Lettres à Herzen et Ogareff/À Ralli (28-05-1972)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ralli - 28 mai 1872



LETTRE DE BAKOUNINE À RALLI[1].


28 mai 1872, Locarno.


Merci mon ami 7,[2] d’avoir pensé le premier à mon existence. — Je commence donc ma lettre par aborder l’affaire dont tu me parles. Que 3[3] ne prenne pas mon avis pour un reproche ; j’estime que votre adhésion à 154[4] est excessivement utile et même d’une grande importance. Ces gens, sans attendre que vous leur fassiez des avances, viennent eux-mêmes à vous, recherchant votre confiance. Il me semble que c’eût été absolument impardonnable si, vous guidant d’après des combinaisons d’un ordre politique plus élevé, quelque qu’elles puissent être, ou d’après différents agissements, vous vous fûtes refusés à accepter la main qui vous a été fraternellement tendue. D’ailleurs, en agissant de la sorte, c’est-à-dire en vous alliant avec eux, vous ne risquez de rien. Certes, vous ne renoncerez pas, pour cela, à votre propre programme, qui est l’expression fidèle de l’idéal que vous portez dans votre cœur. Vous leur émettrez vos idées petit à petit, sagement, modestement, mais nettement et fermement, au moins les bases essentielles de votre programme conformément auxquelles vous avez le droit de vous allier aux groupements différents. Il me semble, que ce n’est que lorsque vous vous seriez convaincu que le but que cette société poursuit est en contradiction substantielle avec vos idées, que vous devriez vous abstenir d’y participer. À mon point de vue, votre adhésion à 154 est indubitablement utile. Si les hommes qui en font partie sont sérieux et loyaux, même si quelques-uns seulement d’entr’eux méritent ce titre, notre adhésion à leur société est parfaitement possible ; en effet, cela pourrait jeter la première assise de notre 121[5] 101[6]. Et ceci serait d’une très grande importance. Faites tous vos efforts, pour supprimer, coûte que coûte, dans sa source même toute influence de 141[7] et, surtout l’influence de 155[8] et de ses pareils dans 154. Donc, en prenant en considération tout ce que tu m’écris, je vous engage beaucoup d’entrer immédiatement dans 154. Et, tout en faisant une propagande silencieuse, contre son rapprochement intime avec 141, 123, 97, en observant la plus grande prudence, il ne faut pas, cependant, pousser l’affaire jusqu’à une rupture complète et manifeste. Au contraire, il faut, par l’intermédiaire et la protection de 155, arriver à la faire reconnaître par 76[9]. C’est là mon avis personnel, mais, voyant les choses de près et dans toute leur étendue, vous déciderez vous-mêmes si cela est possible.

2. J’attends avec une vive impatience des nouvelles sur votre décision définitive, au sujet de 8[10]. L’avez-vous reçu au 79[11] ? Nous étions tous d’accord pour son acceptation, il ne manquait que l’avis de 2[12] ; assurément il l’a vu au 153[13]. Je ne crois pas que 2 fût contre. Quant à moi, j’ai la conviction absolue que c’est un homme sérieux, dévoué et qui sera utile à la cause ; j’attends votre réponse.

3. À propos est-ce que 2 ne se fâche pas contre moi, parce que j’ai combattu son programme et sa tactique d’action à Genève ? En effet, l’un et l’autre sont très insuffisants.

4. Je vous ai déjà adressé ma prière, par 8, de prendre patience, c’est-à-dire ne pas vous dépêcher quant à la défaite de 78[14]. Cela ne presse pas et on peut bien remettre cette affaire à mon arrivée. Comment en avez-vous décidé ?

5. Je vous ai envoyé, par 8, ma proposition que je lui ai développée très amplement et qui a pour sujet une protestation de votre part contre l’infâme et arbitraire expulsion de 30[15] de la section (196) slave (205), par 74[16]. Je vous ai prié tous de vous concerter à ce sujet avec 10[17], car j’estime que cette protestation serait d’une très grande utilité. Qu’avez-vous fait à propos de cela ?

6. J’ai envoyé 8 à 10, avec la fin de ma lettre espagnole, dont le commencement (1re feuille) lui a dû être remis par 3. — De plus 19, dimanche, le jour même du Congrès, 10 a dû recevoir ma lettre dont il est tenu de vous faire part à tous. Comme je n’ai reçu aucune information à ce sujet, je demeure dans une ignorance absolue de ce qui a été fait et des décisions qui ont été prises concernant cette affaire.

7. Dans quelles relations vous trouvez-vous actuellement avec 3 ? — En dehors des deux lettres que lui-même m’avait écrites avant la visite de 8 chez moi, je n’ai reçu aucune nouvelle de lui. Quant à ses relations avec 15, il ne m’en a jamais soufflé mot, ni fait aucune allusion. Dans sa deuxième lettre, il me prie seulement de le prévenir de mon départ de Locarno car, dit-il, il voudrait venir à ma rencontre pour me parler entre quatre yeux, avant mon arrivée à Zurich. Bien entendu, je lui ai répondu affirmativement, mais je n’ai pas encore reçu sa réponse à ma lettre (datée du 11 mai). Je vous prie, mes amis de me dire sans façon, sans me rien cacher par sentiment de délicatesse, quelles sont en substance vos relations avec 3, que pensez-vous de lui ? Que votre, opinion soit erronée, qu’importe ? n’ayez crainte de vous tromper avec moi. Si vous commettez une erreur, vous-mêmes la reconnaîtrez plus tard et, dans le cas où nous aurions décidé de nous unir à lui, vous le lui avouerez ; mais jamais il n’apprendra rien de moi. — J’espère que vous en avez la certitude parfaite. J’aime très sincèrement 3, mais j’aime aussi notre 79 et je le mets au-dessus de 3.

Enfin, quant à la lettre de 7, elle me produit cet effet que, pour un motif quelconque, vous n’êtes pas restés tout à fait satisfaits de 153 ni de mes amis (210) montagnards (207). S’il en est ainsi, je voudrais apprendre par vous-mêmes quelles sont les causes de votre mécontentement, si elles sont importantes ou insignifiantes, générales ou individuelles. Heraus mit der Sprache — n’ayez crainte, mes amis, de vous dévoiler devant moi et d’apparaître dans votre nudité, tout comme vous êtes. Souvenez-vous que la première condition de notre alliance fraternelle est de rester en quelque sorte diaphanes les uns pour les autres. À part cela, à part toutes ces choses personnelles, je voudrais savoir de vous, de vous précisément, tous les détails sur ce congrès ; les paroles qui ont été dites, les incidents qui s’y sont produits ; comment le Congrès s’est manifesté dans son ensemble et par les individualités qui y ont pris part ? — Oui, des messieurs et des dames sont venus de Zurich ? Donnez-moi tous les noms et, autant que possible, reproduisez-moi les actes et gestes de chacun d’eux. Quelle était la conduite de 130[18] ; était-il accompagné de nombreux amis ? Quelles sont vos relations avec lui ?

Mes propositions, concernant le caractère et les limites de l’Internationale, ont-elles été lues au Congrès par James ? — En un mot, je vous prie beaucoup, mes amis, de me communiquer tous les moindres détails dont vous pourrez vous rappeler.

Ta lettre, mon ami 7, est empreinte de tristesse, de quelque abattement ; est-ce que la lune de miel de notre 79 serait déjà passée pour vous ? Est-ce le Katzenjammer, la période de désillusion, qui commence ? Ou, peut-être, un germe de discord et de méfiance réciproque, aurait-il poussé dans votre milieu ? J’espère, j’aime à croire que ce n’est pas le cas, mais si par malheur, vous étiez obligé de me répondre par un oui, un demi-oui ou seulement par un centième de oui, ah, mes amis, empressez-vous, alors, de vous expliquer loyalement, fraternellement, afin d’étouffer dans son germe la mauvaise herbe qui aurait poussé au milieu de vous, de l’arracher avec la racine, comme à l’instant vient de faire le Dr  Orelli pour le cor que j’avais à la plante du pied. Dans deux ou trois jours je serai en état de marcher et quant à vous, j’espère que vous n’avez jamais cessé d’y être.

Si vous pouvez, envoyez-moi 200 francs pour ma sortie, si vous ne le pouvez pas, ne le faites pas, mais écrivez-moi le plus vite possible, plus amplement et d’une manière satisfaisante.


Toujours à vous M. B.


  1. Afin de garder le plus profond secret sur les différentes sociétés et les personnes qui en faisaient partie, on remplaçait leur nom par des chiffres. C’était la manière d’écrire que Bakounine avait adoptée dans les dernières années de sa vie. Nous tenons de Z. K. Ralli les noms que récèlent ces chiffres :
  2. 7. Ralli.
  3. 3. Ross.
  4. 154. Société polonaise socialiste, se composant de 15-20 membres avec Stemkovski en tête, lequel, à cette époque, était le secrétaire de Greulich et de la section marxiste de l’Internationale (Drag.).
  5. 121. La Section slave de l’Internationale dans l’Alliance.
  6. 101. Alliance.
  7. 141. Greulich et ses compagnons.
  8. 155. T-i, (membre de la société polonaise), réfugié.
  9. 76. Conseil général de l’Internationale ( ?)
  10. 8. Lermontoff qui est mort pendant sa détention préventive dans une prison de Pétersbourg. Il a été impliqué dans l’afaire de la propagande socialiste qui donna lieu au fameux procès des 193.
  11. 79. Comité de la Section slave, composé de neuf membres.
  12. 2. A. E., réfugié russe.
  13. 153. Congrès des sections de la Fédération Jurassienne à Neuchâtel.
  14. 78. V. S. réfugié russe.
  15. 30. Bakounine.
  16. 74. K. Marx.
  17. 10. James (membre influent de la Fédération Jurassienne).
  18. 130. Lefrançais (membre de la Commune de Paris et ses compagnons à Genève (Drag.).