Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen (3-10-1862)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Herzen, 3 octobre 1862.



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN


3 octobre 1862.


Herzen,


Je suis absolument d’un avis contraire au tien ; je ne crois pas qu’il soit possible de répondre à la lettre du Comité de Varsovie en publiant simplement dans la Cloche la Lettre aux officiers russes[1]. Ma ferme conviction est celle-ci : nous devons répondre à ce document officiel des Polonais par un document, c’est-à-dire par une lettre adressée au Comité lui-même, dans laquelle nous ferons l’exposé sommaire de nos principes, de même que de nos espérances pour la Russie et pour la Petite-Russie et que nous contresignerons de nos trois signatures[2]. La justice et notre dignité même l’exigent, ce me semble. Nous assumons la responsabilité des résultats pratiques de cette alliance avec les Polonais, il est donc de notre devoir de ne pas nous cacher. Car ce que nous ferions par modestie pourrait être interprété comme une lâcheté, comme la crainte de ne pas nous compromettre. À mon avis, cette lettre au Comité ne doit pas être longue : il faut, en peu de mots, exposer tout notre programme politique. Et alors, dans le même numéro de la Cloche, nous pourrions insérer la Lettre aux officiers russes, qui, de cette manière, servirait de commentaire au premier document.

Je fus frappé hier en te voyant accepter de si bonne grâce les insinuations de la feuille de Mieroslawski, qui dit que la Cloche a des tendances abstraites et destructives, qu’elle n’expose aucun plan pour l’avenir et qu’elle ne recherche pas un but pratique. D’abord, c’est injuste. Depuis longtemps déjà, la Cloche se voue à la défense du principe communal et à celui de l’exercice de l’administration dans tout le pays par les conseils généraux — le self-government des communes et des provinces, basé sur le principe électoral, enfin, de la fédération libre de toutes les provinces de la Russie. Donc, le principe en lui-même et le but qu’elle s’efforce à réaliser sont nettement déterminés et suffisent entièrement pour satisfaire aux plus rigoureuses exigences d’un programme pratique. Dieu veuille que les Polonais fussent à même d’élaborer chez eux un programme qui, par son mérite pratique, pût être comparé au nôtre. Eh bien, s’il en eût été ainsi, si Mieroslawski eût pu avoir raison ? Voyons, Herzen, ce serait donc absolument inavouable ! Je te le répète encore une fois, que notre modestie sera qualifiée de lâcheté si, dès à présent, tu ne te décides à agir plus franchement, dans le sens pratique du mot. Tu ne pourras, il est vrai, éviter les reproches d’avoir de la présomption et une tendance à l’usurpation — pour cela il y a des ennemis et des jaloux — mais tu n’auras pas l’honneur d’une action audacieuse et franche. Tu as créé une force, une force formidable et cet honneur-là personne ne saura te le disputer. À présent, la question est de savoir comment tu useras de cette force ? Aujourd’hui, la Russie veut un guide pratique pour la conduire aux buts pratiques. La Cloche sera-t-elle, oui ou non, ce guide ? Si non, au bout de six mois, d’un an au plus tard, elle aura perdu toute son influence et sa raison d’être. Alors, cette force de Titan par toi créée s’effondrera à l’approche du premier blanc-bec venu, qui, à défaut de savoir penser comme toi, saura oser mieux que toi. Appelle-nous donc à l’action, Herzen, lève ton drapeau ! Fais-le flotter avec la prudence, la sagesse et le tact qui te sont propres, mais lève-le audacieusement. Alors, nous te suivrons, et vaillamment nous travaillerons avec toi.

Quand nous reverrons-nous ? Réponds-moi à cette lettre.


M. Bakounine.


Nota. — Dans les « Œuvres posthumes » de Herzen, on voit qu’il a été entraîné malgré lui dans le mouvement révolutionnaire polonais en 1862-1863. Il trouvait, d’un côté, que dans le programme polonais, le principe démocratique n’était pas assez nettement formulé, et d’autre part, que les Polonais avaient des prétentions non justifiées à leur droit historique sur les provinces qui ne sont pas polonaises, comme la Lithuanie, la Russie Blanche et l’Ukraine. Antérieurement, Bakounine, lui-même, n’était pas partisan de la politique séparatiste, et il ne croyait pas que cette politique put être utile à la Pologne elle-même. Mais, en 1862-1863, il s’en inspire et entraîne avec lui Herzen, beaucoup plus loin que ce dernier ne jugeait à propos de se mêler à cette affaire, lors même qu’il eût accepté la politique de Bakounine à l’époque dont il s’agit (Drag.).



  1. Proclamation de Bakounine aux officiers russes. (Trad.)
  2. « Je m’y oppose formellement. » Cette apostille sur l’original de la lettre de Bakounine est faite de la main d’Ogareff. (Drag.).