Lettres à Herzen et Ogareff/à Herzen (23-05-67)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Herzen - 23 mai 1867



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN


23 mai 1867. Per Napoli. Ischia, a Lacco.


Mon cher Herzen,


Je viens de recevoir ta lettre. Tout va bien. Seulement Mroczkowski a oublié de m’envoyer la facture de Tchernetzki, de sorte que je demeure dans une complète obscurité à ce sujet. Prie Tchernetzki d’en faire une nouvelle et envoie-la moi.

C’est en vain que tu cherches à me persuader d’épargner les deux Joseph[1]. Le sentiment de piété historique est toujours vivace en moi, et à mon âge il ne siérait pas de pécher contre ce devoir avec une insolence juvénile, pourvu que l’histoire elle-même et leurs services dans le passé, si grands qu’ils furent n’entravent pas la cause dans le présent, ni dans l’avenir. Alors, je te demande pardon. Mais malgré tout le respect qui leur est dû, les entraveurs seront repoussés. Tu me dis que dans la théorie, tu es parfaitement d’accord avec mes idées, ce dont je ne pouvais me douter, mais qu’il ne serait pas pratique d’en faire la propagande actuellement, attendu que les masses ne sont pas encore préparées à les voir réalisées. Je n’admets point cela. C’est justement, parce que, élémentairement, ces idées vivent dans l’esprit du peuple et que, de tout temps, elles ont été vivaces chez lui, qu’elles ont pour elles l’avenir. En effet, les masses se rapprochent beaucoup plus de notre idéal que du libéralisme constitutionaliste par exemple ou du républicanisme mazzinien. En 1848, toi-même, répétais encore sur tous les tons qu’il n’y a pas de vie en dehors de nos idées. Nous ne pouvons donc pas nous mettre à prêcher la désagrégation cadavérique dans son ensemble, ni même partiellement. Que nos idées ne puissent prendre racine, ni même être assimilées et surtout réalisées de suite, c’est là une affaire à part. Nous aurons à endurer beaucoup de maux et nous devrons faire preuve d’une patience inouïe, avant de voir leur avènement. Nous sera-t-il donné même d’assister à la réalisation d’un millionième seulement de nos rêves ou, du moins, aurons-nous la chance de mourir comme Samson ? Toutes ces questions, certes, sont fort intéressantes pour nous personnellement ; mais si nous n’y survivons pas, que nous ne le voyions pas, qu’importe ? Pourvu que nos jours ne se soient pas écoulés tout à fait inutilement et que, sur notre passage, nous laissions une trace vivante. Chacun de nous suivra son chemin, — à toi, la plume, — à moi la parole, les relations personnelles. Sur la route parcourue, nous avons rencontré beaucoup d’illusions et nous-mêmes, nous avons commis beaucoup d’erreurs ; mais je ne me laisse pas intimider si facilement ! Grâce à la persévérance que nous avons apportée dans nos efforts, je puis affirmer que nous avons obtenu aussi certains succès qui sont très encourageants ; surtout dans ces derniers temps ils furent nombreux.

À propos, il semble que le gouvernement russe se propose de me traquer jusque dans ma retraite éloignée, à Naples. J’ai appris un de ces jours, que le préfet de cette ville, il Marchèse Gualterio, cet archipatelin, ce politicien mesquin au service de l’État, avait avisé Rangozzi de ses soupçons sur mon compte et lui avait dit que j’étais le promoteur et le meneur du mouvement en Sicile, notamment à Palerme, et en général, dans l’Italie Méridionale ; que je fabrique de faux billets de banque et que je les fais écouler dans les dites provinces. Je ne doute pas que ce ne soit mon ancien bon ami de Paris, Kisseleff, actuellement ambassadeur à Florence, qui a mis la main à cette affaire. J’espère avoir des renseignements exacts à ce sujet et de prendre mes mesures à temps, pour leur résister.

Je regrette, je le regrette infiniment, que vous suspendiez la publication de la Cloche ; il me semble que si j’étais à votre place je ne m’y serais pas décidé. Il est facile d’en finir, mais il n’en sera pas de même pour recommencer. Ce sera un triomphe de plus pour nos ennemis de la Russie et du dehors — peut-être aussi pour les blancs-becs de Genève. J’ai ouï dire que dans ce dernier temps les articles de la Cloche étaient de nouveau très goûtés en Russie. Qu’importe qu’on n’en vende pas plus de 500 exemplaires ? cela nous donne tout au moins 3000 lecteurs. Et ce n’est pas une bagatelle que de pouvoir, par le temps qui court, parler librement à 3000 Russes. À votre place, je n’aurais pas suspendu le journal mais j’en aurais changé, non le programme lui-même, mais la note, la manière d’écrire ; je me serais moins gêné avec les autorités et j’aurais laissé libre essor à cet implacable humour qui t’es propre, Herzen ; tu as eu tort d’y mettre un frein, c’est cela qui t’a enlevé de ta force. Eh ! mes amis ! réfléchissez-y bien, et continuez toujours.

Mroczkovski m’écrit que tu as l’intention d’aller en Italie au mois de juin et même de passer à Naples. Viens, Herzen, nous causerons avec toi sur bien des choses.

Pourquoi ne m’envoies-tu donc pas la brochure de Serno-Solovievitch[2] ? Tu me demandes si j’aurai assez de courage pour l’attaquer avec toute sa clique ? Vraiment, je ne comprends pas ta question. Si, en effet, il était besoin, de les attaquer, pourquoi aurait-on à se gêner avec eux ? Envoie-moi son pamphlet et la liste de tous les Russes, qui, actuellement, séjournent à Genève, en y ajoutant des caractéristiques sur chacun d’eux. Je te donne ma parole d’honneur que je ne montrerai ta lettre à personne et que je la brûlerai même immédiatement après l’avoir lue. Envoie-moi donc cette brochure. Embrasse pour moi Ogareff.


Ton M. B.


  1. Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi. (Drag.)
  2. Pamphlet contre Herzen de Serno-Solovievitch « Unsere Russichen Angelegenheiten. » (Drag.).