Lettres à Herzen et Ogareff/À Talandier (24-07-1870)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Talandier - 24 juillet 1870



LETTRE DE BAKOUNINE À TALANDIER
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Neuchâtel, 24 juillet, 1870.


Mon cher ami, je viens d’apprendre que N. s’est présenté chez vous et que vous vous êtes empressé de lui faire connaître l’adresse de nos amis (M. et sa femme). J’en conclus que les deux lettres par lesquelles, O. et moi vous avons prévenu et supplié de le repousser, vous sont arrivées trop tard ; et, sans exagération aucune, je considère le résultat de ce retard comme un véritable malheur. Il peut vous paraître étrange que nous vous conseillions de repousser un homme auquel nous avons donné des lettres de recommandation pour vous, écrites dans les termes les plus chaleureux. Mais ces lettres datent du mois de mai et, depuis, nous avons dû nous convaincre de l’existence de choses tellement graves, qu’elles nous ont forcés de rompre tous nos rapports avec N., et, au risque de passer à vos yeux pour des hommes inconséquents et légers, nous avons pensé que c’était un devoir sacré de vous prévenir et de vous prémunir contre lui. Maintenant je vais essayer de vous expliquer en peu de mots les raisons de ce changement.

Il reste parfaitement vrai que N. est l’homme le plus persécuté par le gouvernement russe et que ce dernier a couvert tout le continent d’Europe d’une nuée d’espions pour le chercher dans tous les pays, et qu’il en a réclamé l’extradition tant en Allemagne qu’en Suisse. Il est encore vrai que N. est un des hommes les plus actifs et les plus énergiques que j’aie jamais rencontrés. Lorsqu’il s’agit de servir ce qu’il appelle la cause, il n’hésite et ne s’arrête devant rien et se montre aussi impitoyable pour lui-même que pour tous les autres. Voici la qualité principale qui m’a attiré et qui m’a fait longtemps rechercher son alliance. Il y a des personnes qui prétendent que c’est tout simplement un chevalier d’industrie ; — c’est un mensonge ! C’est un fanatique dévoué, mais en même temps un fanatique très dangereux et dont l’alliance ne saurait être que funeste pour tout le monde, voici pourquoi : Il avait fait d’abord partie d’un comité occulte, qui, réellement, avait existé en Russie. Ce comité n’existe plus, tous ses membres ont été arrêtés. N. reste seul, et seul il constitue aujourd’hui ce qu’il appelle le Comité. L’organisation russe, en Russie, ayant été décimée, il s’efforce d’en créer une nouvelle à l’étranger. Tout cela serait parfaitement naturel, légitime, fort utile, — mais la manière dont il s’y prend est détestable. Vivement impressionné par la catastrophe qui vient de détruire l’organisation secrète en Russie, il est arrivé peu à peu à se convaincre, que pour fonder une société sérieuse et indestructible, il faut prendre pour base la politique de Machiavel et adopter pleinement le système des Jésuites, — pour corps la seule violence, pour âme le mensonge.

La vérité, la confiance mutuelle, la solidarité sérieuse et sévère n’existe qu’entre une dizaine d’individus qui forment le sanctus sanctorum de la Société. Tout le reste doit servir comme instrument aveugle et comme matière exploitable aux mains de cette dizaine d’hommes, réellement solidarisés. Il est permis et même ordonné de les tromper, de les compromettre, de les voler et même au besoin de les perdre, — c’est de la chair à conspiration ; par exemple : vous avez reçu N. grâce à notre lettre de recommandation, vous lui avez donné en partie votre confiance, vous l’avez recommandé à vos amis, — entr’autres à M. et Mme M… Le voilà replanté dans votre monde, — que fera-t-il ? Il vous débitera d’abord une foule de mensonges pour augmenter votre sympathie et votre confiance, mais il ne se contentera pas de cela. Les sympathies d’hommes tièdes, qui ne sont dévoués à la cause révolutionnaire qu’en partie et qui, en dehors de cette cause, ont encore d’autres intérêts humains, tels qu’amour, amitié, famille, rapports sociaux, — ces sympathies ne sont pas à ses yeux une base suffisante, et, au nom de la cause, il doit s’emparer de toute votre personne, à votre insu. Pour y arriver, il vous espionnera et tâchera de s’emparer de tous vos secrets, et, pour cela, en votre absence, resté seul dans votre chambre, il ouvrira tous vos tiroirs, lira toute votre correspondance, et quand une lettre lui paraîtra intéressante, c’est-à-dire compromettante à quelque point de vue que ce soit, pour vous ou pour l’un de vos amis, il la volera et la gardera soigneusement comme un document contre vous ou contre votre ami. Il a fait cela avec O., avec Tata et avec d’autres amis, — et lorsque eu assemblée générale nous l’avons convaincu, il a osé nous dire : « Hé bien, oui ; c’est notre système, — nous considérons comme des ennemis, et nous avons le devoir de tromper, de compromettre toutes les personnes qui ne sont pas complètement avec nous », c’est-à-dire, tous ceux qui ne sont pas convaincus de ce système et n’ont pas promis de l’appliquer eux-mêmes.

Si vous l’avez présenté à un ami, son premier soin sera de semer contre vous la discorde, les cancans, l’intrigue, — en un mot de vous brouiller. Votre ami a une femme, une fille, il tâchera de la séduire, de lui faire un enfant, pour l’arracher à la moralité officielle et pour la jeter dans une protestation révolutionnaire forcée contre la société.

Tout lien personnel, toute amitié, toute…… sont considérés par eux comme un mal, qu’ils ont le devoir de détruire, — parce que tout cela constitue une force qui, se trouvant en dehors de l’organisation, secrète, amoindrit la force unique de cette dernière. Ne criez pas à l’exagération, tout cela m’a été amplement développé et prouvé. Se voyant démasqué, ce pauvre N. est encore si naïf, si enfant, malgré sa perversité systématique, qu’il avait cru possible de me convertir, — il est allé même jusqu’à me supplier de vouloir bien développer cette théorie dans un journal russe, qu’il m’avait proposé d’établir. Il a trahi la confiance de nous tous, il a volé nos lettres, il nous a horriblement compromis, en un mot, il s’est conduit comme un misérable. Sa seule excuse, c’est son fanatisme ! Il est un terrible ambitieux sans le savoir, parce qu’il a fini par identifier complètement la cause de la révolution avec sa propre personne, — mais ce n’est pas un égoïste dans le sens banal de ce mot, parce qu’il risque horriblement sa personne et qu’il mène une vie de martyr, de privations et de travail inouï. C’est un fanatique, et le fanatisme l’emporte jusqu’à devenir un jésuite accompli, — par moments, il devient tout simplement bête. La plupart de ses mensonges sont cousus de fil blanc. Il joue au jésuitisme comme d’autres jouent à la révolution. Malgré cette naïveté relative, il est très dangereux, parce qu’il commet journellement des actes, des abus de confiance, des trahisons, contre lesquels il est d’autant plus difficile de se sauvegarder, qu’on en soupçonne à peine la possibilité. Avec tout cela N. est une force, parce que c’est une immense énergie. C’est avec grand’peine que je m’en suis séparé, parce que le service de notre cause demande beaucoup d’énergie et qu’on en rencontre rarement une développée à ce point. Mais après avoir épuisé tous les moyens de m’en convaincre, j’ai dû m’en séparer, et, une fois séparé, j’ai dû le combattre à outrance. Son dernier projet n’a été, ni plus ni moins, que de former une bande de voleurs et de brigands en Suisse, naturellement dans le but de constituer un capital révolutionnaire. Je l’ai sauvé, en lui faisant quitter la Suisse, parce qu’il est certain qu’il aurait été découvert, lui et sa bande, dans l’espace de quelques semaines ; il se serait perdu et nous aurait perdus tous avec lui. Son camarade et compagnon S. est un franc coquin, un menteur au front d’airain, sans l’excuse, sans la grâce du fanatisme. Il a commis devant moi des vols nombreux de papiers et de lettres. Et voici les gens que M., malgré qu’il ait été prévenu par J., a cru devoir présenter à Dupont et à Bradlaugh. Le mal est fait, il faut le réparer sans bruit, sans scandale, autant que faire se pourra.

1) Au nom de votre paix intérieure, de la tranquillité de votre famille et de votre considération personnelle, je vous supplie de leur fermer votre porte. Faites-le sans explications, coupez simplement. Pour beaucoup de raisons, nous ne désirons pas qu’ils sachent maintenant que nous leur faisons la guerre sur tous les points. Il faut qu’ils soupçonnent que les avertissements contre eux sont venus du camp de nos adversaires, — ce qui d’ailleurs sera parfaitement conforme à la vérité, car je sais qu’on a écrit très énergiquement contre eux au conseil général de Londres. Ne nous démasquez donc pas prématurément à leurs yeux. Ils nous ont volé des papiers dont nous devons nous réemparer d’abord.

2) Persuadez M. que le salut de toute sa famille exige qu’il rompe complètement avec eux. Qu’il garde contre eux N. Leur système, leur bonheur, c’est de séduire et de corrompre les jeunes filles, par cela on tient toute la famille. Je suis désolé qu’ils aient appris l’adresse de M., car ils seraient capables de le dénoncer. N’ont-ils pas osé m’avouer ouvertement, en présence d’un témoin, que dénoncer à la police secrète un membre, un dévoué ou dévoué seulement à moitié, est un des moyens dont ils considèrent l’usage comme fort légitime et utile quelquefois. S’emparer des secrets d’une personne, d’une famille, pour la tenir en leurs mains, c’est là leur moyen principal. Je suis tellement effrayé qu’ils sachent l’adresse de M. que je lui conseille, que je le supplie de changer de logement, de manière à ce qu’ils ne puissent les découvrir. Si après cela M., infatué de son propre jugement, continue ses rapports avec ces Messieurs, — que les conséquences funestes, inévitables de cet aveuglement vaniteux retombent sur lui-même.

3) Il faut que vous et M. avertissiez tous les amis auxquels vous avez pu présenter ces Messieurs de se tenir sur leurs gardes et de ne leur témoigner aucune confiance, ni assistance. N., plus obstiné qu’un joueur, se perd fatalement, — l’autre est perdu. Il ne faut pas que nos amis soient englobés dans leur ruine honteuse. Tout cela est fort triste et très humiliant pour nous qui vous les avons recommandés, mais la vérité est encore la meilleure issue et le meilleur remède contre toutes les fautes.


(D’après la copie qui nous a été transmise par Léon Metchnikoff (Drag.).


  1. Texte français de Bakounine (Trad.)