Lettres à Sophie Volland/64

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 65-69).


LXIII


À Paris, le 12 octobre 1761.


Je commence par l’article des nouvelles. En voici une vraie, s’il en fut jamais ; ce sont toutes les lettres d’Espagne, toutes celles de Lisbonne, toutes les bouches de la ville qui l’annoncent. Enfin, la grande affaire de Portugal est terminée. Les Jésuites, jugés en première instance par le tribunal de l’Inquisition, et renvoyés ensuite par-devant les juges civils, ont été brûlés vifs, au nombre de vingt-sept, avec six juifs et deux Français, tous conspirateurs. Il ne fallait rien de moins pour justifier la conduite de Carvalho[1]. C’est la relation de ce procès qu’il faut attendre à présent.

Non, mon amie, votre bouquet ne m’est parvenu que le lendemain de ma fête ; il ne m’en a pas été moins agréable ; vous seriez infiniment moins intéressée à tous les souhaits que vous me faites que je ne les en croirais pas moins sincères.

Je devais partir le mardi pour aller au Grandval avec Grimm, d’Alinville et Montamy. J’annonçai mon voyage. Au premier mot, je vis le visage de la mère et celui de l’enfant s’allonger. L’enfant avait un compliment tout prêt, et il ne fallait pas que la peine de l’avoir appris fût perdue ; la mère avait projeté un grand dîner pour dimanche : tout s’est arrangé ; j’ai fait mon voyage, et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L’enfant a prononcé sa petite harangue à ravir. Au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s’est arrêtée, et m’a dit : « Mon papa, c’est que je suis brèche-dent » ; en effet les deux dents du devant lui sont tombées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu’elle ne retrouvait point encore ce bouquet, elle s’est arrêtée une seconde fois pour me dire : « Voici bien le pis de l’histoire, c’est que mon œillet s’est égaré. » Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s’est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. Nous dînâmes hier en grande compagnie. Madame avait rassemblé toutes ses amies. Je fus très-gai, je bus, je mangeai. Je fis à merveille les honneurs de ma table. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et minuit ; je fus charmant, et si vous saviez avec qui ! quelles physionomies ! quelles gens ! quels discours ! quelle joie ! On tremblait un peu sur la manière dont j’en userais. On rendait plus de justice à mon goût qu’à mes égards et à ma complaisance : ce n’est pas qu’on eût bon nombre de preuves de l’un et de l’autre…

Elles arrivent quand elles peuvent ces lettres, et mes réponses aussi. Mais laissons là les contre-temps auxquels vous ne pouvez remédier, et jugez seulement de mon exactitude par la vôtre… Vous avez bien fait de vous promener. C’est cette promenade dans les champs qui secoue tout le corps, qui est saine, et non ces allées et ces venues du Palais-Royal, qui fatiguent sans exercer…

Que je vous voie encore tuer quelqu’un sans savoir jusqu’où l’on est coupable, quel rapport il y a entre la faute et le châtiment, et ce que le coupable deviendra dans la suite ! Si ce morceau Sur les probabilités n’est pas envoyé à la reine de Suède, au prince Ferdinand, au roi de Prusse, car ce sont là les correspondants de mon ami[2], vous le verrez quand il en sera temps ; Uranie lira ce qui concerne l’inoculation. Vous aurez aussi vos chansons écossaises ; j’en ai le recueil en entier. Celles qu’on a traduites sont belles ; celles que l’on a laissées ne le sont guère moins ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que presque toutes sont des chants d’amour et funèbres. La première fois, je vous traduirai la première intitulée : Shylvie et Vinivela. Ce qui me confond, c’est le goût qui règne là, avec une simplicité, une force et un pathétique incroyables. Un guerrier partant pour la guerre dit à celle qu’il aime : « Mon amie, donnez-moi le casque de votre père. » L’amie répond : « Voilà son épée, sa cuirasse, son casque. Ah ! mon ami, mon père était couvert de ces armes lorsqu’il perdit la vie… »

J’irai jeudi dîner avec mes petits Allemands ; ils sont charmants. Je n’ai rien à faire à la tragédie qu’ils m’ont traduite ; elle vous plaira comme elle est, j’en suis sûr, et vous l’aurez incessamment.

Non, chère amie, vous avez beau dire, je ne saurais me méfier de personne jusqu’à un certain point. Je suis trop honteux quand ma méfiance se trouve mal placée. Le Breton en usera bien avec moi ; cela me suffit. J’ai seulement l’attention de tourner mes quittances de manière à ce qu’on n’en puisse abuser dans aucune circonstance.

Oui, Uranie a bien de l’amitié, bien de l’estime pour moi ; cependant elle n’a pas daigné ajouter une fleurette à votre bouquet.

Eh bien ! ne revoilà-t-il pas que ces maudites occupations qui nous ont indisposés recommencent.

M. Bertin n’est pas racommodé ; il ne se racommodera pas. Les amis y mettent bon ordre.

Ma bibliothèque ajoutera sept ou huit cents livres de rente foncière à mon revenu. Qu’on me la laisse, ou qu’on l’enlève à l’instant, peu m’importe.

Bon, il y a plus d’un an et demi que nous sommes excommuniés. C’est l’édition qu’on a faite à Lucques de notre ouvrage qui nous a attiré une bulle, et c’est la haine qu’on nous porte qui a réveillé cet événement, à présent que l’on sait que tout est fini, et que nous paraîtrons malgré vent et marée.

Vraiment oui, elle dit tout cela devant son mari[3]. Elle a cinquante ans passés, et elle se regarde comme hors de page, et ses propos comme sans conséquence.

M. de Lauraguais est de retour de Genève. Il a passé huit jours auprès de Voltaire. « Nous avons bien fait, dit-il, de nous séparer ; deux grands poètes ne peuvent se souffrir plus longtemps. » Ce n’est pas cela, c’est la bonne foi qu’il y met qui fait rire. Il a fait deux amphigouris et un coq-à-l’âne satirique sur la désertion de Mme Arnould. Quand cela sera imprimé, il n’y paraîtra plus. Quant à présent, il faut lui rendre la justice qu’il en paraît désespéré. Si ce n’est que sa vanité qui souffre, il en a beaucoup, et de la bien sensible.

Nous avons eu un petit moment de froid, Grimm, Damilaville et moi ; ils allaient au spectacle, et mes affaires m’appelaient ailleurs. Ils boudaient, lorsque nous nous sommes séparés.

Bonjour, ma tendre amie ; portez-vous bien ; aimez-moi comme vous êtes aimée.

Voici aussi une question. Un fripon décrété va consulter un avocat, s’il peut se constituer prisonnier en sûreté ; l’avocat examine son affaire, et lui dit que oui, qu’il l’en tirera. Point du tout : le prisonnier risque d’être pendu. Au milieu de son péril, il envoie chercher son avocat, et lui dit : « Mais, monsieur, on dit que je serai pendu. — Je le savais, lui répond froidement l’avocat, c’est ce que vous méritez. » Cet avocat a-t-il bien ou mal fait ? Il y a là de quoi disputer trois jours et trois nuits sans cesser. Je vous embrasse mille fois, mille fois.



  1. Marquis de Pombal, premier ministre de Jean VI.
  2. Grimm.
  3. Mme Le Breton.