Lettres à Herzen et Ogareff/À Ogareff (8-02-1870)

La bibliothèque libre.
Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ogareff - 8 février 1870



LETTRE DE BAKOUNINE À OGAREFF


8 février 1870.


Mon cher vieil ami,


J’ai mis du retard dans ma réponse à ta dernière lettre, parce que Boy[1] me fait tourner la tête avec tout ce travail qu’il me donne à faire. Ce matin encore sur ses instances dans la lettre, que je viens de recevoir, j’ai dû faire à la hâte un article sur la courtoisie policière avec laquelle les puissances étrangères se mettent au service du gouvernement russe, pour rechercher les prétendus brigands, voleurs et faussaires de billets de banque. Il faut que d’un commun accord, vous apportiez quelques corrections à cet article et que vous l’envoyiez à Robin par l’intermédiaire de Perron, qui, alors, prendra soin de le placer. Mais ce seul article ne suffit pas encore. L’état actuel des choses en Russie et surtout la situation des réfugiés russes en Europe, nous impose le devoir, — et cela sans perdre un moment, — de faire tous nos efforts pour gagner l’opinion publique, car nous tous, sommes exposés à être extradés au gouvernement russe comme les pires des voleurs et des assassins. Songe que, sans cela déjà, nous ne sommes pas en odeur de sainteté dans l’opinion du public bourgeois, qui nous soupçonne et qui a pour nous, en tant que socialistes, une haine particulière. Si nous nous renfermons plus longtemps dans notre mutisme, ce public prêtera volontiers foi à ce qu’on lui insinue et se laissera persuader qu’il a affaire à de véritables assassins, faux monnayeurs et voleurs ; les gouvernements des puissances étrangères auront donc toute facilité de nous extrader à ce titre, à la Russie. Déjà, dans l’affaire de la princesse Obolenski le silence que notre émigration se plut à faire autour d’elle fut une grande gaffe dont toute la responsabilité retombe, d’ailleurs, sur cet importun blanc-bec d’Outine. Nous ne devons pas nous laisser surprendre une seconde fois. C’est pourquoi, je vous fais la proposition de constituer officiellement un bureau d’informations, qui aura pour but de propager dans le public toutes les nouvelles arrivant de Russie et, en cas d’urgence, de publier dans les journaux étrangers : français, allemands, italiens et anglais des polémiques contre les calomnies officielles ou officieuses du gouvernement russe. Le mieux serait de faire paraître, une fois par semaine, une feuille lithographiée, dont on enverrait des exemplaires dans toutes les rédactions des journaux les plus importants de l’Europe, en leur demandant, en échange, le service gratuit de leurs publications. Pour cela, il est nécessaire que Boy organise une correspondance continue avec le Comité, en Russie, et qu’il s’occupe de cette affaire plus sérieusement qu’il ne l’a fait lors de ses promesses à la rédaction de la Cloche. Et même, dans le cas où des correspondances spéciales feraient défaut, la lecture des journaux russes et de toutes les fadaises que les agents du gouvernement répandent dans la presse étrangère, suffirait déjà pour fournir les informations nécessaires pour la publication de votre feuille hebdomadaire. Je suis persuadé que cela est tout à fait réalisable, sans entraîner beaucoup de frais, qui, comme de raison, seraient payés par la caisse des « fonds ». Il y faut seulement de la bonne volonté, de la ténacité, et se mettre au travail sérieusement.

Je vous conseillerais de constituer ce bureau de la manière suivante : membres exécutifs — Ogareff, Joukovski, sa femme, la charmante Adia, qui serait pour nous une aide inappréciable : active, intelligente et silencieuse comme la tombe, enfin, Perron.

Je ne sais pas, mes amis, si vous vous êtes liés avec ce dernier. Dans le cas où vous auriez négligé de vous rapprocher de lui, vous auriez eu grandement tort.

Cet homme mérite toute notre confiance, et si vous ne le repoussez pas, il pourra nous rendre d’importants services sous tous les rapports. Invitez-le donc à votre réunion ; il nous est fidèle et avec cela très discret. Les membres correspondants seraient : Alexandre Alexandrovitch, Herzen et moi.

Organisez-donc cela, mes amis ; je vous le répète encore une fois, nous avons le devoir de le faire, pour le seul motif déjà que nous sommes Russes. Si vous n’avez pas perdu entièrement la faculté de vouloir, la réalisation de cette organisation sera des plus faciles. Faites-donc une réunion pour arrêter le programme de la feuille et pour établir la ligne de conduite que l’on aura à suivre, de même que pour préciser le côté matériel de la chose, et ne vous séparez pas avant d’avoir pris vos résolutions sur toutes ces questions avec assez de précision pour les mettre en pratique. De plus, nous devrons, de temps en temps, envoyer des correspondances, signées de nous, dans les journaux français et étrangers.

Tu as lu ma lettre sur Herzen que j’envoie à la « Marseillaise ». Boy m’écrit que tu en es satisfait. Si la « Marseillaise » veut publier, comme je l’espère, cette première lettre, je lui en donnerai une série. J’ai prié Perron de vous faire lire mon autre article que j’espère placer, par son intermédiaire ou par les soins de Robin, dans le Rappel. Je l’ai écrit pour riposter à un certain prince, Wiazemski, qui a eu l’audace d’affirmer publiquement que la peine de mort est abolie en Russie. Wiazemski ne manquera pas de me faire une réplique, et alors, je l’arrangerai joliment. Mais, pour cela, je dois avoir deux choses. En premier lieu, il faut, mon vieil ami, que tu prennes, avec l’aide de Joukovski, des notes pour moi dans la dernière édition du Code des lois, actuellement en vigueur en Russie, que tu fasses minutieusement la copie de tous les articles qui se rapportent à la condamnation à la peine capitale pour tel ou tel crime. En deuxième lieu, vous tous, tâchez de vous rappeler les exécutions des paysans, opérées en vertu d’arrêts du tribunal martial. Ces multiples condamnations furent prononcées pour crime d’insoumission des moujiks et de leur prétendue révolte, sous le règne actuel. Commencez par l’affaire d’Antone Petroff ; désignez le village, le district, le gouvernement, en précisant la date, le jour, le mois, l’an, et en donnant des détails sur toutes les circonstances dans lesquelles ces faits se sont passés. J’ai complètement oublié tout cela et ne peux me ressouvenir même du nom du village d’Antone Petroff. Je sais seulement que l’affaire s’était passée dans le gouvernement de Kazan et que le bourreau de cet infortuné était un certain Apraksine, général-adjudant, si je ne me trompe. En un mot, communiquez-moi le plus grand nombre de faits de ce genre, en donnant, si possible, tous les noms des bourreaux et de leurs victimes. Il m’est indispensable d’avoir tous ces renseignements dans le plus bref délai, car Wiazemski répliquera certainement, et une fois la polémique engagée, je devrai en sortir victorieux. Je ne pourrai me calmer, et vous tous, vous ne devez pas dormir jusqu’au jour même où nous aurons évincé des plus importants journaux de la presse européenne, tous ces lâches écrivains sur la Russie et sur les choses russes. Mais pour cela, je demande encore un petit sacrifice à la caisse des « fonds », notamment 85 francs, dont 15, que je vous prierai de remettre immédiatement à Perron, qui devra les envoyer avec ma lettre ci-jointe à Robin, à Paris ; lorsque vous aurez lu cette lettre et celle que j’envoie à Reclus, vous saurez pourquoi.

Vous m’enverrez ici les 20 francs restants. Je veux m’associer à mes amis pour l’abonnement au « Rappel » et à la « Marseillaise », ce qui fait 32 francs par trimestre. Je donnerai 20 francs, ils se chargeront de faire le reste. Je pourrai, d’autre part, vous envoyer, si vous y tenez, les coupures intéressantes et même des numéros entiers.

De votre côté, abonnez-vous au « Réveil » et envoyez-le moi, la lecture faite. Le « Réveil » a beaucoup de popularité dans le public démocratique de toute l’Europe, qui n’est pas encore gagné au socialisme ; on le lit beaucoup. Il représente les mêmes intérêts que, dans le temps, défendait le « National ». Il nous est hostile, et dans nos intérêts russes, nous devons le combattre et le vaincre, ce que j’espère pouvoir faire avec l’aide d’Élisée Reclus ; mais si Alexandre Alexandrovitch connaît une autre voie pour arriver au but, qu’il nous l’indique et qu’il nous prête son concours.

Alexandre Alexandrovitch écrit en allemand comme un véritable natif. Qu’il fasse donc, pendant qu’il est à Genève, plusieurs articles allemands, au sujet des persécutions policières dans le genre de celui que je vous envoie. Boy et Jouk[2] pourraient le porter chez le vieux Becker, sans lui dire, bien entendu, quel en est l’auteur. Becker connaît tous les correspondants des journaux allemands et suisses à Genève, et on pourrait, à ce propos, utiliser ses relations. Que Herzen écrive encore un article en anglais, et qu’il l’envoie à quelque Anglais de ses connaissances ou à Tabardin ; il vaudrait toujours mieux l’expédier directement à un Anglais. Enfin, qu’il me l’envoie ici et je le ferai parvenir à mon ami Stepney.

Seulement, mes amis, il ne faut pas vous endormir. Il faut combattre, car une vague policière fangeuse courant de Pétersbourg va nous engloutir tous.

Demain ou après demain je vous renverrai les abominables coupures d’articles russes publiés par le « Golos. » Continuez de m’envoyer tout ce qui a trait à Herzen et à notre cause.

Adieu, mon vieil ami, — réponds-moi sans perdre de temps — et surtout, mettons-nous à l’œuvre.


Ton M. B.


Embrasse pour moi, — leur vieil ami, — Natalia Alexandrovna[3] et Alexandre Alexandrovitch.


  1. Bakounine appelait ainsi Nétchaieff, révolutionnaire russe qui plus tard fut livré par la police de Zurich au gouvernement russe (Trad.).
  2. Joukovski (Trad.).
  3. Mlle Herzen (Trad.).