors de nature ; je pense au contraire qu’il est très-commun et des plus communs. Le nombre est incalculable d’hommes blasés, durs et athées, qui rougissent de cet état de leur cœur, et qui, pour arracher des succès d’amour-propre à des êtres facilement intimidés et éblouis, s’inventent des malheurs mystérieux et le plus byroniens possible, leur parlent de religion, sans croire seulement à l’âme, et de dévouement en méditant l’éclat de leur perte, et à force de se monter la tête, de se faire un héroïsme philosophique et une métaphysique de damné, sont forcés pour soutenir leur rôle de jouer le dernier coup du vice, en jetant le crime dans la partie. Les garnisons regorgent d’exemples pareils : il était bon d’en faire une grande satire, l’auteur d’Antony vient de la donner avec un grand bonheur et une égale habileté ; il ne peut pas avoir eu d’autre but, et c’est dans ce sens seulement qu’on doit et qu’on peut louer son œuvre. Antony est un type effrayant, et il est utile par cela même.

Le caractère de madame d’Hervey est tracé avec le plus rare talent, et ici je ne puis m’empêcher de me rappeler qu’il était destiné à mademoiselle Mars, et que sa création vient d’écheoir à madame Dorval. Tel est l’art double du théâtre, que l’on ne peut séparer un rôle dans sa pensée de l’acteur qui l’a créé. Adèle d’Hervey apparaîtra toujours sous les traits de l’heureuse rivale de mademoiselle Mars, et il est impossible d’être plus complètement rendu que ne l’est ce rôle charmant dans tous ses traits, toutes ses couleurs et toutes ses nuances. Madame d’Hervey est une femme mélancolique, douce et bonne, toute soumise à son mari, toute rangée à ses devoirs ; très-heureuse d’ailleurs, aimant bien sa petite fille et la toilette aussi, les robes roses, les jolis chapeaux et les bouquets ; mais à travers cela, n’oubliant jamais qu’elle fut aimée de cet Antony : on sent que, s’il reparaît, elle est perdue ; que, s’il la touche du regard seulement, elle tombera. Aussi fuit-elle, aussi s’échappe-t-elle comme un pauvre oiseau qu’aspire quelque reptile venimeux. Une fois atteinte, elle n’essaie pas un moment de se soustraire au pouvoir de son maître, et c’est un trait ravissant de ce caractère, qu’elle lui pardonne tout, jusqu’aux affronts publics qu’il lui a causés ; elle accepte tout de lui à la fois, le déshonneur, la ruine et la mort, presque sans reproche, en s’écriant seulement : Mais je suis perdue, moi ! Mot naïf que l’Adèle de la Porte Saint-Martin dit avec un étonnement douloureux qui porte la terreur jusqu’au fond des âmes, parce qu’il révèle le rôle entier et le résume, parce qu’il montre qu’elle a été si profondément engourdie par trois mois d’enivrement et d’abandon, que c’est la première fois qu’elle se réveille de là, et se réveille au bord du précipice, et le mesure pour la première fois aussi ; ce mot veut dire qu’elle n’y avait jamais pensé, qu’à peine se croyait-elle si coupable, qu’elle voudrait savoir de son Antony lui-même s’il pense que ce soit sans ressource et pour toujours, et s’il avait cru aussi que le danger fût si grand. Il y a toutes ces idées et tous ces sentimens dans le seul cri de l’actrice et dans son attitude, car en apprenant le retour de son mari, ses jambes s’affaiblissent, elle tombe assise sur les bras d’un fauteuil, et croise les mains en regardant son séducteur en face, comme pour lui faire contempler sa victime dans tout son abaissement et toute sa destruction. On aime à se figurer ce que mademoiselle Mars eût fait de ce rôle ; elle l’eût pris autrement peut-être, et d’une manière plus conforme à toute sa personne ; mais mieux, cela n’eût pas été possible, même à elle. Dans les premiers actes, il est probable qu’elle eût cherché de la légèreté, et cette coquetterie ingénue qui plaît tant en elle ; mais je ne sais si cette manière et ces qualités mêmes n’eussent pas nui à l’ensemble du caractère, et n’eussent pas été en désaccord avec les deux derniers actes de ce grand rôle : quand le malheur serait venu tomber sur cette âme pleine de légèreté, de finesse spirituelle et mondaine, il aurait eu peine à y développer ces élans douloureux, ces larges épanchemens de terreurs et d’angoisses auxquels est préparée l’âme mélancolique et tendre que fait pressentir chaque geste, chaque mot, chaque soupir pénétrant de madame Dorval.

Qui peut savoir cependant quels trésors imprévus aurait pu nous montrer le talent brillant qui se voile à présent à tous les yeux, qui pourrait décider entre ces deux femmes célèbres que l’on ne cesse de comparer ? L’une était la première des comédiennes, et fut tragédienne quand elle le voulut ; le contraire vient d’arriver à l’autre, elle avait le secret des plus touchantes larmes, des plus puissantes émotions de la tragédie et du drame ; elle vient de montrer que le ton aisé et simple du monde, que les bonnes manières de la comédie lui étaient familières ; elle a passé sans effort dans ce nouveau cercle avec le talent le plus souple qui soit au théâtre. Elle semblait une actrice anglaise venue de Coven-Garden ou de Drury-Lane avec toute la profondeur de rêveries, d’émotions de mistriss Siddons, et elle vient d’ajouter à cette puissance tragique (la première au théâtre) celle que donne une observation fine de la société ; c’est un talent complet, et dont l’avenir est bien vaste, heureusement pour Paris et pour l’art dramatique. Le rôle de madame d’Hervey m’a fourni une observation nouvelle sur ce talent de bien dire, si rarement compris ; il ne consiste pas dans cette sorte de chant trop usité depuis longues années, et qui n’est bien placé que dans les périodes larges et longues du vers alexandrin pompeux et antique. Dans les vers qui sont un chant eux-mêmes, et dont chaque syllabe est une note, l’acteur est bien contraint d’être chanteur malgré lui-même ; mais dans les vers modernes et brisés, ou dans la prose, rien de plus monotone et de plus froid que ces tirades scandées, mesurées, balancées comme des adagios et des allégros. On essaie depuis quelque temps une autre manière à la scène, mais en changeant de route, les comédiens ont trouvé d’autres écueils. Quelques-uns à force de couper et de heurter leur débit, de prendre ce qu’on nomme des temps (qui sont les soupirs et demi-soupirs de la musique), à force de chercher le naturel, l’abandon et la franchise, sont tombés dans la trivialité, la mauvaise grâce et la grossièreté. Bien dire n’est pas seulement non plus prononcer nettement et proprement, c’est choisir dans les mouvemens naturels et vrais de son cœur ceux qui sont beaux suivant l’art, car s’ils ne l’étaient que suivant la nature seule et à tout hasard, ce ne serait pas assez. Ainsi, avant le rôle de madame d’Hervey, la même actrice avait montré dans Charlotte Corday (aujourd’hui parodiée aux Français), dans l’Incendiaire et dans Marie Beaumarchais, toute une science variée et profonde, qui consiste à se tenir toujours près de la nature et toujours dans l’art. C’est là le chemin de tout comédien véritable, il faut s’y tenir sans dévier, autrement on se perd ou dans la phrase ampoulée ou dans le mot trivial.

Revenons à la pièce, l’acte le plus brillant est le quatrième ; je n’y verrais guère à reprendre, si je voulais reprendre. Ce salon actuel est peint ; cette jolie petite femme légère et bonne qui plaint madame d’Hervey en se regardant dans la glace ; qui parle de sa robe à son poète et de poésie aux autres, pour le faire briller ; cet auteur spirituel qui jase de littérature dans le petit cercle féminin, ces jeunes gens désœuvrés qui se chauffent, tout cela est charmant. Il a été très-habile à M. Dumas de jeter ainsi la critique de l’art dans l’art même, et de faire porter à Antony son bouclier. Personne ne pouvait le tremper plus solidement que lui-même.

Ce personnage d’Antony était d’une extrême difficulté pour l’acteur. Bocage a déjà reçu tant d’éloges dans ce rôle, que ce serait un lieu commun de les répéter.

J’ai vu le public jouer de son côté une scène charmante à la troisième représentation.

Des femmes très-jeunes, très-jolies et fort parées, que je ne connais pas et que devrait remercier l’auteur, étaient groupées dans une grande loge de l’avant-scène, leurs amies dans les loges voisines ; après avoir écouté Adèle d’Hervey, en pâlissant, en frémissant, en se cachant les yeux, elles ont éprouvé pour elle une pitié si tendre, un intérêt si vif, qu’elles ont toutes arraché leurs bouquets et les lui ont jetés sur la scène, toutes penchées en dehors, en souriant et en pleurant, étendant les mains comme pour l’embrasser lorsqu’elle a reparu. C’était bien gracieux à voir, et cela me fit penser à l’injustice de lord Byron, lorsqu’il a fait dire au Giaour :

No gayer insects fluttering by
Ne’er droop the wing o’er those that die,
And lovelier things have mercy shown
To every failing but their own,
And every woe a tear can claim
Except an erring sister’s shame
.

« Non, les plus brillans papillons de l’air n’ont jamais abaissé leurs ailes sur ceux qui meurent ; et les femmes les plus belles ont pitié de toute chute, excepté de celle de leurs pareilles. Tout malheur peut réclamer d’elles une larme, hormis la honte d’une sœur égarée. »

Il se fût repenti s’il eût vu comme moi ces belles personnes étendre leur aile sur la sœur frappée à leurs pieds.

Y…

P. S. Parlerai-je maintenant du Théâtre-Français ? Abandonné par ses principaux appuis, il lutte, sinon par le talent, du moins par le nombre : jamais il n’y a eu plus d’activité à ce théâtre. On a fait, dit-on, un appel à messieurs les auteurs du second ordre ; puis sont arrivés M. Régnier-Destourbet avec sa Charlotte Corday, qui s’est traînée jusqu’à sa dixième représentation ; MM. Mailland et Blanchard avec Camille Desmoulins, et M. Casimir Bonjour, enfoui depuis un an dans les cartons. L’Épreuve électorale de ce dernier n’est guère qu’un long article de journal, flanqué d’une vieille marquise à préjugés nobiliaires, type usé qui court depuis vingt ans sur tous les théâtres. Nous avons entendu caractériser en très-peu de mots la manière de M. Bonjour : C’est un auteur qui arrange, rhabille, butine à droite et à gauche, mais ne crée pas, disait-on à côté de nous. — Il y a cependant dans cette comédie, comme dans tout ce qu’a fait M. Bonjour, des saillies heureuses, des mots piquans, qui révèlent un certain esprit d’observation. — Cela est vrai, monsieur, mais cet esprit est chose si commune en France !

Quant à Camille Desmoulins, il est au drame ce que le peintre d’enseigne est à Gros ou Girodet. C’est le Moniteur trié, découpé, et quelquefois assez maladroitement ; le colosse Danton est là tout petit, tout grêle. Mais on doit avouer qu’il y a un peu plus de sens commun dans la manière dont les auteurs ont représenté Robespierre : il n’est plus ici tout-à-fait un monstre altéré de sang ; et quoiqu’ils aient reculé devant une peinture franche du caractère de cet homme extraordinaire, on ne doit pas moins leur savoir gré de ce qu’ils ont osé. Le quatrième acte, devant le tribunal révolutionnaire, qui a été remanié, transposé, produit maintenant une vive sensation. Le principal tort des auteurs est d’avoir fait d’un grand drame de la révolution presqu’un drame d’intérieur : au lieu de ces luttes terribles, de ces haines brûlantes des partis de 94, c’est une double tentative de séduction par le capucin Chabot et le général Dillon, qui fait ensuite de la chevalerie. N’y avait-il donc matière qu’à de telles fadeurs dans ces combats à mort des Montagnards extrêmes contre les Dantonistes et les modérés ? Robespierre et Danton ne sont seulement pas mis en présence, et cette dernière entrevue entre les deux rivaux de puissance, qui pouvait être d’une si grande ressource aux auteurs, a été tout-à-fait omise.