Lettres à Sophie Volland/62

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 58-61).


LXI


À Paris, le 2 octobre 1761.


Ils sont venus à Paris précisément comme j’en sortais, et nous ne nous sommes point vus ; seulement, à mon retour de la campagne, j’ai trouvé deux billets, un d’elle et l’autre de lui.

J’ai passé deux jours à Massy avec le mari et la femme[1] ; nous nous sommes beaucoup promenés. Mme Le Breton est mille fois plus folle qu’il ne convient à son âge, à sa piété et à son caractère. Je voudrais bien savoir ce que cette femme a été dans sa jeunesse. Elle était fort liée avec une Mme de la Martillière ; ainsi à la juger d’après le proverbe[2] tout serait dit. Vous savez ou vous ne savez pas que je m’amuse quelquefois à jouer le passionné auprès d’elle ; elle ne s’y méprend pas, ni son mari non plus, et cela donne un tour plaisant et gai à la conversation. Il commence à faire froid ; hier nous étions autour d’un bon feu. Il était fait des douves d’un vieux tonneau, celle de la bonde nous présentait son ouverture tout enflammée. La vieille extravagante me dit : « Philosophe, il y a longtemps que vous sollicitez mes faveurs, voici le moment de les obtenir ; tenez, allez vous purifier là, et je vous accepte. »

Ce cénobite[3] est un personnage très-heureux qui s’est établi dans un coin de la basse-cour. Il boit, il mange, il s’engraisse à vue d’œil ; il sort peu ; je ne saurais vous dire s’il réfléchit beaucoup. Je le crois de la secte d’Épicure. Sa gaieté, au sortir de sa cellule, me donne la meilleure opinion de l’emploi qu’il y fait de son temps. Nous l’allions visiter deux fois par jour ; je vous assure qu’il ne se souciait guère de nous. Quand il était très-jeune, il n’avait point de nom : je l’ai appelé Antoine ou don Antonio. C’est la fermière qui a soin de son entretien et de sa nourriture ; il n’est pas difficile ; ce n’est pas qu’il ne gronde souvent, mais c’est moins d’humeur que par un tour de caractère qui lui est propre. Si le reste de son histoire vous intéresse, je m’en instruirai ; je suis peu curieux, je jouis des gens, sans m’informer qui ils sont ni d’où ils viennent. Un de ces jours que je témoignais à mon hôtesse de Massy combien j’étais surpris de ses inégalités, elle me fit une réponse assez singulière : « C’est, me dit-elle, ma foi, qu’il n’y a point de dévots, et qu’il n’y a que des hypocrites. On a beau, ajouta-t-elle, se mettre à genoux, prier, veiller, jeûner, joindre les mains, élever son cœur et ses yeux au ciel, la nature ne change pas, on reste ce que l’on est. Un homme prend un habit bleu, il attache une aiguillette sur son épaule, il suspend à son côté une longue épée, il charge de plumes son chapeau ; mais il a beau affecter une démarche fière, relever sa tête, menacer du regard, c’est un lâche qui a tous les dehors d’un homme de cœur. Quand je suis réservée, sérieuse, composée, c’est que je ne suis pas moi. J’ai un air d’église, un air du monde, un air de comptoir, un air de maîtresse, voilà ma vie grimacière ; ma vie réelle, mon vrai visage, mon allure naturelle, je la prends rarement, mais c’est autre chose ; je la garde peu, mais alors je dis bien des sottises, et je ne m’arrête que parce qu’il me semble que j’entends encore ma mère qui me dit : Eh bien, petite fille ! et puis je me renferme, et me voilà sous le voile. Quand je suis moi avec les autres, il est rare que je ne m’en repente pas à l’église. Avec tout cela les gens que j’aime le mieux, ce sont ceux avec qui je suis le plus sujette à revenir à ma malhonnêteté de nature. Quand on me gêne, je suis belle et pudique comme une grenade fichée. »

Le comte de Lauraguais a laissé là Mlle Arnould. Au lieu de se reposer voluptueusement sur le sein d’une des plus aimables filles du monde, une folle vanité l’agite et le promène de Paris à Montbard, de Montbard à Genève. Il est allé là avec un rouleau de beaux vers tout faits par un autre, mais qu’il refera à côté de Voltaire, pour lui persuader qu’ils sont de lui. C’est une singulière créature. Il s’est attaché deux jeunes chimistes. Un jour il s’éveille à quatre heures du matin, il va les éveiller dans leur grenier, il les prend dans son carrosse. Les chevaux les avaient conduits à Sèvres qu’ils n’avaient pas encore les yeux ouverts. Il les fait entrer dans sa petite maison ; quand ils y sont, il leur dit : « Messieurs, vous voilà ici ; il me faut une découverte, vous ne sortirez pas qu’elle ne soit faite. Adieu, je reviendrai dans huit jours ; vous avez des vaisseaux, des fourneaux et du charbon ; on vous nourrira ; travaillez. » Cela dit, il referme la porte sur eux et le voilà parti. Il revient, la découverte s’est faite, on la lui communique, et au même instant le voilà convaincu qu’elle est de lui ; il s’en vante ; il est tout fier, même vis-à-vis de ces deux pauvres diables à qui elle appartient, qu’il traite avec mépris comme des sots, et qu’il fait mourir de faim. Encore, s’il disait : Vous avez du génie et point d’argent ; moi j’ai de l’argent, et je veux avoir du génie, entendons-nous ; vous aurez des culottes et j’aurai de la gloire.

Je ne sortirai point de Paris en automne. Les ennuis succèdent aux ennuis. J’use mes yeux sur des planches hérissées de chiffres et de lettres, et, au milieu de ce pénible travail, la pensée amère que des injures, des persécutions, des tourments, des avanies en seront le fruit ; cela n’est-il pas agréable ? L’ami Grimm aura beau prêcher, il n’en sera ni plus ni moins ; je ne saurais plus me repaître de fumée. Un repos délicieux, une lecture douce, une promenade dans un lieu frais et solitaire, une conversation où l’on ouvre son cœur, où l’on se livre à toute sa sensibilité, une émotion forte qui amène des larmes sur le bord des paupières, qui fait palpiter le cœur, qui coupe la voix, qui ravit d’extase, soit qu’elle naisse ou du récit d’une action généreuse, ou d’un sentiment de tendresse, de la santé, de la gaieté, de la liberté, de l’oisiveté, de l’aisance : le voilà, le vrai bonheur, je n’en connaîtrai jamais d’autre. Il faut seulement jeter les yeux à quelques lieues de soi, prévoir le moment où les yeux de ma petite fille s’ouvriront, où sa gorge s’arrondira, où sa gaieté tombera, où elle commencera à devenir soumise, où il s’élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur un je ne sais quel désir. Ce sera alors aussi le temps des rêves pendant la nuit, des soupirs étouffés, des regards furtifs sur les hommes pendant le jour, et celui de partager ma petite fortune en deux. Il faudra que ce que je lui en céderai suffise à son aisance, et que ce qui m’en restera suffise à la mienne. Adieu, mes bonnes amies. Disputez bien sur Clarisse. Soyez sûres que c’est vous qui sentez juste. Morphyse a une ou deux vues de côté qui la font dire tout de travers. Je vous embrasse de toute mon âme. Les sentiments de tendresse et d’amitié que vous m’avez inspirés font et feront à jamais la partie la plus douce de mon bonheur.



  1. Avec Le Breton et avec sa femme.
  2. Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.
  3. Un porc de la ferme de Massy.