Lettres de deux habitans de la Ferté-sous-Jouarre/04

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LES EXAGÉRÉS.

ivME LETTRE
DE DEUX HABITANS DE LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE
à M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.

Mon cher Monsieur,

Que les dieux immortels vous assistent et vous préservent des romans nouveaux ! Polémon fut un aimable homme, et l’un des plus mauvais sujets de la quatre-vingt-dix-neuvième olympiade. Il sortait un matin, au lever du soleil, de chez une belle dame d’Athènes ; ses vêtemens étaient en désordre, sa poitrine et ses bras nus ; une couronne de fleurs fanées lui pendait sur l’oreille, et comme d’une part il avait soupé fort tard, et que d’une autre il marchait sur les courroies de ses brodequins mal attachés, il allait passablement de travers. En cet état, il vint à passer devant l’école du philosophe Xénocrate, qui était ouverte ; je ne sais s’il la prit pour un cabaret, mais le fait est qu’il y entra, s’assit, regarda les assistans sous le nez, et se permit même quelques plaisanteries. Xénocrate, qui était en chaire, perdit d’abord le fil de ses idées. Il avait, dit l’histoire, l’intelligence lente et pesante, et Platon le comparait à un âne auquel il fallait l’éperon, pour ne pas dire le bâton ; lui-même se comparait à un vase dont le cou était étroit, recevant avec peine, mais gardant bien. Aristote le comparait encore à autre chose, à un cheval, je crois, mais peu importe. Xénocrate donc, qui avait les mœurs dures et l’extérieur rebutant, et qui parlait dans ce moment-là des nombres impairs et des monades, resta coi pendant cinq minutes. Le regard aviné de l’adolescent l’avait fait rougir dans sa barbe longue. Mais, après quelques efforts, quittant le sujet qu’il avait entamé, il se mit à parler tout à coup de la modestie et de la tempérance. C’était, à vrai dire, son fort que ce chapitre, et certes il y devait faire merveille, lui que Phryné ne put dégourdir. Il parla donc, fit le portrait du vice dont le modèle posait devant lui, peignit d’abord les voluptés grossières et leur inévitable fin, le cœur usé, l’imagination flétrie, les regrets, le dégoût, les insomnies ; puis changeant de ton, il vanta la sagesse, fit entrer ses auditeurs dans la maison et dans le cœur d’un homme sobre, montra l’eau pure sur sa table, la santé sur ses joues, la gaieté dans son cœur, le calme dans sa raison, et toutes les richesses d’une vie honnête ; cependant Polémon se taisait, regardait en l’air, puis écoutait, et à mesure que Xénocrate parlait, prenait une posture plus décente. Il ramena peu à peu ses bras sous son manteau, se baissa, rajusta sa chaussure, enfin il se leva tout droit et jeta sa couronne. De ce jour-là il renonça au vin, au jeu, et presque à sa maîtresse ; du moins professa-t-il la vie la plus austère, et, retiré dans un petit jardin, six mois après il était aussi sobre qu’il avait passé pour ivrogne. Sa fermeté devint telle que, mordu à la jambe par un chien (enragé, dit-on, mais ce n’est pas sûr), il ne voulut jamais convenir que cela lui fît le moindre mal. Il parla à son tour des monades et des nombres impairs, de la divinité mâle et de la femelle, forma Zénon, Cratès le stoïcien, Arcésilas et Crantor, qui écrivit un traité de luctu ; après quoi il mourut phthisique, mais fort vieux et fort honoré.

Que pensez-vous, monsieur, de cette histoire ? Je l’ai toujours aimée, et Cotonet aussi, non à cause de l’exemple, dont on peut disputer ; mais de pareils traits peignent un monde. Ne vous semble-t-il pas d’abord que l’affaire n’a pu se passer qu’en Grèce, et qu’à Athènes, et qu’en ce temps-là ? Car il ne s’agit pas, notez bien, d’une conversion par la grace de Dieu, à la manière chrétienne, excellente d’ailleurs, mais où il y a miracle, et c’est autre chose. Il ne s’agit que d’un simple discours d’un citoyen à un autre citoyen. Et n’y a-t-il pas dans cette rencontre, dans cet accoutrement de Polémon, dans cette apostrophe de Xénocrate, dans ce coup de théâtre enfin, je ne sais quoi d’antique et d’archi-grec ? Prenez donc la peine d’en faire autant à l’époque où nous sommes, si vous croyez que ce soit possible. Menez à un cours de la Sorbonne un homme qui sort de chez sa maîtresse, en l’année 1837. Combien de nous, en pareil cas, bâilleraient là où Polémon rattachait sa veste, et à l’instant où il jeta ses roses, hélas ! monsieur, combien dormiraient !

Mais je suppose que quelqu’un de nous fasse l’action de Polémon, fût-ce à Notre-Dame, il le peut, s’il le veut ; dites-moi pourquoi vous poufferiez de rire, et moi aussi, et peut-être le curé ? Et pourquoi donc, en lisant l’histoire grecque, ne riez-vous pas de Polémon ? Tout au contraire, vous le comprenez (blâmez-le ou approuvez-le, peu importe) ; mais enfin vous admettez le fait comme vrai, comme simple, comme énergique.

Supposons encore, et retranchant les détails, allons au résultat : c’est un garnement qui se range ; ceci est vrai de tout temps, et probablement il avait des dettes. Il vend ses chevaux, loue une mansarde, et le voilà bouquinant sur les quais. Qui le remarquera aujourd’hui ? Qui, à Paris, se souciera une heure d’une conversion qui fut, à Athènes, un évènement ? Qui prendra exemple sur le converti ? Quel compagnon de ses plaisirs passés va-t-il sermonner et convaincre ? Son petit frère ne l’écoutera pas. Où tiendra-t-il école, et qui ira l’y voir ? Ce qu’il a fait est sage, et on en convient ; il n’a qu’à en parler pour n’être plus qu’un sot.

Pourquoi cela ? Notre conte ne renferme ni intervention divine, ni circonstance réellement extraordinaire ; il n’est qu’humain, et il a été vrai, et il serait absurde aujourd’hui. Pourquoi a-t-il été possible ? Parce qu’il y avait à Athènes presque autant de philosophes que de courtisanes, et des courtisanes philosophes, et beaucoup de raisonneurs sur les choses abstraites, et beaucoup de gens qui les écoutaient, et Platon, qui, à lui seul, avec son automate, faisait là autant de bruit qu’ici Mlle Elssler avec ses castagnettes ; parce que c’était une rage d’ergoter, parce que tout le monde s’en mêlait, parce qu’on achetait trois talens (somme énorme) les ouvrages de Speusippe, radoteur hypocrite qui prit plus de goût, dit l’Encyclopédie, pour Lasthénie et pour Axiothée, ses disciples, qu’il ne convient à un philosophe valétudinaire ; parce qu’enfin Athènes était la ville bavarde par excellence, platonicienne, aristotélicienne, pythagoricienne, épicurienne, et que les gens à effet comme Polémon se trouvaient là comme des poissons dans l’eau. Pourquoi aujourd’hui n’est-ce plus possible ? Parce que nous n’avons, nous, ni Épicure, ni Pythagore, ni Aristote, ni Platon, ni Speusippe, ni Xénocrate, ni Polémon.

Mais pourquoi encore ? Que les miracles s’usent, cela s’entend, vu le grand effort que ces choses-là doivent coûter aux lois obstinées qui ont coutume de régir le monde. Mais cette grandeur, cette éloquence, ces temps héroïques de la pensée, sont-ils donc perdus ?

Oui, monsieur, ils le sont, et voilà notre dire, et voilà aussi un long préambule ; mais, si vous l’avez lu, il n’y a pas grand mal à présent ; nous en profiterons, au contraire, et nous nous servirons de notre histoire, choisie au hasard entre mille, pour poser un principe : c’est que tout est mode, que le possible change, et que chaque siècle a son instinct. Et qu’est-ce que cela prouve ? Direz-vous. Cela prouve, monsieur, plus que vous ne croyez ; cela prouve que toute action, ou tout écrit, ou toute démonstration quelconque ; faite à l’imitation du passé, ou sur une inspiration étrangère à nous, est absurde et extravagante. Ceci paraît quelque peu sévère, n’est-ce pas ? Eh bien ! monsieur, nous le soutiendrons ; et si nous avons lanterné pour en venir là, nous y sommes.

Mais ce n’est pas tout. Je dis qu’à Athènes l’action de Polémon fut belle, parce qu’elle était athénienne ; je dis qu’à Sparte celle de Léonidas fut grande, parce qu’elle était lacédémonienne (car, dans le fond, elle ne servait à rien). Je dis qu’à Rome Brutus fut un héros, autant qu’un assassin peut l’être, parce que la grandeur romaine était alors presque autant que la nature ; je dis que, dans les siècles modernes, tout sentiment, vrai en lui-même, put être accompagné d’un geste plus ou moins beau, et d’une mise en scène plus ou moins heureuse, selon le pays, le costume, le temps et les mœurs ; qu’au moyen-âge l’armure de fer, à la renaissance la plume au bonnet, sous Louis XIV le justaucorps doré, durent prêter aux actions humaines grace ou grandeur, à chacun son cachet ; mais je dis qu’aujourd’hui, en France, avec nos mœurs et nos idées, après ce que nous avons fait et détruit, avec notre horrible habit noir, il n’y a plus de possible que le simple, réduit à sa dernière expression.

Examinons un peu ceci, quelque hardie que soit cette thèse, et prévenons d’abord une objection : on peut me répondre que ce qui est beau et bon est toujours simple, et que je discute une règle éternelle ; mais je n’en crois rien. Polémon n’est pas simple, et pour ne pas sortir de la Grèce, certes, Alexandre ne fut pas simple, lorsqu’il but la drogue de Philippe, au risque de s’empoisonner. Un homme simple l’eût fait goûter au médecin. Mais Alexandre-le-Grand aimait mieux jouer sa vie, et son geste, en ce moment-là, fut beau comme un vers de Juvénal, qui n’était pas simple du tout. Le vrai seul est aimable, a dit Boileau ; le vrai ne change pas, mais sa forme change, par cela même qu’elle doit être aimable.

Or, je dis qu’aujourd’hui sa forme doit être simple, et que tout ce qui s’en écarte n’a pas le sens commun.

Faut-il vous répéter, monsieur, ce qui traîne dans nos préfaces ? Faut-il vous dire, avec nos auteurs à la mode, que nous vivons à une époque où il n’y a plus d’illusions ? Les uns en pleurent, les autres en rient ; nous ne mêlerons pas notre voix à ce concert baroque, dont la postérité se tirera comme elle pourra, si elle s’en doute. Bornons-nous à reconnaître, sans le juger, un fait incontestable, et tâchons de parler simplement à propos de simplicité : Il n’y a plus, en France, de préjugés.

Voilà un mot terrible, et qui ne plaisante guère ; et, direz-vous peut-être, qu’entendez-vous par-là ? Est-ce ne pas croire en Dieu ? Mépriser les hommes ? Est-ce, comme l’a dit quelqu’un d’un grand sens, manquer de vénération ? Qu’est-ce enfin que d’être sans préjugés ? Je ne sais ; Voltaire en avait-il ? Malgré la chanson de Béranger, si 89 est venu, c’est un peu la faute de Voltaire.

Mais Voltaire et 89 sont venus, il n’y a pas à s’en dédire. Nous n’ignorons pas que de par le monde, certaines coteries cherchent à l’oublier, et tout en prédisant l’avenir, feignent de se méprendre sur le passé. Sous prétexte de donner de l’ouvrage aux pauvres et de faire travailler les oisifs, on voudrait rebâtir Jérusalem. Malheureusement les architectes n’ont pas le bras du démolisseur, et la pioche voltairienne n’a pas encore trouvé de truelle à sa taille ; ce sera peut-être le sujet d’une autre lettre que nous vous adresserons, monsieur, si vous le permettez. Il ne s’agit ici ni de métaphysique, ni de définitions, Dieu merci. Plus de préjugés, voilà le fait, triste ou gai, heureux ou malheureux ; mais comme je ne pense pas qu’on y réponde, je passe outre.

Je dis maintenant que, pour l’homme sans préjugés, les belles choses faites par Dieu peuvent avoir du prestige, mais que les actions humaines n’en sauraient avoir. Voilà encore un mot sonore, monsieur, que ce mot de prestige ; il n’a qu’un tort pour notre temps, c’est de n’exister que dans nos dictionnaires. On le lira pourtant toujours dans les yeux d’une belle jeune fille, comme sur la face du soleil ; mais hors de là, ce n’est pas grand’chose. On n’y renonce pas aisément, je le sais, et si je soutiens cette conviction que j’ai, c’est que je crois en conscience qu’on ne peut rien faire de bon aujourd’hui, si on n’y renonce pas.

C’est là, à mon avis, la barrière qui nous sépare du passé. Quoi qu’on en dise et quoi qu’on fasse, il n’est plus permis à personne de nous jeter de la poudre au nez. Qu’on nous berne un temps, c’est possible ; mais le jeu n’en vaut pas la chandelle, cela s’est prouvé, l’autre jour, aux barricades. Nous ne ressemblons, sachons-le bien, aux gens d’aucun autre pays et d’aucun autre âge. Il y a toujours plus de sots que de gens d’esprit, cela est clair et irrécusable ; mais il n’est pas moins avéré que toute forme, toute enveloppe des choses humaines est tombée en poussière devant nous, qu’il n’y a rien d’existant que nous n’ayons touché du doigt, et que ce qui veut exister maintenant, doit en subir l’épreuve.

L’homme sans préjugés, le Parisien actuel, se range pour un vieux prêtre, non pour un jeune, salue l’homme et jamais l’habit, ou s’il salue l’habit, c’est par intérêt. Montrez-lui un duc, il le toise ; une jolie femme, il la marchande ; un monument, il en fait le tour ; une pièce d’argent, il la fait sonner ; une statue de bronze, il frappe dessus pour voir si elle est pleine ou creuse ; une comédie, il cherche à deviner quel en sera le dénouement ; un député, pour qui vote-t-il ? un ministre, quelle sera la prochaine loi ? un journal, à combien d’exemplaires le tire-t-on ? un écrivain, qu’ai-je lu de lui ? un avocat, qu’il parle ; un musicien, qu’il chante ; et si la Pasta, qui vieillit, a perdu trois notes de sa gamme, la salle est vide. Ce n’est pas ainsi à la Scala ; mais le Parisien qui paie, veut jouir, et, en jouissant, veut raisonner, comme ce paysan qui, la nuit de ses noces, étendait la main, tout en embrassant sa femme, pour tâter dans les ténèbres le sac qui renfermait sa dot.

Le Parisien actuel est né d’hier ; et ce que seront ses enfans, je l’ignore. La race présente existe, et celui qui n’y voit qu’un anneau de plus à la chaîne des vivans, se noie comme un aveugle. Jamais nous n’avons si peu ressemblé à nos pères ; jamais nous n’avons si bien su ce que nos pères nous ont laissé ; jamais nous n’avons si bien compté notre argent, et par conséquent nos jouissances. Oserai-je le dire ? jamais nous n’avons su si bien qu’aujourd’hui ce que c’est que nos bras, nos jambes, notre ventre, nos mains ; et jamais nous n’en avons fait tant de cas.

Que ferez-vous maintenant, vous acteur, devant ce public ? C’est à lui que vous parlez, à lui qu’il faut plaire, peu importe le rôle que vous jouez, poète, comédien, député, ministre, qui que vous soyez, marionnette d’un jour. Que ferez-vous, je vous le demande, si vous arrivez en vous dandinant, pour prendre une pose théâtrale, chercher dans les yeux qui vous entourent l’effet d’une renommée douteuse, bégayer une phrase ampoulée, attendre le bravo, l’appeler en vain, et vous esquiver dans un à-peu-près ? Croirez-vous avoir réussi, quand quatre mains amies ou payées auront frappé les unes dans les autres, à tel geste appris, au moment convenu ?

Cinq cents personnes, entassées sur des chaises, attendent que l’abbé Rose paraisse ; son sermon est promis depuis trois mois pour la Pentecôte, à midi précis. Il paraît à deux heures, suivi du bedeau. Ses petits mollets gravissent lestement l’escalier en spirale. Il est en chaire ; il laisse tomber son coude sur la balustrade de velours, son front dans sa main, et semble rêver ; ses lèvres s’entr’ouvrent, et d’une voix flûtée, interrompue par une petite toux sèche, il commence en style melliflu une homélie qui dure trois heures. Il parle de la sainte Vierge, et l’appelle familièrement Marie ; de Jésus-Christ, et il l’appelle Christ. Il est tout plein de Christ et de Jean. Paul est bien beau, bien énergique ; mais Jean est si doux ! Il parle de la mort, de la résurrection, du paradis et de l’enfer, et ne laisse pas de donner en passant un coup de patte au ministère ; car de quoi n’est-il pas question dans sa prose ? Il parle de tout, ou plutôt croit parler, et l’assistance croit qu’elle écoute, et tous feignent d’être d’autres gens qu’ils ne sont, pour une matinée, par mode et par oisiveté. On dit en rentrant : « Je viens du sermon, » et l’abbé Rose affirme qu’il a prêché.

Soixante badauds, assis au large, composent l’auditoire de Florimond ; les trois quarts sont des femmes. D’où viennent ces visages-là ? Personne ne peut le dire. On les a évoqués, et ils sont sortis de terre. Florimond a cédé aux instances de ses nombreux et indiscrets amis, et il consent à ébaucher à ses heures perdues un cours d’histoire philosophique, fantastique et pittoresque. Mais il annonce que, parlant au beau sexe, il ne s’astreindra pas à une méthode aride, et il voltige, comme un papillon, de Pharamond à la Pompadour, et de Gengis-Khan à Moïse. Les uns se pâment, d’autres tendent le cou pour se donner un air d’attention ; quelques gens graves froncent le sourcil et regardent si on croit qu’ils réfléchissent ; les petites filles écarquillent leurs yeux et poussent de profonds soupirs. Florimond soulève son verre d’eau sucrée, se recueille une seconde, déroule sa péripétie, lance le trait, et avale le verre d’eau. On se lève, on l’entoure, il est épuisé. La foule s’écoule avec respect, et un petit nombre d’élus accompagne l’orateur au logis. Là, étendu sur un sopha, passant son mouchoir sur ses lèvres, il tend le nez aux encensoirs, et se couronne de palmes inconnues. « Vous avez parlé comme Bossuet, comme Fénelon, comme Jean-Jacques, comme Quintilien, comme Mirabeau ! » Cependant le pauvre diable, assommé d’éloges, conserve encore une lueur de bon sens ; il soulève le rideau, regarde les passans dans la rue ; à l’aspect de cette ville immense, il sent que sa coterie s’agite au fond d’un puits, et que personne ne se doute à Paris de son triomphe d’entresol.

L’étudiant Garnier, qui manque de bois et qui déjeune avec des raves, a lu, pour deux sous le volume, les Mémoires de Casanova. Le siècle de Louis XV lui trotte dans la tête ; il croit voir des nonnes à demi ivres, des boudoirs où les soupers arrivent par des trappes, des bas écarlates et des paillettes ; il sort, ne sachant où aller, cherchant fortune comme faisait Casanova ; il rencontre une jolie femme, il la suit, l’accoste, c’est une fille ; il va au jeu, perd six francs qui lui restent ; à trois pas de là, il rencontre son tailleur qui se plaint qu’on ne le trouve jamais, et le menace du juge de paix ; un fiacre qui passe l’éclabousse ; il est cinq heures et il faut dîner ; alors seulement il se gratte la tête, et se souvient qu’il n’y a pas de fiacres à Venise, qu’on y sortait jadis en masque, qu’on ne payait pas son tailleur en 1750, et que Casanova trichait au jeu.

Ce n’est pas l’habileté qui manque à Isidore ; il parle bien, il écrit mieux ; les hommes en font cas, et il plaît aux femmes ; il a tout ce qu’il faut pour réussir, mais il ne réussira jamais. En tout ce qu’il fait, il fait un peu trop, et il veut toujours être un peu plus que lui-même. Le cardinal de Retz disait du grand Condé, qu’il ne remplissait pas son mérite. Isidore déborde le sien ; c’est un verre de vin de Champagne qui mousse si bien, qu’il n’est plus que mousse, et qu’il ne reste plus rien au fond. Il rencontrera un bon mot, et il en voudra faire quatre, moyennant quoi le seul bon n’y sera plus. D’une idée longue comme un sonnet, il composera un poème épique. Vous a-t-il vu trois fois au bal ? vous êtes son ami intime. A-t-il lu un livre qui lui a plu ? c’est la plus belle chose qu’il y ait en aucune langue. A-t-il une piqûre au doigt ? il souffre un martyre sans égal. Et ne croyez pas qu’il joue une comédie : il parle ainsi de bonne foi, tant l’habitude a de puissance. À force de se tendre de tous les côtés, il s’est allongé et élargi, mais aux dépens de l’étoffe première qui craque et se rompt à tout moment.

Narcisse n’est pas seulement ainsi ; il est malade d’exagération au troisième degré. Il s’est trouvé un jour à un incendie, où il a aidé à porter de l’eau ; il sait que Napoléon en a fait autant, et il se croit un petit Napoléon. Une femme de lettres, amoureuse de lui, l’a menacé d’un coup de couteau, et comme Margarita Cogni a failli en donner un à lord Byron, il se croit un petit Byron. Ces deux personnages, qu’il résume, l’inquiètent et le tourmentent beaucoup ; mais comme il a été, d’autre part, assez bien vu d’une baronne, et qu’il lui a écrit des impertinences en se brouillant avec elle, il se croit aussi Crébillon fils ; comment arranger tout ce monde ensemble ? Il est tantôt l’un, tantôt l’autre, selon le moment et l’occasion. Aujourd’hui il a une vieille redingote, boutonnée jusqu’au menton, et son chapeau lui tombe sur les yeux ; demain il porte un gilet rose, et vous frappe les jambes, en causant, avec une canne grosse comme une paille ; le surlendemain, il va au théâtre, où il garde son manteau, et appuyé sur une colonne, il promène autour de lui des regards mornes et désenchantés ; c’est à le croire fou de le rencontrer souvent. Pour faire de lui un portrait ressemblant, il faudrait peindre Dorat méditant sur les ruines de Palmyre, ou Napoléon avec des culottes vert tendre et un casque de cuir bouilli[1].

Il est arrivé un grand malheur à Évariste, qui fait des romans presque lisibles, et dont le style, nourri de barbarismes, en impose. Les journaux le traitent bien ; on l’invite à dîner, et il gagne par an une somme assez ronde. Mais il a écrit, en 1825, dans la préface d’un de ses livres, qu’un homme de génie devait être l’expression de son siècle. Depuis ce jour, il n’a repos ni trêve qu’il ne découvre l’esprit de son siècle, afin d’en être l’expression ; il cherche les mœurs du temps pour les peindre, et ne peut réussir à les trouver ; sont-elles à la chaussée d’Antin, au faubourg Saint-Germain, dans les boutiques des marchands, ou dans les salons des ministres, au Marais, au quartier latin, à la place Maubert ? Ne seraient-elles pas au corps-de-garde, au Jockey-club ou à Tortoni ? La lanterne en main, comme Diogène, il va et vient, et, chemin faisant, dit que Walter Scott n’est qu’un drôle, et que, pour lui, il a plus d’influence sur notre siècle que Voltaire sur le sien. Mais ce damné siècle ne veut pas répondre ; et au lieu de se contenter de peindre ce qu’il voit, et de constater les nuances, Évariste veut saisir un fil qui puisse tout réunir et tout concentrer ; son ambition est d’être le critérium, le nec plus ultrà de l’époque, et d’en posséder seul une clé unique. En attendant, il avoue, en rougissant, qu’on lui paie ses livres vingt mille écus, que ses créanciers le supplient à genoux de leur emprunter quelque argent, que, du reste, les femmes faciles l’ennuient, mais qu’il a fait une folie, une vraie folie, et, que voulez-vous ? il a été entraîné, et il a acheté, en passant à Saint-Cloud, une maison de campagne et une forêt.

Le peintre Vincent est un autre homme ; un chagrin mortel le dévore ; il est profondément méconnu ; les journaux le maltraitent, le public n’est qu’une brute, ses confrères sont envieux, sa servante elle-même est son ennemie. Il a pourtant exposé un paysage représentant trois femmes du temps de Louis XIII, passant en gondole dans le parc de Versailles ; son cadre avait quatre pouces en hauteur et plus de trois pieds de large, et le gouvernement ne l’a pas acheté. On lui a commandé, il est vrai, un tableau pour une église de province, et ce tableau, fait en conscience, a reçu quelques éloges ; mais qu’a-t-on loué ? Précisément ce qui n’a aucun mérite, des pieds, des mains, de vils contours ! La pensée profonde de l’artiste n’a pas même été entrevue ; car ce n’est rien que de regarder une toile et de dire : voilà qui est bien dessiné. Un écolier en serait juge. Le beau, le sublime, ce n’est pas le tableau, c’est ce que le peintre pensait en le faisant, c’est l’idée philosophique qui l’a guidé, c’est l’incalculable suite de méditations thoséophistiques qui l’ont amené, décidé et contraint à faire un nez retroussé plutôt qu’un nez aquilin, et un rideau amarante plutôt qu’un cramoisi. Voilà la grande question dans les arts ; mais nous vivons dans la barbarie. Un seul journaliste a saisi la chose, entre mille ; un seul a touché la corde sensible ; et il a dit, dans son feuilleton, que la descente de croix du peintre Vincent était le Requiem de Mozart, combiné avec les Lettres d’Euler et la Vie de saint Polycarpe.

Vous connaissez, monsieur, le chanteur Fioretto ; il a une jolie voix dont les accens iraient au cœur, s’il la laissait sortir tranquillement des larges poumons dont la nature l’a pourvu ; il nous fait venir les larmes aux yeux, quand il exprime un sentiment passionné ; mais, par malheur, il se passionne toujours, et, pour dire en musique à sa maîtresse qu’il se trouve bien aise, il pousse des cris comme si on l’égorgeait. La signora Miagolante, qui chante avec lui ordinairement, a été prise de la même fièvre qui paraît être épidémique. Elle imite la Malibran, et on dirait à tout moment qu’elle va enfin lui ressembler ; elle trépigne, s’avance, s’arrache les cheveux, pose la main sur son cœur, et file une note ; la souris est gentille, mais la montagne était trop grosse.

Singulière maladie ! Paul, qui a le talent d’un romancier, ne fait que des mélodrames les uns après les autres ; et Pierre, qui n’a réussi qu’au théâtre, écrit des livres ; on lirait le premier avec plaisir, et on applaudirait le second ; on siffle l’un et on n’achète pas l’autre.

Quel est ce visage, au coin de ce triste feu ? À qui ce front pale et ces mains fluettes ? Que cherchent ces yeux mélancoliques qui semblent éviter les miens ? Est-ce vous que je vois, pauvre Julie ? Qu’y a-t-il donc ? qui vous agite ainsi ? Vous êtes jeune, belle et riche, et votre amant vous est fidèle ; votre esprit, votre cœur, votre rang dans le monde, l’estime qu’on y professe pour vous, tout vous rend la vie aisée et riante ; que viennent faire les larmes dans cette chambre, où nul jaloux ne vous surveille, où le bonheur s’enferme sans témoins ? Avez-vous perdu un parent ? Est-ce quelque affaire qui vous inquiète ? Vos amours sont-ils menacés ? N’aimez-vous plus ? n’êtes-vous plus aimée ? Mais non ; le mal vient de vous seule, et il ne faut accuser personne. Comment se peut-il qu’avec tant d’esprit vous soyez prise d’une manie si funeste ? Est-ce bien vous qui, d’un sentiment vrai, faites une exagération ridicule et le malheur de ceux qui vous entourent ? Est-ce vous qui changez l’amour en frénésie, les querelles passagères en scènes à la Kotzebue, les billets doux en lettres à la Werther, et qui parlez de vous empoisonner, quand votre amant est un jour sans venir ? Quelle abominable mode est-ce là, et de quoi s’avise-t-on aujourd’hui ? Croyez-vous donc qu’ils peignent rien d’humain, ces livres absurdes dont on nous inonde, et qui je le sais, irritent vos nerfs malades ? Les romanciers du jour vous répètent que les vraies passions sont en guerre avec la société, et que, sans cesse faussées et contrariées, elles ne mènent qu’au désespoir. Voilà le thème qu’on brode sur tous les tons. Pauvre femme ! le monde est si peu en guerre avec ce qu’on appelle les vraies passions, que sans lui elles n’existeraient pas. C’est lui qui les excite et les crée ; ce sont les obstacles qui les échauffent, c’est le danger qui les rend vivaces, c’est l’impossibilité de les satisfaire qui les immortalise quelquefois. La nature n’a fait que des désirs, c’est la société qui fait des passions ; et sous prétexte d’en appeler à la nature, ces passions déjà si ardentes, on veut encore les outrer et les prendre pour levier, afin de renverser les bases de la société ! Quelle fureur et quelle folie ! ne saurait-il y avoir rien de bon, qu’on n’en fasse une caricature ? Vous riez du Phœbus amoureux de la cour de Louis XIV, et vous vous indignez des frivoles intrigues de la régence ! Que Dieu me pardonne, j’aime mieux entendre appeler l’amour un goût, comme sous Louis XV, et voir ma maîtresse fraîche et joyeuse avec une rose sur l’oreille, que de parler de vraie passion, comme aujourd’hui, et de vivre de larmes, d’angoisses, et de menaces de mort. Si une femme vous trouve joli garçon, et qu’elle vous paraisse bien tournée, ne saurait-on s’arranger ensemble sans tant de grands mots et d’horribles fadaises ? et s’il n’est question ni d’éternel dévouement, ni de s’arracher les cheveux, ni de se brûler la cervelle, s’en aime-t-on moins, je vous en prie ? Pardieu, la reine de Navarre ferait une belle grimace aujourd’hui, et je voudrais voir ce que dirait Brantôme. Est-il réglé de toute éternité que femme qui se rend ne se rend pas sans phrases ? Eh bien donc, faites-en de raisonnables, de galantes, de folles si vous voulez, mais faites-les humaines du moins. Voilà de beaux codes d’amour, qu’une pluie de romans où on ne voit que des amoureux phtisiques et des héroïnes échevelées ! L’Amour est sain, madame, sachez-le ; c’est un bel enfant rebondi, fils d’une mère jeune et robuste ; l’antique Vénus n’a eu de sa vie ni attaque de spleen ni toux de poitrine. Mais je vous blesse, vous détournez la tête, vous regardez la pendule : il n’est pas tard encore, votre amant va venir ; mais s’il ne vient pas, n’avalez pas d’opium ce soir, croyez-m’en ; avalez-moi une aile de perdrix et un verre de vin de Madère.

Salut au plus exagéré de tous ! Salut à l’homme qui veut être simple, et qui a l’affectation de la simplicité ! Il va faire une visite, et, avant de sonner, il a regardé si son jabot passe, si sa cravate n’est pas en désordre ; car il tient, par-dessus toute chose, à n’avoir rien d’extraordinaire dans sa toilette. Il sonne doucement ; on ouvre, il est entré ; mais il a prié qu’on n’annonçât pas. Il traverse le cercle à pas mesurés, comme s’il réglait une distance pour un duel, il salue et s’asseoit ; une légère contraction de ses lèvres annonce l’effort qu’il vient de faire. Content de lui, il ne dit rien ; cependant sa voisine l’interroge ; il s’incline à demi, sourit du bout des lèvres, et lâche un mot sec comme la pierre ponce ; charmant convive ! La conversation, peu à peu, s’échauffe et devient générale. Il s’agit d’une pièce nouvelle, sur laquelle il n’a point d’avis, d’un bal où il n’a point dansé, et d’une femme qu’il ne trouve point jolie. On parle d’autre chose ; on parle d’un mort, c’est un de ses amis qu’on a enterré. Notre silencieux prend la parole ; on écoute, on s’arrête ; il ne paraît pas ému, mais il pourrait l’être ; il était lié d’enfance avec le défunt : « Cela ne m’étonne pas, dit-il, qu’il soit mort ; M. Dupuytren a scié son crâne, et on lui a trouvé un quart de pinte d’eau dans la tête. » Voyez un peu quelle simplicité !

Irons-nous plus loin ? tenterons-nous d’esquisser le portrait de l’exagéré politique ? non, monsieur ; nous n’avons, pour aujourd’hui, que la prétention d’effleurer quelques ridicules, et il y a autre chose dès que la politique s’en mêle. Nous en parlerons quelque jour ; ce chapitre mérite qu’on le traite à part. Tenons-nous en à nos ébauches, et saisissons cette occasion de citer un beau vers de M. Delavigne :

Le ridicule cesse où commence le crime.

Nous récapitulons maintenant et concluons : c’est faute de connaître l’esprit de notre temps, qu’une foule de talens distingués tombent continuellement dans l’exagération la plus burlesque ; c’est faute de se rendre compte à soi-même de ce qu’on vaut, de ce qu’on veut, et de ce qu’on peut, qu’on croit tout pouvoir, qu’on veut plus qu’on ne peut, et que finalement on ne vaut rien. Toute imitation du passé n’est que parodie et niaiserie ; on a pu autrefois faire de belles choses sans simplicité ; aujourd’hui ce n’est plus possible. Pour en finir comme nous avons commencé, nous citerons ici un dernier exemple :

Un homme veut se tuer ; ce n’est ni un amoureux, ni un joueur ni un hypocondriaque ; c’est un honnête homme qu’un malheur accable, et qui s’indigne de son destin ; cet homme raisonne faiblement, si vous voulez, mais il a, par hasard, une grande ame, et malgré lui, sans qu’il sache pourquoi, cette ame inquiète se demande de quelle manière elle va partir.

À présent de quel temps est cet homme ? Marcus Othon, qui avait vécu comme Néron, mourut comme Caton, parce qu’il était Romain ; après avoir dormi d’un profond sommeil, le lendemain de sa défaite, il prit deux épées, les regarda long-temps, et choisit la mieux affilée : « Montre-toi aux soldats, dit-il à son affranchi, si tu ne veux qu’ils te tuent, pensant que tu m’aurais aidé à me donner la mort. » L’affranchi sorti de la chambre, Othon se tue raide, appuyé contre le mur, disant qu’un empereur devait mourir debout. Voilà une vraie mort romaine et antique. Supposez-la d’hier, que vous en lisez le récit dans le journal du soir, que le héros est un agent de change ruiné, voilà un parfait ridicule.

Mais cet agent de change ruiné a rassemblé tout ce qu’il possède encore, et un placement sur une compagnie bien connue assure, dans le cas où il viendrait à mourir, une somme considérable à sa famille. Il prend le prétexte d’un voyage en Suisse, fait ses préparatifs avec calme, calcule ses chances, compte ses enfans, embrasse sa femme, et part. Un mois après, le journal du soir annonce que le pied lui a glissé, et qu’il est tombé dans un précipice des Alpes. Voilà une vraie mort de notre temps ; mais pensez combien elle est simple !


Dupuis et Cotonet.
  1. Byron, partant pour la Grèce, portait un casque de cuir bouilli.