Lettres de deux habitans de la Ferté-sous-Jouarre/01

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SUR L’ABUS
QU’ON FAIT
DES ADJECTIFS.

LETTRE
DE DEUX HABITANS DE LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE
à M. le directeur de la Revue des Deux Mondes[1].


Mon cher monsieur,

Que les dieux immortels vous assistent et vous préservent des romans nouveaux ! Nous sommes deux abonnés de votre Revue, mon ami Cotonet et moi, qui avons résolu de vous écrire touchant une remarque que nous avons faite : c’est que, dans les livres d’aujourd’hui, on emploie beaucoup d’adjectifs, et que nous croyons que les auteurs se font par là un tort considérable.

Nous savons, monsieur, que ce n’est plus la mode de parler de littérature, et vous trouverez peut-être que dans ce moment-ci nous nous inquiétons de bien peu de chose. Nous en conviendrons volontiers, car nous recevons le Constitutionnel, et nous avons des fonds espagnols qui nous démangent terriblement. Mais mieux qu’un autre vous comprendrez sans doute toute la douceur que deux ames bien nées trouvent à s’occuper des beaux-arts, qui font le charme de la vie au milieu des tourmentes sociales ; nous ne sommes point Béotiens, monsieur, vous le voyez par ces paroles.

Pour que vous goûtiez notre remarque, simple en apparence, mais qui nous a coûté douze ans de réflexions, il faut que vous nous permettiez de vous raconter posément et graduellement de quelle manière elle nous est venue. Bien que les lettres soient maintenant avilies, il fut un temps, monsieur, où elles florissaient ; il fut un temps où l’on lisait les livres ; et dans nos théâtres, naguère encore, il fut un temps où l’on sifflait. C’était, si notre mémoire est bonne, de 1824 à 1829 ; le roi d’alors, le clergé aidant, se préparait à renverser la charte, et à priver le peuple de ses droits ; et vous n’êtes pas sans vous souvenir qu’à cette époque il a été grandement question d’une méthode toute nouvelle qu’on venait d’inventer pour faire des pièces de théâtre, des romans et même des sonnets. On s’en est fort occupé ici ; mais nous n’avons jamais pu apprendre clairement, ni mon ami Cotonet ni moi, ce que c’était que le romantisme, et cependant nous avons beaucoup lu, notamment des préfaces, car nous ne sommes pas de Falaise, nous savons bien que c’est le principal, et que le reste n’est que pour enfler la chose ; mais il ne faut pas anticiper.

À vous dire vrai, dans ce pays-ci, on est badaud jusqu’aux oreilles, et, sans compter le tapage des journaux, nous sommes bien aises de jaser sur les quatre ou cinq heures. Nous avons dans la rue Marchande un gros cabinet de lecture, où il nous vient des cloyères de livres ; deux sous le volume, c’est comme partout, et il n’y aurait pas à se plaindre, si les portières se lavaient les mains ; mais depuis qu’il n’y a plus de loterie, elles dévorent les romans, que Dieu leur pardonne ! c’est à ne savoir par où y toucher. Mais peu importe ; nous autres Français, nous ne regardons pas à la marge ; en Angleterre, les gens qui sont propres aiment à lire dans des livres propres ; en France, on lit à la gamelle ; c’est notre manière d’encourager les arts. Nos petites-maîtresses ne souffriraient pas une mouche de crotte sur un bas qui n’a affaire qu’à leur pied ; mais elles ouvrent très délicatement de leur main blanche un volume banal qui sent la cuisine, et porte la marque du pouce de leur cocher. Il me semble pourtant que si j’étais femme, et que si je tenais au fond de mon alcôve, les rideaux tirés, un auteur qui me plût, je n’aimerais pas qu’au parfum poétique d’une page il se mêlât… Je reviens à mon sujet.

Je vous disais que nous ne comprenions pas ce que signifiait ce mot de romantique. Si ce que je vous raconte vous paraît un peu usé et connu au premier abord, il ne faut pas vous effrayer, mais seulement me laisser faire ; j’ai intention d’en venir à mes fins. C’était donc vers 1824, ou un peu plus tard, je l’ai oublié ; on se battait dans le Journal des Débats. Il était question de pittoresque, de grotesque, du paysage introduit dans la poésie, de l’histoire dramatisée, du drame blasonné, de l’art pur, du rhythme brisé, du tragique fondu avec le comique, et du moyen-âge ressuscité. Mon ami Cotonet et moi, nous nous promenions devant le jeu de boule. Il faut savoir qu’à la Ferté-sous-Jouarre, nous avions alors un grand clerc d’avoué qui venait de Paris, fier et fort impertinent, ne doutant de rien, tranchant sur tout, et qui avait l’air de comprendre tout ce qu’il lisait. Il nous aborda le journal à la main, en nous demandant ce que nous pensions de toutes ces querelles littéraires. Cotonet est fort à son aise, il a cheval et cabriolet ; nous ne sommes plus jeunes ni l’un l’autre, et de mon côté, j’ai quelque poids ; ces questions nous révoltèrent, et toute la ville fut pour nous. Mais à dater de ce jour, on ne parla chez nous que de romantique et de classique ; Mme Dupuis seule n’a rien voulu entendre ; elle dit que c’est jus-vert, ou vert-jus. Nous lûmes tout ce qui paraissait, et nous reçûmes la Muse au cercle. Quelques-uns de nous (je fus du nombre) vinrent à Paris et virent les Vêpres ; le sous-préfet acheta la pièce, et à une quête pour les Grecs, mon fils récita Parthénope et l’Étrangère, septième messénienne. D’une autre part, M. Ducoudray, magistrat distingué, au retour des vacances, rapporta les Méditations parfaitement reliées, qu’il donna à sa femme ; Mme Javart en fut choquée ; elle déteste les novateurs ; ma nièce y allait, nous cessâmes de nous voir. Le receveur fut de notre bord ; c’était un esprit caustique et mordant, il travaillait sous main à la Pandore ; quatre ans après il fut destitué, leva le masque, et fit un pamphlet qu’imprima le célèbre Firmin Didot. M. Ducoudray nous donna, vers la mi-septembre, un dîner des plus orageux ; ce fut là qu’éclata la guerre ; voici comment l’affaire arriva. Mme Javart, qui porte perruque et qui s’imaginait qu’on n’en savait rien, ayant fait ce jour-là de grands frais de toilette, avait fiché dans sa coiffure une petite poignée de marabouts ; elle était à la droite du receveur, et ils causaient de littérature ; peu à peu la discussion s’échauffa ; Mme Javart, classique entêtée, se prononça pour l’abbé Delille ; le receveur l’appela perruque, et par une fatalité déplorable, au moment où il prononçait ce mot, d’un ton de voix passablement violent, les marabouts de Mme Javart prirent feu à une bougie placée auprès d’elle ; elle n’en sentait rien et continuait de s’agiter, quand le receveur, la voyant toute en flammes, saisit les marabouts et les arracha ; malheureusement le toupet tout entier quitta la tête de la pauvre femme, qui se trouva tout à coup exposée aux regards, le chef complètement dégarni. Mme Javart, ignorant le danger qu’elle avait couru, crut que le receveur la décoiffait pour ajouter le geste à la parole, et comme elle était en train de manger un œuf à la coque, elle le lui lança au visage ; le receveur en fut aveuglé ; le jaune couvrait sa chemise et son gilet, et n’ayant voulu que rendre un service, il fut impossible de l’apaiser, quelque effort qu’on fît pour cela ; Mme Javart, de son côté, se leva et sortit en fureur ; elle traversa toute la ville sa perruque à la main, malgré les prières de sa servante, et perdit connaissance en rentrant chez elle. Jamais elle n’a voulu croire que le feu eût pris à ses marabouts ; elle soutient encore qu’on l’a outragée de la manière la plus inconvenante, et vous pensez le bruit qu’elle en a fait. Voilà, monsieur, comment nous devînmes romantiques à la Ferté-sous-Jouarre.

Cependant, Cotonet et moi, nous résolûmes d’approfondir la question, et de nous rendre compte des querelles qui divisaient tant d’esprits habiles. Nous avons fait de bonnes études, Cotonet surtout, qui est notaire et qui s’occupe d’ornithologie. Nous crûmes d’abord, pendant deux ans, que le romantisme, en matière d’écriture, ne s’appliquait qu’au théâtre, et qu’il se distinguait du classique parce qu’il se passait des unités. C’était clair ; Shakspeare, par exemple, fait voyager les gens de Rome à Londres, et d’Athènes à Alexandrie, en un quart d’heure ; ses héros vivent dix ou vingt ans dans un entr’acte ; ses héroïnes, anges de vertu pendant toute une scène, n’ont qu’à passer dans la coulisse pour reparaître mariées, adultères, veuves et grand’mères. Voilà, disions-nous, le romantique. Sophocle, au contraire, fait asseoir Œdipe, encore est-ce à grand’peine, sur un rocher, dès le commencement de sa tragédie ; tous les personnages viennent le trouver là, l’un après l’autre ; peut-être se lève-t-il, mais j’en doute, à moins que ce ne soit par respect pour Thésée, qui, durant toute la pièce, court sur le grand chemin pour l’obliger, rentrant en scène et sortant sans cesse. Le chœur est là, et si quelque chose cloche, s’il y a un geste obscur, il l’explique ; ce qui s’est passé, il le raconte ; ce qui se passe, il le commente ; ce qui va se passer, il le prédit ; bref, il est dans la tragédie grecque comme une note de M. Aimé Martin au bas d’une page de Molière. Voilà, disions-nous, le classique ; il n’y avait point de quoi disputer, et les choses allaient sans dire. Mais on nous apprend tout à coup (c’était, je crois, en 1828) qu’il y avait poésie romantique et poésie classique, roman romantique et roman classique, ode romantique et ode classique ; que dis-je ? un seul vers, mon cher monsieur, un seul et unique vers pouvait être romantique ou classique, selon que l’envie lui en prenait.

Quand nous reçûmes cette nouvelle, nous ne pûmes fermer l’œil de la nuit. Deux ans de paisible conviction venaient de s’évanouir comme un songe. Toutes nos idées étaient bouleversées ; car si les règles d’Aristote n’étaient plus la ligne de démarcation qui séparait les camps littéraires, où se retrouver et sur quoi s’appuyer ? Par quel moyen, en lisant un ouvrage, savoir à quelle école il appartenait ? Nous pensions bien que les initiés de Paris devaient avoir une espèce de mot d’ordre qui les tirait d’abord d’embarras ; mais en province, comment faire ? Et il faut vous dire, monsieur, qu’en province, le mot romantique a, en général, une signification facile à retenir, il est synonyme d’absurde, et on ne s’en inquiète pas autrement. Heureusement, dans la même année, parut une illustre préface que nous dévorâmes aussitôt, et qui faillit nous convaincre à jamais. Il y respirait un air d’assurance qui était fait pour tranquilliser, et les principes de la nouvelle école s’y trouvaient détaillés au long. On y disait très nettement que le romantisme n’était autre chose que l’alliance du fou et du sérieux, du grotesque et du terrible, du bouffon et de l’horrible, autrement dit, si vous l’aimez mieux, de la comédie et de la tragédie. Nous le crûmes, Cotonet et moi, pendant l’espace d’une année entière. Le drame fut notre passion, car on avait baptisé de ce nom de drame, non-seulement les ouvrages dialogués, mais toutes les inventions modernes de l’imagination, sous le prétexte qu’elles étaient dramatiques. Il y avait bien là quelque galimatias, mais enfin c’était quelque chose. Le drame nous apparaissait comme un prêtre respectable qui avait marié, après tant de siècles, le comique avec le tragique ; nous le voyions, vêtu de blanc et de noir, riant d’un œil et pleurant de l’autre, agiter d’une main un poignard, et de l’autre une marotte ; à la rigueur, cela se comprenait, les poètes du jour proclamaient ce genre une découverte toute moderne : « La mélancolie, disaient-ils, était inconnue aux anciens ; c’est elle qui, jointe à l’esprit d’analyse et de controverse, a créé la religion nouvelle, la société nouvelle, et introduit dans l’art un type nouveau. » À parler franc, nous croyions tout cela un peu sur parole, et cette mélancolie inconnue aux anciens ne nous fut pas d’une digestion facile. Quoi ! disions-nous, Sapho expirante, Platon regardant le ciel, n’ont pas ressenti quelque tristesse ? Le vieux Priam redemandant son fils mort, à genoux devant le meurtrier, et s’écriant : « Souviens-toi de ton père, ô Achille ! » n’éprouvait point quelque mélancolie ? Le beau Narcisse, couché dans les roseaux, n’était point malade de quelque dégoût des choses de la terre ? Et la jeune nymphe qui l’aimait, cette pauvre Écho si malheureuse, n’était-elle donc pas le parfait symbole de la mélancolie solitaire, lorsque, épuisée par sa douleur, il ne lui restait que les os et la voix ? D’autre part, dans la susdite préface, écrite d’ailleurs avec un grand talent, l’antiquité nous semblait comprise d’une assez étrange façon. On y comparait, entre autres choses, les furies avec les sorcières, et on disait que les furies s’appelaient Euménides, c’est-à-dire douces et bienfaisantes, ce qui prouvait, ajoutait-on, qu’elles n’étaient que médiocrement difformes, par conséquent à peine grotesques. Il nous étonnait que l’auteur pût ignorer que l’antiphrase est au nombre des tropes, bien que Sanctius ne veuille pas l’admettre. Mais passons ; l’important pour nous était de répondre aux questionneurs : « Le romantisme est l’alliance de la comédie et de la tragédie, ou, de quelque genre d’ouvrage qu’il s’agisse, le mélange du bouffon et du sérieux. » Voilà qui allait encore à merveille, et nous dormions tranquilles là-dessus. Mais que pensai-je, monsieur, lorsqu’un matin je vis Cotonet entrer dans ma chambre avec six petits volumes sous le bras ! Aristophane, vous le savez, est, de tous les génies de la Grèce antique, le plus noble à la fois et le plus grotesque, le plus sérieux et le plus bouffon, le plus lyrique et le plus satirique. Que répondre lorsque Cotonet, avec sa belle basse-taille, commença à déclamer pompeusement l’admirable dispute du juste et de l’injuste[2], la plus grave et la plus noble scène que jamais théâtre ait entendue ? Comment, en écoutant ce style énergique, ces pensées sublimes, cette simple éloquence, en assistant à ce combat divin entre les deux puissances qui gouvernent le monde, comment ne pas s’écrier avec le chœur : « Ô toi qui habites le temple élevé de la sagesse, le parfum de la vertu émane de tes discours ! » Puis, tout à coup, à quelques pages de là, voilà le poète qui nous fait assister au spectacle d’un homme qui se relève la nuit pour soulager son ventre[3]. Quel écrivain s’est jamais élevé plus haut qu’Aristophane dans ce terrible drame des Chevaliers où paraît le peuple athénien lui-même personnifié dans un vieillard ? Quoi de plus sérieux, quoi de plus imposant que les anapestes où le poète gourmande le public, et que ce chœur qui commence ainsi : « Maintenant, Athéniens, prêtez-nous votre attention, si vous aimez un langage sincère[4]. » Quoi de plus grotesque en même temps, quoi de plus bouffon que Bacchus et Xanthias[5] ? quoi de plus comique et de plus plaisant que cette Myrrhine, se déchaussant à demi nue, sur le lit où son pauvre époux meurt d’abstinence et de désirs[6] ? À voir cette rusée commère, plus rouée que la rouée Merteuil, les spectateurs eux-mêmes devaient partager le tourment de Cinésias, pour peu que la scène fût bien rendue. Dans quelle classification pourra-t-on jamais faire entrer les ouvrages d’Aristophane ? quelles lignes, quels cercles tracera-t-on jamais autour de la pensée humaine, que ce génie audacieux ne dépassera pas ? Il n’est pas seulement tragique et comique, il est tendre et terrible, pur et obscène, honnête et corrompu, noble et trivial, et au fond de tout cela, pour qui sait comprendre, assurément il est mélancolique. Hélas ! monsieur, si on le lisait davantage, on se dispenserait de beaucoup parler, et on pourrait savoir au juste d’où viennent bien des inventions nouvelles qui se font donner des brevets. Il n’est pas jusqu’aux saint-simoniens qui ne se trouvent dans Aristophane ; que lui avaient fait ces pauvres gens ? La comédie des Harangueuses est pourtant leur complète satire, comme les Chevaliers, à plus d’un égard, pourraient passer pour celle du gouvernement représentatif.

Nous voilà donc, Cotonet et moi, retombés dans l’incertitude. Le romantisme devait, avant tout, être une découverte, sinon récente, du moins moderne. Ce n’était donc pas plus l’alliance du comique et du tragique que l’infraction permise aux règles d’Aristote. (J’ai oublié de vous dire qu’Aristophane ne tient lui-même aucun compte des unités.) Nous fîmes donc ce raisonnement très simple : « Puisqu’on se bat à Paris dans les théâtres, dans les préfaces, et dans les journaux, il faut que ce soit pour quelque chose ; puisque les auteurs proclament une trouvaille, un art nouveau et une foi nouvelle, il faut que ce quelque chose soit autre chose qu’une chose renouvelée des Grecs ; puisque nous n’avons rien de mieux à faire, nous allons chercher ce que c’est. »

— Mais, me direz-vous, mon cher monsieur, Aristophane est romantique ; voilà tout ce que prouvent vos discours ; la différence des genres n’en subsiste pas moins, et l’art moderne, l’art humanitaire, l’art social, l’art pur, l’art naïf, l’art moyen-âge…

Patience, monsieur ; que Dieu vous garde d’être si vif ! Je ne discute pas, je vous raconte un évènement qui m’est arrivé. D’abord, pour ce qui est du mot humanitaire, je le révère, et quand je l’entends, je ne manque jamais de tirer mon chapeau ; puissent les dieux me le faire comprendre ! mais je me résigne et j’attends. Je ne cherche pas, remarquez bien, à savoir si le romantisme existe ou non ; je suis Français, et je me rends compte de ce qu’on appelle le romantisme en France.

Et, à propos des mots nouveaux, je vous dirai, que durant une autre année, nous tombâmes dans une triste erreur. Las d’examiner et de peser, trouvant toujours des phrases vides et des professions de foi incompréhensibles, nous en vînmes à croire que ce mot de romantisme n’était qu’un mot ; nous le trouvions beau, et il nous semblait que c’était dommage qu’il ne voulût rien dire. Il ressemble à Rome et à Romain, à roman et à romanesque ; peut-être est-ce la même chose que romanesque ; nous fûmes du moins tentés de le croire par comparaison, car il est arrivé depuis peu, comme vous savez, que certains mots, d’ailleurs convenables, ont éprouvé de petites variations qui ne font de tort à personne. Autrefois, par exemple, on disait tout bêtement : Voilà une idée raisonnable ; maintenant on dit bien plus dignement : Voilà une déduction rationnelle. C’est comme la patrie, vieux mot assez usé ; on dit le pays ; voyez nos orateurs, ils n’y manqueraient pas pour dix écus. Quand deux gouvernemens, la Suisse et la France, je suppose, convenaient ensemble de faire payer dix ou douze sous un port de lettre, on disait jadis trivialement : « C’est une convention de poste ; » maintenant on dit : « Convention postale. » Quelle différence et quelle magnificence ! Au lieu de surpris ou d’étonné, on dit : « Stupéfié. » Sentez-vous la nuance ? Stupéfié ! non pas stupéfait, prenez-y garde ; stupéfait est pauvre, rebattu ; fi ! ne m’en parlez pas, c’est un drôle capable de se laisser trouver dans un dictionnaire. Qui est-ce qui voudrait de cela ? Mais Cotonet, par-dessus tout, préfère trois mots dans la langue moderne ; l’auteur qui, dans une seule phrase, les réunirait par hasard, serait, à son gré, le premier des hommes. Le premier de ces mots est : morganatique ; le second, blandices, et le troisième… le troisième est un mot allemand.

Je retourne à mon dire. Nous ne pûmes long-temps demeurer dans l’indifférence. Notre sous-préfet venait d’être changé ; le nouveau-venu avait une nièce, jolie brune pâle, quoique un peu maigre, qui s’était éprise des manières anglaises, et qui portait un voile vert, des gants orange, et des lunettes d’argent. Un soir qu’elle passait près de nous (Cotonet et moi, à notre habitude, nous nous promenions sur le jeu de boule), elle se retourna du côté du moulin à eau qui est près du gué, où il y avait des sacs de farine, des oies et un bœuf attaché : « Voilà un site romantique, » dit-elle à sa gouvernante. À ce mot, nous nous sentîmes saisis de notre curiosité première. Hé, ventrebleu, fis-je, que veut-elle dire ? ne saurons-nous pas à quoi nous en tenir ? Il nous arriva sur ces entrefaites un journal qui contenait ces mots : « André Chénier et Mme de Staël sont les deux sources du fleuve immense qui nous entraîne vers l’avenir. C’est par eux que la rénovation poétique, déjà triomphante et presque accomplie, se divisera en deux branches fleuries sur le tronc flétri du passé. La poésie romantique, fille de l’Allemagne, attachera ainsi à son front une palme verte, sœur des myrtes d’Athènes. Ossian et Homère se donnent la main. » « Mon ami, dis-je à Cotonet, je crois que voilà notre affaire ; le romantisme, c’est la poésie allemande ; Mme de Staël est la première qui nous ait fait connaître cette littérature, et de l’apparition de son livre date la rage qui nous a pris. Achetons Goëthe, Schiller et Wieland ; nous sommes sauvés, tout est venu de là. »

Nous crûmes, jusqu’en 1830, que le romantisme était l’imitation des Allemands, et nous y ajoutâmes les Anglais sur le conseil qu’on nous en donna. Il est incontestable, en effet, que ces deux peuples ont, dans leur poésie, un caractère particulier, et qu’ils ne ressemblent ni aux Grecs, ni aux Romains, ni aux Français. Les Espagnols nous embarrassèrent, car ils ont aussi leur cachet, et il était clair que l’école moderne se ressentait d’eux terriblement. Les romantiques, par exemple, ont constamment prôné le Cid de Corneille, qui est une traduction presque littérale d’une fort belle pièce espagnole. À ce propos, nous ne savions pas pourquoi ils n’en prônaient pas aussi bien quelque autre, malgré la beauté de celle-là ; mais, à tout prix, c’était une issue qui nous tirait du labyrinthe. « Mais, disait encore Cotonet, quelle invention peut-il y avoir à naturaliser une imitation ? Les Allemands ont fait des ballades ; nous en faisons, c’est à merveille ; ils aiment les spectres, les gnomes, les goules, les psylles, les vampires, les squelettes, les ogres, les cauchemars, les rats, les aspioles, les vipères, les sorcières, le sabbat, Satan, Puck, les mandragores ; enfin cela leur fait plaisir ; nous les imitons et en disons autant, quoique cela nous régale médiocrement ; mais je l’accorde. D’autre part, dans leurs romans, on se tue, on pleure, on revient, on fait des phrases longues d’une aune, on sort à tout bout de champ du bon sens et de la nature ; nous les copions, il n’y a rien de mieux. Viennent les Anglais par là-dessus qui passent le temps et usent leur cervelle à broyer du noir dans un pot ; toutes leurs poésies, présentes et futures, ont été résumées par Goëthe dans cette simple et aimable phrase : « L’expérience et la douleur s’unissent pour guider l’homme à travers cette vie, et le conduire à la mort. » C’est assez faux, et même assez sot, mais je veux bien encore qu’on s’y plaise. Buvons gaiement, avec l’aide de Dieu et de notre bon tempérament français, du sang de pendu dans la chaudière anglaise. Survient l’Espagne, avec ses Castillans, qui se coupent la gorge comme on boit un verre d’eau, ses Andalouses qui font plus vite encore un petit métier moins dépeuplant, ses taureaux, ses toréadors, matadors, etc…, j’y souscris. Quoi enfin ? Quand nous aurons tout imité, copié, plagié, traduit et compilé, qu’y a-t-il là de romantique ? Il n’y a rien de moins nouveau sous le ciel que de compiler et de plagier. »

Ainsi raisonnait Cotonet, et nous tombions de mal en pis ; car, examinée sous ce point de vue, la question se rétrécissait singulièrement. Le classique ne serait-il donc que l’imitation de la poésie grecque, et le romantique que l’imitation des poésies allemande, anglaise et espagnole ? Diable ! que deviendraient alors tant de beaux discours sur Boileau et sur Aristote, sur l’antiquité et le christianisme, sur le génie et la liberté, sur le passé et sur l’avenir, etc… ? C’est impossible ; quelque chose nous criait que ce ne pouvait être là le résultat de recherches si curieuses et si empressées. Ne serait-ce pas, pensâmes-nous, seulement affaire de forme ? Ce romantisme indéchiffrable ne consisterait-il pas dans ce vers brisé dont on fait assez de bruit dans le monde ? Mais non ; car, dans leurs plaidoyers, nous voyons les auteurs nouveaux citer Molière et quelques autres comme ayant donné l’exemple de cette méthode ; le vers brisé, d’ailleurs, est horrible ; il faut dire plus, il est impie ; c’est un sacrilége envers les dieux, une offense à la muse.

Je vous expose naïvement, monsieur, toute la suite de nos tribulations, et si vous trouvez mon récit un peu long, il faut songer à douze ans de souffrances ; nous avançons, ne vous inquiétez pas. De 1830 à 1831, nous crûmes que le romantisme était le genre historique, ou, si vous voulez, cette manie qui, depuis peu, a pris nos auteurs d’appeler des personnages de romans et de mélodrames Charlemagne, François Ier ou Henri IV, au lieu d’Amadis, d’Oronte, ou de Saint-Albin. Mlle de Scudéry est, je crois, la première qui ait donné en France l’exemple de cette mode, et beaucoup de gens disent du mal des ouvrages de cette demoiselle, qui ne les ont certainement pas lus. Nous ne prétendons pas les juger ici ; ils ont fait les délices du siècle le plus poli, le plus classique et le plus galant du monde ; mais ils nous ont semblé aussi vraisemblables, mieux écrits, et guère plus ridicules que certains romans de nos jours dont on ne parlera pas si long-temps.

De 1831 à l’année suivante, voyant le genre historique discrédité, et le romantisme toujours en vie, nous pensâmes que c’était le genre intime, dont on parlait fort. Mais quelque peine que nous ayons prise, nous n’avons jamais pu découvrir ce que c’était que le genre intime. Les romans intimes sont tout comme les autres ; ils ont deux vol.  in-8o, beaucoup de blanc ; il y est question d’adultères, de marasme, de suicides, avec force archaïsmes et néologismes ; ils ont une couverture jaune, et ils coûtent 15 fr. ; nous n’y avons trouvé aucun autre signe particulier qui les distinguât.

De 1832 à 1833, il nous vint à l’esprit que le romantisme pouvait être un système de philosophie et d’économie politique. En effet, les écrivains affectaient alors dans leurs préfaces (que nous n’avons jamais cessé de lire avant tout, comme le plus important) de parler de l’avenir, du progrès social, de l’humanité et de la civilisation ; mais nous avons pensé que c’était la révolution de juillet qui était cause de cette mode, et d’ailleurs, il n’est pas possible de croire qu’il soit nouveau d’être républicain. On a dit que Jésus-Christ l’était ; j’en doute, car il voulait se faire roi de Jérusalem ; mais depuis que le monde existe, il est certain que quiconque n’a que deux sous et en voit quatre à son voisin, ou une jolie femme, désire les lui prendre, et doit conséquemment dans ce but parler d’égalité, de liberté, des droits de l’homme, etc., etc.

De 1833 à 1834, nous crûmes que le romantisme consistait à ne pas se raser, et à porter des gilets à larges revers, très empesés. L’année suivante, nous crûmes que c’était de refuser de monter la garde. L’année d’après, nous ne crûmes rien, Cotonet ayant fait un petit voyage pour une succession dans le Midi, et me trouvant moi-même très occupé à faire réparer une grange que les grandes pluies m’avaient endommagée.

Maintenant, monsieur, j’arrive au résultat définitif de ces trop longues incertitudes. Un jour que nous nous promenions (c’était toujours sur le jeu de boule), nous nous souvînmes de ce flandrin qui, le premier, en 1824, avait porté le trouble dans notre esprit, et par suite dans toute la ville. Nous fûmes le voir, décidés cette fois à l’interroger lui-même, et à trancher le nœud gordien. Nous le trouvâmes en bonnet de nuit, fort triste, et mangeant une omelette. Il se disait dégoûté de la vie et blasé sur l’amour ; comme nous étions au mois de janvier, nous pensâmes que c’était qu’il n’avait pas eu de gratification cette année, et ne lui en sûmes pas mauvais gré. Après les premières civilités, le dialogue suivant eut lieu entre nous, permettez-moi de vous le transcrire le plus brièvement possible :

MOI.

Monsieur, je vous prie de m’expliquer ce que c’est que le romantisme. Est-ce le mépris des unités établies par Aristote, et respectées par les auteurs français ?

LE CLERC.

Assurément. Nous nous soucions bien d’Aristote ! faut-il qu’un pédant de collége, mort il y a deux ou trois mille ans…

COTONET.

Comment le romantisme serait-il le mépris des unités, puisque le romantisme s’applique à mille autres choses qu’aux pièces de théâtre ?

LE CLERC.

C’est vrai ; le mépris des unités n’est rien ; pure bagatelle ! nous ne nous y arrêtons pas.

MOI.

En ce cas, serait-ce l’alliance du comique et du tragique ?

LE CLERC.

Vous l’avez dit ; c’est cela même ; vous l’avez nommé par son nom.

COTONET.

Monsieur, il y a long-temps qu’Aristote est mort, mais il y a tout aussi long-temps qu’il existe des ouvrages où le comique est allié au tragique. D’ailleurs Ossian, votre Homère nouveau, est sérieux d’un bout à l’autre ; il n’y a, ma foi, pas de quoi rire. Pourquoi l’appelez-vous donc romantique ? Homère est beaucoup plus romantique que lui.

LE CLERC.

C’est juste ; je vous prie de m’excuser ; le romantisme est bien autre chose.

MOI.

Serait-ce l’imitation ou l’inspiration de certaines littératures étrangères, ou, pour m’expliquer en un seul mot, serait-ce tout, hors les Grecs et les Romains ?

LE CLERC.

N’en doutez pas. Les Grecs et les Romains sont à jamais bannis de France ; un vers spirituel et mordant…

COTONET.

Alors le romantisme n’est qu’un plagiat, un simulacre, une copie ; c’est honteux, monsieur, c’est avilissant. La France n’est ni anglaise, ni allemande, pas plus qu’elle n’est grecque ni romaine, et plagiat pour plagiat, j’aime mieux un beau plâtre pris sur la Diane chasseresse qu’un monstre de bois vermoulu décroché d’un grenier gothique.

LE CLERC.

Le romantisme n’est point un plagiat, et nous ne voulons imiter personne ; non, l’Angleterre ni l’Allemagne n’ont rien à faire dans notre pays.

COTONET, vivement.

Qu’est-ce donc alors que le romantisme ? Est-ce l’emploi des mots crus ? Est-ce la haine des périphrases ? Est-ce l’usage de la musique au théâtre à l’entrée d’un personnage principal ? Mais on en a toujours agi ainsi dans les mélodrames, et nos pièces nouvelles ne sont pas autre chose. Pourquoi changer les termes ? Mélos, musique, et drama, drame. Calas et le Joueur sont deux modèles en ce genre. Est-ce l’abus des noms historiques ? Est-ce la forme des costumes ? Est-ce le choix de certaines époques à la mode, comme la Fronde ou le règne de Charles IX ? Est-ce la manie du suicide et l’héroïsme à la Byron ? Sont-ce les néologismes, le néo-christianisme, et, pour appeler d’un nom nouveau une peste nouvelle, tous les néosophismes de la terre ? Est-ce de jurer par écrit ? Est-ce de choquer le bon sens et la grammaire ? Est-ce quelque chose enfin, ou n’est-ce rien qu’un mot sonore et l’orgueil à vide qui se bat les flancs ?

LE CLERC, avec exaltation.

Non ! ce n’est rien de tout cela ; non ! vous ne comprenez pas la chose. Que vous êtes grossier, monsieur ! quelle épaisseur dans vos paroles ! Allez, les sylphes ne vous hantent point ; vous êtes ponsif, vous êtes trumeau, vous êtes volute, vous n’avez rien d’ogive ; ce que vous dites est sans galbe ; vous ne vous doutez pas de l’instinct sociétaire ; vous avez marché sur Campistron.

COTONET.

Vertu de ma vie ! qu’est-ce que c’est que cela ?

LE CLERC.

Le romantisme, mon cher monsieur ! Non, à coup sûr, ce n’est ni le mépris des unités, ni l’alliance du comique et du tragique, ni rien au monde que vous puissiez dire ; vous saisiriez vainement l’aile du papillon, la poussière qui le colore vous resterait dans les doigts. Le romantisme, c’est l’étoile qui pleure, c’est le vent qui vagit, c’est la nuit qui frissonne, la fleur qui vole et l’oiseau qui embaume ; c’est le jet inespéré, l’extase allanguie, la citerne sous les palmiers, et l’espoir vermeil et ses mille amours, l’ange et la perle, la robe blanche des saules, ô la belle chose, monsieur ! C’est l’infini et l’étoilé, le chaud, le rompu, le désenivré, et pourtant en même temps le plein et le rond, le diamétral, le pyramidal, l’oriental, le nu à vif, l’étreint, l’embrassé, le tourbillonnant ; quelle science nouvelle ! C’est la philosophie providentielle géométrisant les faits accomplis, puis s’élançant dans le vague des expériences pour y ciseler les fibres secrètes…

COTONET.

Monsieur, ceci est une faribole. Je sue à grosses gouttes pour vous écouter.

LE CLERC.

J’en suis fâché ; j’ai dit mon opinion, et rien au monde ne m’en fera changer.


Nous fûmes chez M. Ducoudray après cette scène, que je vous abrège, vu qu’elle dura trois heures et que la tête tourne en y pensant. M. Ducoudray est un magistrat, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire. Il porte habit marron et culotte de soie, le tout bien brossé, et il est poudré. Nous le trouvâmes dans son fauteuil de cuir, et il nous offrit une prise de tabac sec dans sa tabatière de corne, propre et luisante comme un écu neuf. Nous lui contâmes, comme vous pensez, la visite que nous venions de faire, et reprenant le même sujet, voici quelle fut son opinion :

« Sous la restauration, nous dit-il, le gouvernement faisait tous ses efforts pour ramener le passé. Les premières places aux Tuileries étaient remplies, vous le savez, par les mêmes noms que sous Louis XIV. Les prêtres, ressaisissant le pouvoir, organisaient de tous côtés une sorte d’inquisition occulte, comme aujourd’hui les associations républicaines. D’autre part, une censure sévère interdisait aux écrivains la peinture libre des choses présentes ; quels portraits de mœurs ou quelles satires, mêmes les plus douces, auraient été tolérés sur un théâtre où Germanicus était défendu ? En troisième lieu, la cassette royale, ouverte à quelques gens de lettres, avait justement récompensé en eux des talens remarquables, mais en même temps des opinions religieuses et monarchiques. Ces deux grands mots, la religion et la monarchie, étaient alors dans leur toute-puissance ; avec eux seuls il pouvait y avoir succès, fortune et gloire ; sans eux, rien au monde, sinon l’oubli ou la persécution. Cependant la France ne manquait pas de jeunes têtes qui avaient grand besoin de se produire et la meilleure envie de parler. Plus de guerre, partant beaucoup d’oisiveté ; une éducation très contraire au corps, mais très favorable à l’esprit, l’ennui de la paix, les carrières obstruées, tout portait la jeunesse à écrire ; aussi n’y eut-il à aucune époque le quart autant d’écrivains que dans celle-ci. Mais de quoi parler ? Que pouvait-on écrire ? Comme le gouvernement, comme les mœurs, comme la cour et la ville, la littérature chercha à revenir au passé. Le trône et l’autel défrayèrent tout ; en même temps, cela va sans dire, il y eut une littérature d’opposition. Celle-ci, forte de sa pensée, ou de l’intérêt qui s’attachait à elle, prit la route convenue, et resta classique ; les poètes qui chantaient l’empire, la gloire de la France ou la liberté, sûrs de plaire par le fond, ne s’embarrassèrent point de la forme. Mais il n’en fut pas de même de ceux qui chantaient le trône et l’autel ; ayant affaire à des idées rebattues et à des sentimens antipathiques à la nation, ils cherchèrent à rajeunir, par des moyens nouveaux, la vieillesse de leur pensée ; ils hasardèrent d’abord quelques contorsions poétiques, pour appeler la curiosité ; elle ne vint pas, ils redoublèrent. D’étranges qu’ils voulaient être, ils devinrent bizarres, de bizarres baroques, ou peu s’en fallait. Mme de Staël, ce Blücher littéraire, venait d’achever son invasion, et de même que le passage des Cosaques en France avait introduit dans les familles quelques types de physionomie expressive, la littérature portait dans son sein une bâtardise encore sommeillante. Elle parut bientôt au grand jour ; les libraires étonnés accouchaient de certains enfans qui avaient le nez allemand et l’oreille anglaise. La superstition et ses légendes, mortes et enterrées depuis long-temps, profitèrent du moment pour se glisser par la seule porte qui pût leur être ouverte, et vivre encore un jour avant de mourir à jamais. La manie des ballades, arrivant d’Allemagne, rencontra un beau jour la poésie monarchique chez le libraire Ladvocat, et toutes deux, la pioche en main, s’en allèrent, à la nuit tombée, déterrer, dans une église, le moyen-âge qui ne s’y attendait pas. Comme pour aller à Notre-Dame, on passe devant la Morgue, ils y entrèrent de compagnie ; ce fut là que, sur le cadavre d’un monomane, ils se jurèrent foi et amitié. Le roi Louis XVIII, qui avait pour lecteur un homme d’esprit, et qui ne manquait pas d’esprit lui-même, ne lut rien et trouva tout au mieux. Malheureusement il vint à mourir, et Charles X abolit la censure. Le moyen-âge était alors très bien portant, et à peu près remis de la peur qu’il avait eue de se croire mort pendant trois siècles. Il nourrissait et élevait une quantité de petites chauves-souris, de petits lézards et de jeunes grenouilles, à qui il apprenait le catéchisme, la haine de Boileau, et la crainte du roi. Il fut effrayé d’y voir clair, quand on lui ôta l’éteignoir dont il avait fait son bonnet. Ébloui par les premières clartés du jour, il se mit à courir par les rues, et, comme le soleil l’aveuglait, il prit la Porte-Saint-Martin pour une cathédrale et y entra avec ses poussins. Ce fut la mode de l’y aller voir ; bientôt ce fut une rage, et, consolé de sa méprise, il commença à régner ostensiblement. Toute la journée on lui taillait des pourpoints, des manches longues, des pièces de velours, des drames et des culottes. Enfin, un matin, on le planta là ; le gouvernement lui-même passait de mode, et la révolution changea tout. Qu’arriva-t-il ? Roi dépossédé, il fit comme Denis, il ouvrit une école. Il était en France en bateleur, comme le bouffon de la restauration ; il ne lui plut point d’aller à Saint-Denis, et, au moment où on le croyait tué, il monta en chaire, chaussa ses lunettes, et fit un sermon sur la liberté. Les bonnes gens qui l’écoutent maintenant ont peut-être sous les yeux le plus singulier spectacle qui puisse se rencontrer dans l’histoire d’une littérature ; c’est un revenant, ou plutôt un mort, qui, affublé d’oripeaux d’un autre siècle, prêche et déclame sur celui-ci ; car en changeant de texte, il n’a pu quitter son vieux masque, et garde encore ses manière d’emprunt ; il se sert du style de Ronsard pour célébrer les chemins de fer ; en chantant Washington ou Lafayette, il imite Dante ; et pour parler de république, d’égalité, de la loi agraire et du divorce, il va chercher des mots et des phrases dans le glossaire de ces siècles ténébreux où tout était despotisme, honte, misère et superstition. Il s’adresse au peuple le plus libre, le plus brave, le plus gai et le plus sain de l’univers, et au théâtre, devant ce peuple intelligent, qui a le cœur ouvert et les mains si promptes, il ne trouve rien de mieux que de faire faire des barbarismes à des fantômes inconnus ; il se dit jeune, et parle à notre jeunesse comme on parlait sous un roi podagre qui tuait tout ce qui remuait ; il appelle l’avenir à grands cris, et asperge de vieille eau bénite la statue de la liberté ; vive Dieu ! qu’en penserait-elle, si elle n’était de marbre ? Mais le public est de chair et d’os, et qu’en pense-t-il ? De quoi se soucie-t-il ? Que va-t-il voir et qu’est-ce qui l’attire à ces myriades de vaudevilles sans but, sans queue, sans tête, sans rime ni raison ? Qu’est-ce que c’est que tant de marquis, de cardinaux, de pages, de rois, de reines, de ministres, de pantins, de criailleries et de balivernes ? La restauration, en partant, nous a légué ses friperies. Ah ! Français, on se moquerait de vous, si vous ne vous en moquiez pas vous-mêmes. Le grand Goëthe n’en riait pas, lui, il y a quatre ou cinq ans, lorsqu’il maudissait notre littérature, qui désespérait sa vieillesse, car le digne homme s’en croyait la cause. Mais ce n’est qu’à nous qu’il faut nous en prendre, oui, à nous seuls, car il n’y a que nous sur terre d’assez badauds pour nous laisser faire. Les autres nations civilisées n’auraient qu’une clé et qu’une pomme cuite pour les niaiseries que nous tolérons. Pourquoi Molière n’est-il plus au monde ? Que l’homme eût pu être immortel, dont immortel est le génie ! Quel misanthrope nous aurions ! Ce ne serait plus l’homme aux rubans verts, et il ne s’agirait pas d’un sonnet. Quel siècle fut jamais plus favorable ? Il n’y a qu’à oser, tout est prêt ; les mœurs sont là, les choses et les hommes, et tout est nouveau ; le théâtre est libre, quoi qu’on veuille dire là-dessus, ou, s’il ne l’est pas, Molière l’était-il ? Faites le Tartuffe, quitte à faire le dénouement du Tartuffe ; mais que non pas ! nous aimons bien mieux quelque autre chose, comme qui dirait Philippe-le-Long, ou Charles VI, qui n’était que fou et imbécile ; voilà notre homme, et il nous démange de savoir de quelle couleur était sa barrette ; que le costume soit juste surtout ! sans quoi, c’est le tailleur qu’on siffle, et ne taille pas qui veut de ces habits-là. Malepeste ! où en serions-nous si les tailleurs allaient se fâcher ? car ces tailleurs ont la tête chaude. Que deviendraient nos après-dinées si on ne taillait plus ? Comment digérer ? Que dire de la reine Berthe ou de la reine Blanche, ou de Charles IX, ah ! le pauvre homme ! si son pourpoint allait lui manquer. Qu’il ait son pourpoint, et qu’il soit de velours noir, et que les crevés y soient, et en satin, et les bottes, et la fraise, et la chaîne au cou, et l’épée du temps, et qu’il jure, et qu’on l’entende, ou rendez-moi l’argent ! Je suis venu pour qu’on m’intéresse, et je n’entends pas qu’on me plaisante avec du velours de coton ; mais quelle jouissance quand tout s’y trouve ! Nous avons bien affaire du style, ou des passions, ou des caractères ! Affaire de bottes nous avons, affaire de fraises, et c’est le sublime. Nous ne manquons ni de vices, ni de ridicules ; il y aurait peut-être bien quelque petite bluette à arranger sur nos amis et nos voisins, quand ce ne serait que les députés, les filles entretenues et les journalistes ; mais quoi ! nous craignons le scandale, et si nous abordons le présent, ce n’est que pour traîner sur les planches Mme de La Vallette et Chabert, dont l’une est devenue folle de vertu et d’héroïsme, et l’autre, grand Dieu ! sa femme remariée lui a montré son propre extrait mortuaire. Il y aurait de quoi faire un couplet. Mais qu’est-ce auprès de Marguerite de Bourgogne ? Voilà où l’on mène ses filles ; quatre incestes et deux parricides, en costumes du temps, c’est de la haute littérature ; Phèdre est une mijaurée de couvent ; c’est Marguerite que demandent les colléges, le jour de la fête de leur proviseur ; voilà ce qu’il nous faut, ou la Brinvilliers, ou Lucrèce Borgia, ou Alexandre VI lui-même ; on pourrait le faire battre avec un bouc, à défaut de gladiateur ; voilà le romantisme, mon voisin, et ce pourquoi ne se joue point le Polyeucte du bonhomme Corneille, qui, dit Tallemand, fit de bonnes comédies. »

Telle fut, à peu de chose près, l’opinion de M. Ducoudray ; je fus tenté d’être de son avis, mais Cotonet, qui a l’esprit doux, fut choqué de sa violence. D’ailleurs la conclusion ne satisfaisait pas ; Cotonet recherchait l’effet, quelle que pût être la cause ; il s’enferma durant quatre mois, et m’a fait part du fruit de ses veilles. Nous allons, monsieur, si vous permettez, vous le soumettre d’un commun accord. Nous avons pensé qu’une phrase ou deux, écrites dans un style ordinaire, pouvaient être prises pour le texte, ou, comme on dit au collége, pour la matière d’un morceau romantique, et nous croyons avoir trouvé ainsi la véritable et unique différence du romantique et du classique. Voici notre travail :

LETTRE D’UNE JEUNE FILLE ABANDONNÉE PAR SON AMANT.
(Style romantique.)

« Considère, mon amour adoré, mon ange, mon bien, mon cœur, ma vie ; toi que j’idolâtre de toutes les puissances de mon ame ; toi, ma joie et mon désespoir ; toi, mon rire et mes larmes ; toi, ma vie et ma mort ! — Jusqu’à quel excès effroyable tu as outragé et méconnu les nobles sentimens dont ton cœur est plein, et oublié la sauvegarde de l’homme, la seule force de la faiblesse, la seule armure, la seule cuirasse, la seule visière baissée dans le combat de la vie, la seule aile d’ange qui palpite sur nous, la seule vertu qui marche sur les flots, comme le divin rédempteur, la prévoyance, sœur de l’adversité !

« Tu as été trahi et tu as trahi ; tu as été trompé et tu as trompé ; tu as reçu la blessure et tu l’as rendue ; tu as saigné et tu as frappé ; la verte espérance s’est enfuie loin de nous. Une passion si pleine de projets, si pleine de sève et de puissance, si pleine de crainte et de douces larmes, si riche, si belle, si jeune encore, et qui suffisait à toute une vie, à toute une vie d’angoisses et de délires, de joies et de terreurs, et de suprême oubli ; — cette passion, consacrée par le bonheur, jurée devant Dieu comme un serment jaloux ; — cette passion qui nous a attachés l’un à l’autre comme une chaîne de fer à jamais fermée, comme le serpent unit sa proie au tronc flexible du bambou pliant ; — cette passion qui fut notre ame elle-même, le sang de nos veines et le battement de notre cœur ; — cette passion, tu l’as oubliée, anéantie, perdue à jamais ; ce qui fut ta joie et ton délice n’est plus pour toi qu’un mortel désespoir qu’on ne peut comparer qu’à l’absence qui le cause. — Quoi, cette absence !… etc., etc. »

TEXTE VÉRITABLE DE LA LETTRE,
LA PREMIÈRE DES LETTRES PORTUGAISES.
(Style ordinaire.)

« Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance ! Ah, malheureux tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs, ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qu’on ne peut comparer qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence… etc. »

Vous voyez, monsieur, par ce faible essai, la nature de nos recherches. L’exemple suivant vous fera mieux sentir l’avantage de notre procédé, comme étant moins exagéré :

PORTRAITS DE DEUX ENFANS.
(Style romantique.)

« Aucun souci précoce n’avait ridé leur front naïf, aucune intempérance n’avait corrompu leur jeune sang ; aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur enfantin, fraîche fleur à peine entr’ouverte ; l’amour candide, l’innocence aux yeux bleus, la suave piété, développaient chaque jour la beauté sereine de leur âme radieuse en grâces ineffables, dans leurs traits sourians, dans leurs souples attitudes et leurs harmonieux mouvemens. »

TEXTE.

« Aucun souci n’avait ridé leur front, aucune intempérance n’avait corrompu leur sang, aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur ; l’amour, l’innocence, la piété, développaient, chaque jour, la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvemens. »

Ce second texte, monsieur, est tiré de Paul et Virginie. Vous savez que Quintilien compare une phrase trop chargée d’adjectifs à une armée où chaque soldat aurait derrière lui son valet-de-chambre. Nous voilà arrivés au sujet de cette lettre ; c’est que nous pensons qu’on met trop d’adjectifs dans ce moment-ci. Vous apprécierez, nous l’espérons, la réserve de cette dernière amplification ; il y a juste le nécessaire ; mais notre opinion concluante est que si on rayait tous les adjectifs des livres qu’on fait aujourd’hui, il n’y aurait qu’un volume au lieu de deux, et donc il n’en coûterait que sept livres dix sous au lieu de quinze francs, ce qui mérite réflexion. Les auteurs vendraient mieux leurs ouvrages, selon toute apparence. Vous vous souvenez, monsieur, des acres baisers de Julie, dans la Nouvelle Héloïse ; ils ont produit de l’effet dans leur temps ; mais il nous semble que dans celui-ci ils n’en produiraient guère, car il faut une grande sobriété dans un ouvrage, pour qu’une épithète se remarque. Il n’y a guère de romans maintenant où l’on n’ait rencontré autant d’épithètes au bout de trois pages, et plus violentes, qu’il n’y en a dans tout Montesquieu. Pour en finir, nous croyons que le romantisme consiste à employer tous ces adjectifs, et non en autre chose. Sur quoi, nous vous saluons bien cordialement, et signons ensemble.


Dupuis et Cotonet.


La-Ferté-sous-Jouarre, 8 septembre 1836.
  1. Bien que nous ne partagions pas toutes les opinions littéraires développées dans cette lettre, nous n’avons pas voulu priver nos abonnés des aperçus piquans qu’elle contient. En pareil cas, le jugement du lecteur rectifie toujours celui du critique.

    (N. du D.)

  2. Dans les Nuées
  3. Dans les Harangueuses.
  4. Dans les Guêpes.
  5. Dans les Grenouilles.
  6. Dans Lysistrate.