Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant/Lettre 9

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NEUVIÈME LETTRE

C’est par là que Kant a commencé sa Critique du Jugement. Ce n’était pourtant pas le commencement, à ce que je crois. Mais je comprends que le plaisir l’a entraîné, d’analyser deux notions d’après la méthode de la première Critique. Quel plaisir de suivre l’ordre des catégories dans un sujet neuf ! Pour moi, j’ai si bien pris l’esprit de Kant, à ce qu’il me semble, que, toutes les fois que je suis l’Analytique du Beau, je me sens aussi curieux que la première fois ; et je me demande, que va-t-il trouver pour la Modalité ? Je sens qu’une idée neuve s’approche ; je la pressens et j’essaie de la deviner ; mais jamais je ne devine bien. Les quatre moments du Beau, et les quatre définitions, sont le chef-d’œuvre de l’analyse philosophique, assurée de ses principes et qui met de l’ordre dans ses idées, pour la beauté et pour la joie.

Je n’ai rien à vous apprendre, mon cher philosophe, au sujet de ces pages illustres ; je vous invite seulement à les mieux comprendre par rapport à toute la science du sujet. Voyez quelle vive lumière résulte de la célèbre formule : « Le beau, c’est ce qui plaît sans concept ». Aussitôt, l’on comprend que la beauté n’a pas de preuves ; que les raisons n’y sont pour rien ; que le beau est immédiat et indépendant du concept de la chose. Ce qui prouve d’abord qu’il y a des certitudes sans preuves ; prouve-t-on qu’une musique est belle ? Non ; mais on la fait entendre. Évidemment il y a de la finalité dans la beauté. La beauté est faite pour nous, elle nous convient ; ce qui vient expliquer la troisième définition, que la beauté enferme une finalité, mais sans aucune représentation de fin. Cette précaution nous rappelle la lettre précédente, c’est à savoir qu’il ne s’agit pas de comprendre la finalité, mais de la vouloir. Nul n’est forcé de croire à l’esprit ; il suffit qu’on puisse y croire, et croire est une récompense. Nous sommes ici dans les mystères de l’esprit et dans le plaisir de connaître. Le beau est une preuve de ce savoir ; mais non pas une preuve, plutôt un exemple. Un chanoine disait de son frère, parfait incrédule : « Il ne peut pas croire ; il n’aime pas la musique ». Contre quoi le frère protestait tant qu’il pouvait. Le chanoine prouvait trop, comme tous les chanoines. Il est pourtant vrai qu’on se juge en droit d’exiger l’approbation de tout homme devant la beauté. Et ce qui paraît, dans le quatrième moment, c’est le sens commun, que prouve la beauté, et qui définit l’homme comme fin en soi ; comme l’égal et le semblable de tout homme. En sorte que l’absence de goût exclurait un homme de l’espèce. Cette idée de l’Humanité, dès qu’on la découvre, est la source de puissants sentiments qui ne permettent plus de haïr ni de condamner le frère homme.

Le sublime nous rapproche plus encore de la fraternité. Car ce qui paraît dans le sublime, c’est l’esprit, tellement au-dessus de la matière, soit qu’on en considère la grandeur, et c’est le sublime mathématique, soit qu’on en considère la puissance, et c’est le sublime dynamique. Dès que l’on fait attention à ces grandeurs humaines, qui méprisent de si haut grandeurs et puissances, on reconnaît à coup sûr l’homme. Le culte des animaux, résultat de la supposition d’un certain esprit dans l’instinct, conduisait au culte de l’homme, à l’Olympien, et tout était prêt pour le culte véritable, non pas du dieu qui s’est fait homme, mais de l’homme qui s’est fait dieu. Hegel dit avec profondeur que Jupiter était déjà tout à fait un homme, et qu’il ne lui manquait que d’être tout à fait un Dieu. Ce qu’exprime Homère en nous montrant Jupiter soumis au destin. Telle est bien l’idolâtrie ; car si l’on adore Jupiter, il faut donc adorer le destin. C’est ainsi que le paganisme n’a pu soutenir son grand dessein, de nous représenter l’homme éternel. Cette éternité se montrait mieux dans le Judaïsme, qui est la vraie religion, s’il en est une vraie. Il y a lutte entre le monde qui adorait la beauté et le Peuple de l’Esprit, si bien nommé par Hegel, et qui défendait de faire aucune image de Dieu. Où est donc l’erreur païenne sinon à diviniser la forme extérieure et à définir Dieu comme un homme immortel, au lieu de définir l’homme immortel ? C’est donc le sublime, c’est-à-dire la majesté de l’esprit, qui révèle Dieu-homme, et qui nous découvre l’âme, d’où nous revenons à cette vérité de l’histoire, que l’homme seul a une âme. C’est Descartes finalement qui a raison ; car il a refusé de faire société avec l’animal ; il a compris que l’animal ne pense pas du tout ; car si l’on voulait lui prêter seulement un peu d’esprit, il faudrait lui donner tout l’esprit. Ce faux culte est bien loin d’être aboli. Tout l’objet de la philosophie est donc de former l’idée de l’humanité, et si quelque Bossuet entreprenait de nos jours l’histoire universelle, il devrait encore prendre comme idée directrice la finalité dans l’homme, c’est-à-dire le salut de tous les hommes. Si la force ne va pas là, où donc va-t-elle ? Mais elle va là si bien qu’elle y est. Mon cher, que voyez-vous dans l’histoire, sinon le triomphe des droits de l’homme partout, chez vous comme dans l’Inde ; et si le vainqueur n’est pas Woodrow Wilson, qui donc est-ce ? Par cette disposition que je vous montre, à finir cet austère exposé comme une espèce de pamphlet, vous comprenez comment il se fait que tous ceux qui m’ont connu considèrent que la philosophie est quelque chose de bien dangereux. Ils ne se trompent pas ; mais, au fond, le danger vient de Spinoza et du Peuple de l’Esprit. J’ai dit souvent et je crois encore que la formation judaïque est le commencement de toute conversion véritable. Ce genre d’incrédulité spinoziste qui ne croit qu’en l’homme est la loi de l’avenir. Telle est l’explication de la haine dont ce peuple s’est trouvé l’objet ; et telle est en même temps la solution de cette haine. Il n’y a point d’autre solution ; car, si l’on est réduit à exclure de l’humain une race d’hommes, tout est perdu pour la paix.

Pour finir maintenant dans la sérénité, je dois reprendre la belle analyse du beau, pour en tirer quelques idées qui ont absolument renouvelé l’Esthétique. Que le beau soit l’objet d’une satisfaction absolument désintéressée, cela veut dire que nul ne souhaite que le beau existe, ou appartienne au contemplateur. Au contraire, ce qui est beau, c’est purement l’apparence, c’est-à-dire ce qui paraît dans une conscience. Il s’agit donc à proprement parler du monde autant qu’il est représenté. Tel est le premier moment de l’analyse. Au second moment, se présente l’idée que le beau est ce qui plaît sans concept. Ce n’est pas la comparaison avec un idéal, qui fait que l’on juge belle l’apparence ; il n’y a point de modèle idéal du beau, mais chaque objet beau est absolument modèle. Ce qui est beau dans un visage, ce n’est pas la ressemblance à un visage parfait, dont nous aurions l’idée ; c’est, si l’on peut dire, une ressemblance à soi-même, ce qui ne peut s’entendre que d’une harmonie entre les parties et le tout. Il n’y a donc point d’objet qui soit beau en soi ; mais l’apparence est belle en soi ; cela veut dire que la réalité de l’apparence belle n’intéresse personne ; la beauté est phénomène absolument. Un portrait ne plaît pas par comparaison avec le modèle, mais il est par lui-même ressemblant. Il révèle quelque chose ; le beau est la révélation. Chaque âge de la peinture a produit un modèle du beau, mais personne n’a pu copier ce modèle. De même, tout poète est l’inventeur d’une poésie qui ne peut être imitée, et qui pourtant sera imitée ; car il est vrai que, sans l’exemple d’un maître, nul homme n’oserait écrire en vers. La révélation se fait donc, comme disait Schelling, une seule fois. C’est dire que ce qui est révélé est éternel. Le troisième moment insiste, après cela, sur un beau paradoxe, c’est que le beau contient une finalité, mais sans aucune représentation de fin. Le beau est fait pour nous plaire, mais il est remarquable que la moindre marque de l’intention de plaire détruit le beau. D’où la nullité de l’ornement qui veut plaire, et, en revanche, la beauté des intervalles, qui ne veulent rien et ne disent rien. Rien n’est plus beau que la surface unie dans les bas-reliefs ; rien n’est plus beau que le silence dans la musique ; dans l’architecture, on voit qu’un mur tout nu est plus beau qu’un mur orné ; et, dans la poésie, ce qu’on attend, ce qu’on voudrait, n’est jamais dit ; le poète qui se plaît et qui veut tout énumérer n’est jamais que plat. Au quatrième moment, se trouve la grande idée de l’approbation universelle et nécessaire. Il faut que le beau plaise à tout homme ; d’où l’on revient à l’idée essentielle des trois Critiques, qui se nomme ici sens commun, afin qu’on ne le confonde pas avec la raison. Car la raison est commune aussi à tous les hommes et les découvre semblables les uns aux autres ; mais le sens révèle entre eux quelque chose de plus, c’est la fraternité, ressemblance qui n’est pas de raison, puisque le beau est sans preuve ; ressemblance qui est de fait et de structure. Et l’homme reconnaît l’homme partout, et d’abord dans l’élément confus, dans la partie folle ; ce qui ne détruit pas le sublime mais le fonde au contraire, car il est de sentiment et une certaine colère en est la base. Chose digne de remarque, celui qui sent le sublime ne tient pas à être admiré ni imité. Il veut même plaire en ce qu’il choque, comme on voit très bien dans l’orateur. L’orateur mugit autant qu’il parle ; il montre l’élément mécanique et animal de la parole. Être un homme, c’est aussi bien bégayer, comme j’ai remarqué en ceux qui parlent et qui lisent bien ; il ne faut pas que ce soit trop bien ; il faut qu’on entende le souffle, et véritablement un bruit. Comme il n’est point de belle musique sans le bruit, ainsi il n’est pas de grand orateur sans le cri. Liszt, à ce qu’on raconte, ne fut jamais plus émouvant que sur un piano faux. Au reste, tout piano est faux ; et l’harmonie, si on l’entendait bien, ne serait qu’un bruit confus ; quelquefois le musicien fait remarquer cela même. Et le frottement, que l’on nomme dissonance, ne doit jamais être dissimulé ; bien au contraire, il doit irriter l’auditeur et le conduire à dominer cette irritation, qui, faites-y attention, reviendra et se contentera dans les bravos. Et ceux qui essayèrent de refuser ce bruit triomphal virent bien qu’il manquait alors quelque chose à la musique.

Je me plais à ces fantaisies, mon cher ami, pour exprimer mieux la richesse de la troisième Critique, et les développements qu’on en devait tirer, et qui n’ont point manqué dans Schelling et Hegel. Il faut convenir qu’une certaine impossibilité est inhérente à toute métaphysique ; c’est le bruit de nos pensées ; c’est le monde qui nous accompagne et nous porte dans nos témérités. Par ce côté, l’homme n’est pas facile à louer. Si je savais que Kant soit vivant, je n’oserais pas écrire ces pages.

Ayant relu ce qui précède, en vue de continuer ces lettres, j’ai reconnu que je m’étais laissé entraîner moi-même, une fois de plus, et aussi que la suite, si j’analysais convenablement les idées contenues dans la Critique du Beau et du Sublime, que cette suite ferait aussi bien vingt volumes. Et je n’ai nullement l’intention de vous imposer tant de lettres. Et puisque j’avais trouvé ci-dessus une sorte de mot de la fin, je n’avais qu’à écrire le mot fin, assuré que les remarques que je vous ai proposées suffisent pour vous en suggérer d’autres, et c’est ce que j’ai voulu faire, mon cher ami, à qui je vais penser maintenant affectueusement, en lui laissant le plus gros du travail. À vous.

Le Vésinet, 18 avril 1946.
FIN