Lettres à Sophie Volland/139

La bibliothèque libre.
Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 348-351).


CXXXVIII


La Haye, le 15 juin 1774.
Mesdames et bonnes amies,

Ce n’est pas un voyage agréable que j’ai fait ; c’est un voyage très-honorable : on m’a traité comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. C’est sous ce titre que je me regarde, lorsque je compare les marques de distinction dont on m’a comblé, avec ce que j’étais en droit d’en attendre pour mon compte. J’allais avec la recommandation du bienfait, beaucoup plus sûre encore que celle du mérite ; et voici ce que je m’étais dit : Tu seras présenté à l’impératrice ; tu la remercieras ; au bout d’un mois, elle désirera peut-être de te voir ; elle te fera quelques questions ; au bout d’un autre mois, tu iras prendre congé d’elle, et tu reviendras. Ne convenez-vous pas, bonnes amies, que ce serait ainsi que les choses se seraient passées dans toute autre cour que celle de Pétersbourg ?

Là, tout au contraire, la porte du cabinet de la souveraine m’est ouverte tous les jours, depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à cinq, et quelquefois jusqu’à six. J’entre ; on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m’accordez ; et en sortant, je suis forcé de m’avouer à moi-même que j’avais l’âme d’un esclave dans le pays qu’on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans le pays qu’on appelle des esclaves. Ah ! mes amies, quelle souveraine ! quelle extraordinaire femme ! On n’accusera pas mon éloge de vénalité, car j’ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence ; il faudra bien qu’on m’en croie, lorsque je la peindrai par ses propres paroles ; il faudra bien que vous disiez toutes que c’est l’âme de Brutus sous la figure de Cléopâtre ; la fermeté de l’un et les séductions de l’autre ; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté possibles de l’expression ; un amour de la vérité porté aussi loin qu’il est possible ; la connaissance des affaires de son empire, comme vous l’avez de votre maison : je vous dirai tout cela, mais quand ? Ma foi, je voudrais bien que ce fût sous huitaine, car il en faut moins pour arriver de La Haye à Paris du train dont je suis revenu de Pétersbourg à La Haye ; mais Sa Majesté Impériale et le général Betzky, son ministre, m’ont chargé de l’édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire pour l’instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets. J’irai le plus vite que je pourrai, car vous ne doutez pas, bonnes amies, que je ne sois aussi pressé de me restituer à ceux qui me sont chers qu’ils peuvent l’être de me revoir. Sachez, en attendant, qu’il s’est fait trois miracles en ma faveur : le premier, quarante-cinq jours de beau temps de suite, pour aller ; le second, cinq mois de suite dans une cour, sans y donner prise à la malignité ; et cela, avec une franchise de caractère peu commune et qui prête au lorquet des courtisans envieux et malins ; le troisième, trente jours de suite d’une saison dont on n’a pas d’exemple, pour revenir, sans autre accident que des voitures brisées : nous en avons changé quatre fois. Combien de détails intéressants je vous réserve pour le coin du feu ! Je commence à perdre les traces de vieillesse que la fatigue m’avait données ; il me serait si doux de vous retrouver avec de la santé, que je me flatte de cette espérance. Je compte beaucoup sur les soins de Mme de Blacy, et sur ceux de Mme Bouchard ; je les salue et les embrasse toutes deux. Mme Bouchard, qui ne pardonne pas aisément une bagatelle, me permettra apparemment de garder un long et profond ressentiment d’un mal qui ne m’a pas encore quitté. La première fois que vous verrez M. Gaschon, dites-lui que si son affaire n’est pas faite, ce n’est pas que je l’aie oubliée ; les circonstances n’étaient guère propres au succès dans un pays où la souveraine calcule. J’ai vu Euler, le bon et respectable Euler, plusieurs fois : c’est l’auteur des livres dont votre neveu a besoin. J’espère qu’il sera satisfait. La princesse de Galitzin en avait fait son affaire avant mon départ, et depuis mon arrivée, le prince Henri s’en est chargé. Vous me direz : Pourquoi se reposer sur d’autres de ce qu’on peut faire soi-même ? C’est que l’édition d’un des volumes publiés à Pétersbourg est épuisée, et que l’édition de l’autre volume s’est faite à Berlin, où je n’ai pas voulu passer, quoique j’y fusse invité par le roi. Ce n’est pas l’eau de la Néva qui m’a fait mal, c’est une double attaque d’inflammation d’entrailles en allant ; ce sont des coliques et un mal effroyable de poitrine causés par la rigueur du froid à Pétersbourg, pendant mon séjour ; c’est une chute dans un bac à Mittau, à mon retour, qui ont pensé me tuer ; mais la douleur de la chute et les autres accidents se sont dissipés ; et si votre santé était à peu près aussi bonne que la mienne, je serais fort content de vous.

J’avais laissé Grimm malade à Pétersbourg ; il est convalescent et au moment de son retour ; il revient l’âme navrée de douleur : la landgrave de Darmstadt, qu’il avait accompagnée, son amie, la mère de la grande-duchesse, vient de mourir. Je ne saurais vous dire l’étendue de la perte qu’il fait en cette femme. Ma fille m’apprend que, pendant mon absence, vous avez eu quelque bonté pour elle ; je vous en fais bien mes remerciements. Ne craignez rien pour ma santé ; nous nous retirons de bonne heure, nous ne soupons presque pas. Je n’ai pas encore le courage de travailler ; il faut laisser le temps à mes membres disloqués de se rejoindre ; c’est l’affaire du sommeil ; aussi, depuis mon retour, je dors huit à neuf heures de suite. Le prince a son travail politique ; la princesse mène une vie qui n’est guère compatible avec la jeunesse, la légèreté de son esprit, et le goût frivole de son âge ; elle sort peu ; ne reçoit presque pas compagnie, a des maîtres d’histoire, de mathématiques, de langues ; quitte fort bien un grand dîner de cour pour se rendre chez elle à l’heure de sa leçon, s’occupe de plaire à son mari ; veille elle-même à l’éducation de ses enfants ; a renoncé à la grande parure ; se lève et se couche de bonne heure, et ma vie se règle sur celle de sa maison. Nous nous amusons à disputer connue des diables ; je ne suis pas toujours de l’avis de la princesse, quoique nous soyons un peu férus tous deux de l’antiquomanie, et il semble que le prince ait pris à tâche de nous contredire en tout : Homère est un nigaud ; Pline, un sot fieffé ; les Chinois, les plus honnêtes gens de la terre, et ainsi du reste. Comme tous ces gens-là ne sont ni nos cousins, ni nos intimes, il n’entre dans la dispute que de la gaieté, de la vivacité, de la plaisanterie, avec une petite pointe d’amour-propre qui l’assaisonne. Le prince, qui a tant acquis de tableaux, aime mieux avouer qu’il ne s’y connaît pas que d’accorder le mérite de s’y connaître à aucun amateur.

Bonjour, mes bonnes amies ; agréez mon tendre respect, et me croyez tout à vous, comme j’étais et je serai toute ma vie.