Lettres à Lucilius/Lettre 91

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 292-297).
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LETTRE XCI.

Sur l’incendie de Lyon, l’instabilité des choses humaines et la mort.

Notre ami Libéralis est aujourd’hui bien triste : il vient d’apprendre qu’un incendie a consumé entièrement la colonie de Lyon35, catastrophe faite pour émouvoir les plus indifférents, à plus forte raison un homme qui aime tant son pays. Aussi ne peut-il retrouver la fermeté d’âme dont il a dû travailler à se munir contre les accidents qu’il jugeait possibles. Mais pour ce coup si imprévu, et peu s’en faut inouï, je ne m’étonne pas qu’il fût sans crainte quand la chose était sans exemple : car si la flamme a maltraité bien des villes, elle n’en a fait disparaître aucune.

Même dans celles où la main de l’ennemi lance le feu sur les habitations, il s’éteint en nombre d’endroits ; on a beau par moments l’attiser, rarement il dévore tout au point que le fer n’ait plus rien à achever. Et les tremblements de terre ! Presque aucun n’est assez violent, assez destructeur pour renverser des villes tout entières. Jamais en un mot n’éclata si funeste incendie qu’il ne laissât matière pour un autre. Or tant de superbes édifices dont chacun ferait l’honneur d’une cité, qu’une nuit les a jetés par terre ; et, dans une paix si profonde, ce que la guerre même ne saurait faire craindre a fondu sur eux. Qui le croirait ? Dans le silence universel des armes, quand par toute la terre régnait la sécurité, Lyon, que la Gaule montrait avec orgueil, on cherche où fut sa place. À tous ceux qu’un fléau public doit abattre, la Fortune donne le temps d’appréhender ses coups : toute grande catastrophe laisse un répit quelconque avant de se consommer : ici il n’y eut que l’espace d’une nuit entre une puissante ville et plus rien36 ; que dis-je ? elle a péri en moins de temps que je ne le raconte. Tout cela brise le cœur patriotique de notre Libéralis, pour lui-même si ferme et si résolu. Ce n’est pas à tort qu’il est bouleversé : l’inattendu accable davantage, et leur étrangeté augmente le poids des infortunes ; point de mortel chez qui la surprise même n’ajoute à l’affliction.

Aussi n’est-il rien qu’on ne doive prévoir, rien où d’avance on ne doive se placer en esprit ; il faut prévoir non-seulement l’habituel, mais tout le possible. Car qu’y a-t-il que la Fortune ne précipite, dès qu’il lui plaît, de l’état le plus florissant, et qu’elle n’attaque et ne brise d’autant mieux qu’il se pare d’un plus bel éclat ? Qu’y a-t-il pour elle d’inaccessible ou de difficile ? Ce n’est pas toujours par une seule voie ni avec toutes ses forces qu’elle se rue sur nous. Tantôt armant nos mains contre nous-mêmes, tantôt contente de son seul pouvoir, elle fait naître le péril où l’écueil n’était point. Elle n’excepte aucun temps : de la volupté même elle fait éclore la douleur. La guerre surgit du milieu de la paix ; et les secours qui rassuraient se transforment en objets d’alarmes, l’ami en adversaire, l’allié en ennemi. De soudaines tempêtes, plus terribles que celles des hivers, éclatent par le calme d’un beau jour d’été. Sans ennemi, que d’hostilités on essuie ! Ce qui crée le désastre, à défaut d’autres causes, c’est l’excès de prospérité. La maladie atteint le plus tempérant ; la phtisie, le plus robuste ; la condamnation, le plus innocent ; les troubles du monde, le plus solitaire des hommes. Toujours le sort, comme craignant notre oubli, trouve un nouveau moyen de nous faire sentir sa puissance. Tout ce qu’une longue suite de travaux constants, aidés de la constante faveur des dieux, réussit à élever, un seul jour le brise et le disperse. C’est donner un terme trop long à ces révolutions rapides que de parler d’un jour : une heure, un moment a suffi au renversement des empires. Ce serait une sorte de consolation pour notre fragilité comme pour celle des choses qui nous touchent, si tout était aussi lent à périr qu’à croître ; mais le progrès veut du temps pour se développer : la chute vient au pas de course.

Rien chez l’homme privé, rien dans l’État n’est stable ; hommes et villes ont leur jour fatal qui s’approche. Sous le plus grand calme couve la terreur ; et quand rien au dehors n’est gros de tempêtes, elles s’élancent d’où on les attend le moins. Des royaumes que les guerres civiles, que les guerres étrangères avaient laissés debout, s’écroulent sans que nulle main les pousse. Est-il beaucoup d’États qui se soient toujours maintenus prospères ? Donc il faut s’attendre à toutes choses et affermir son âme contre les chocs qu’elle pourra subir. Exils, tortures, guerres, maladies, naufrages, pensons à tout cela. Le sort peut ravir le citoyen à la patrie, ou la patrie au citoyen ; il peut le jeter sur une plage déserte ; ces lieux mêmes où s’étouffe la foule peuvent se changer en un désert. Mettons sous nos yeux toutes les chances de l’humaine condition : pressentons par la pensée, je ne dis point les événements ordinaires, mais tous ceux qui sont possibles, si nous voulons n’être pas accablés et ne jamais voir dans la rareté du fait une nouveauté qui stupéfie. Envisageons la destinée sous toutes ses faces. Que de villes dans l’Asie, dans l’Achaïe, un tremblement du sol a jetées bas ! Combien en Syrie, en Macédoine furent englouties ! Que de fois Chypre fut dévastée par le même fléau ! Que de fois Paphos croula sur elle-même ! Fréquemment nous reçûmes la nouvelle de villes entières anéanties ; et nous-mêmes, qui apprenons ces choses, quelles faibles parcelles nous sommes du grand tout ! Roidissons-nous donc contre le hasard, et, quoi qu’il nous amène, sachons que le mal n’est pas si grand que le bruit qu’en fait l’opinion. La flamme a détruit cette ville opulente, l’ornement des provinces où elle était à la fois enclavée et distincte, assise sur une seule montagne qui n’était pas fort haute. Eh bien, toutes les cités dont la magnificence et la gloire retentissent maintenant à nos oreilles, le temps en balayera jusqu’aux vestiges. Ne vois-tu pas comme en Achaïe il a déjà consumé les fondements des plus illustres villes, et qu’il n’y reste rien qui annonce même qu’elles aient existé ? Non-seulement les œuvres de nos mains s’en vont en poussière ; non-seulement tout ce que l’art et l’industrie humaine établissent est bouleversé par les âges, mais la cime des monts s’affaisse, des contrées entières s’abîment, les flots viennent couvrir des lieux placés loin de l’aspect des mers ; le feu a dévasté des collines le long desquelles il brillait dans nos demeures[1], il a rongé ces crêtes jadis si élevées dont la vue récréait le navigateur ; il a rabaissé les plus hauts postes d’observation au niveau du sol. Quand les créations de la nature sont ainsi maltraitées, ne doit-on pas souffrir avec résignation la destruction des villes ? Rien n’est debout que pour tomber, et la même fin attend hommes et choses, soit qu’une force intérieure, un vent privé d’issue secoue violemment le poids qui le tient captif ; soit que des torrents cachés sous nos pieds le plus fort vienne à briser tout obstacle ; soit que des flammes impétueuses aient crevé la charpente du globe ; soit que la vétusté, que rien ne brave, ait insensiblement tout miné ; soit que l’insalubrité du climat ait chassé les peuples et fait de l’inculte désert un foyer de pestilence. Énumérer toutes les causes de destruction serait chose trop longue. Ce que je sais, c’est que toute œuvre des mortels est condamnée à mourir : nous vivons entourés d’objets périssables.

Voilà entre autres discours les consolations que je présente à notre Libéralis qui brûle d’un incroyable amour pour sa patrie ; et cette patrie peut-être n’a été consumée que pour renaître plus brillante. Souvent le dommage a préparé la place à une situation meilleure : bien des choses sont tombées pour se relever plus grandes et plus belles. Timagène, cet ennemi de la prospérité de Rome, disait : « Si les incendies de cette ville me font peine, c’est que je sais que ses débris ressusciteront en meilleur état qu’auparavant. » Et Lyon aussi, tous vraisemblablement s’empresseront à l’envi de la rétablir plus grande et mieux garantie[2] qu’avant le désastre. Puisse-t-elle être durable, et sous de meilleurs auspices se fonder pour un plus long avenir ! Car cette colonie depuis son origine ne compte que cent ans, ce qui n’est pas, même pour l’homme, le terme le plus reculé. Établie par Plancus, les avantages du lieu l’avaient fait jusqu’ici croître en population, bien que, dans l’espace d’une vie de vieillard, elle eût souffert de très-graves échecs.

Formons notre âme à l’intelligence de son sort et à la résignation ; sachons qu’il n’est rien que n’ose la Fortune ; qu’elle a sur les empires les mêmes droits que sur leurs chefs, qu’elle peut contre les villes tout ce qu’elle peut contre les hommes. Rien ne doit là nous indigner : tel est le monde où nous sommes entrés, telles les lois sous lesquelles on y vit. Te plaisent-elles ? soumets-toi. Ne te plaisent-elles point ? sors par où tu voudras. Indigne-toi, si cette constitution n’est injuste que pour toi seul : mais si la même nécessité enchaîne grands et petits, réconcilie-toi avec le destin qui condamne tout à se dissoudre. Ne nous mesure pas à nos tombeaux ni à ces monuments plus ou moins riches qui bordent nos grandes voies ; notre cendre à tous est pareille : nés inégaux, nous mourons dans l’égalité. Je dis des villes ce que je dis de leurs habitants : Rome a été prise aussi bien qu’Ardée. Le grand législateur de l’humanité ne nous distingue par la naissance et l’éclat des noms que pour le temps de cette vie. Mais arrive-t-on au point où tout mortel finit : « Hors d’ici ! dit-il, vanités humaines ; que tout ce qui pèse sur la terre subisse la même loi. » Nous sommes égaux devant toutes les souffrances ; nul n’est plus fragile qu’un autre ; nul n’est plus qu’un autre assuré de vivre demain. Alexandre, roi de Macédoine, commençait l’étude de la géométrie ; le malheureux ! il allait savoir combien est petit ce globe dont il n’avait conquis qu’une bien faible part ; malheureux, dis-je, il allait sentir la fausseté du surnom qu’il portait : car qui peut être grand sur un mince théâtre ? Ces leçons étaient fort abstraites et exigeaient une attention soutenue : elles n’étaient pas faites pour entrer dans une tête insensée dont les rêves s’égaraient par delà l’Océan. Il s’écria : « Enseigne-moi des choses plus faciles. — Elles sont pour vous, dit le maître, comme pour tout le monde, également difficiles37. »

Prenons que la nature nous tient même langage : « Les choses dont tu te plains existent pour tous ; je ne puis les offrir plus faciles à personne, mais quiconque le voudra saura tout seul se les rendre aisées. » Comment ? Par l’égalité d’âme. Il faut que tu pleures, que tu aies soif, que tu aies faim, que tu vieillisses si tu es gratifié d’un plus long séjour chez les hommes, que tu sois malade, que tu perdes, que tu périsses. Ne va pas toutefois croire aux plaintes qui retentissent autour de toi : rien dans tout cela n’est mal, rien n’est intolérable ou trop dur. Il n’y a là que peurs de convention : en craignant la mort c’est un bruit public que tu crains. Et quoi de moins sensé qu’un homme qu’effrayent de simples paroles ? Démétrius notre ami a coutume de dire plaisamment : « Je fais autant de cas des propos des ignorants que des vents qui s’échappent de leurs entrailles. Que m’importe en effet que le son vienne d’en haut ou d’en bas ? »

Quelle folie de craindre d’être diffamé par des infâmes ? Comme on a sans motif redouté ce qui n’était qu’un bruit, on a pris peur de choses qui jamais n’alarmeraient, si le bruit public ne le voulait ainsi. Un homme de bien perd-il le moins du monde à ce que des rumeurs calomnieuses pleuvent sur lui ? Aux vaines rumeurs la mort elle-même ne doit rien perdre auprès de nous : elle aussi a mauvais renom. Nul de ceux qui l’accusent n’en a fait l’épreuve ; et il est toujours téméraire de condamner ce qu’on ne connaît pas. Du moins tu sais à combien d’hommes elle rend service ; combien elle en arrache aux tourments, à l’indigence, aux lamentations, aux supplices, à l’ennui. L’homme n’est au pouvoir de personne, dès que la mort est en son pouvoir.


LETTRE XCI.

35. Cet incendie, dont on voyait encore des traces au dix-septième siècle, eut lieu l’an de J. C. 59, un siècle après la fondation de Lyon par Plancus.

36. Ecce paucissimis verbis maximam civitatem hausit et absorpsit; non reliquit illi nec ruinam. (Macrob. . Sat. V, i.)

37. « Il n’y a pas de route royale en mathématiques. » Autre réponse d’un précepteur à un fils de roi.

  1. Témoin l'incendie de Rome sous Néron.
  2. Néron donna, pour cette reconstruction, environ 1 500 000 francs de notre monnaie. Tacite, Ann. liv. XVI.