Lettres à un ami sur l’office divin de l’Église catholique orthodoxe d’Orient/II/Lettre sixième

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Lettres à un ami sur l’office divin de l’Église catholique orthodoxe d’Orient (Письма о Богослуженіи Восточной Каѳолической Церкви)
Traduction par le Prince Nicolas Galitzin.
Imprimerie française (p. 127-150).


LETTRE SIXIÈME.


Mais voici le Vendredi saint, jour auquel se rattachent tous les souvenirs des souffrances de Notre-Seigneur, et qui semble être placé au milieu de cette solennelle semaine comme une haute et majestueuse croix dont l’ambre est projetée sur le sépulcre du Christ, dans la journée du samedi. Oh ! combien ce jour est rempli de l’ignominie et de la gloire de la croix ! Chacune de ses heures rappelle les souffrances que l’Homme-Dieu a endurées pour notre rédemption : l’écho de ses douleurs retentit dans chacun des cantiques spirituels, des prophéties, et des évangiles consacrés à ce grand jour.

L’office de matines, à lui seul, contient le récit de toutes les souffrances de Notre-Seigneur, divisé, par ordre historique, en douze évangiles. Tous les événements du vendredi y apparaissent en succession Chronologique, dans des fragments choisis des quatre évangélistes, à commencer par les touchants adieux de Jésus-Christ à ses disciples après la sainte Cène, et, par sa dernière prière recueillie par saint Jean : « maintenant le Fils de l’homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui », et en terminant par le dernier acte de perversité des pharisiens envers le corps du Sauveur, que saint Matthieu nous fait connaître en ces termes : « ils s’en allèrent donc au sépulcre, et pour s’en assurer, ils en scellèrent la pierre et y mirent des gardes. » Ce récit de la passion de Notre-Seigneur est de nouveau reproduit aux heures dites royales, office expressément composé pour ce jour de psaumes qui se rapportent aux souffrances du Christ, avec la seule différence que la lecture des Évangiles soit un autre ordre et se résume cette fois dans quatre lectures d’Évangile. Aux matines, les événements de la passion étaient rapportés dans leur ordre successif, tandis qu’aux heures royales, ce sont les quatre évangélistes qui viennent l’un après l’autre témoigner des mêmes faits, bien qu’en d’autres termes, ce qui donne à leur témoignage un caractère incontestable de vérité, car ils sont tous d’accord sur les faits, et ne diffèrent que dans les expressions : ce qui prouve aussi qu’ils ne se sont pas concertés, et qu’ils n’ont écrit que ce qu’ils pouvaient affirmer avec certitude. Enfin à l’office du soir, où les prières et les cérémonies représentent exclusivement le crucifiement et la sépulture du Seigneur, l’histoire de la passion se résume en une seule lecture composée du récit de trois évangélistes, où les événements se succèdent sans interruption.

Tels sont les sages règlements pour la lecture des évangiles de la passion ; le même esprit préside au choix des épîtres, des chapitres de l’Ancien Testament, des antiennes, et des versets qui font partie de l’office de matines et de vêpres. Le vendredi saint il n’y a point de messe : l’Église témoigne ainsi sa douleur et ses larmes ; dans sa sagesse profonde, elle a pensé que l’holocauste consommé le vendredi sur le Calvaire, étant unique de sa nature, la sainte victime absorbait en elle tous les sacrifices de tous les autels.

Quinze antiennes d’un sens très-élevé sont chantées entre les six premiers évangiles de l’office de matines ; elles sont extraites en partie des psaumes et des prophéties et en partie des trésors de piété que nous ont légués les poëtes de l’Église ; l’âme est ébranlée par leurs versets attendrissants.

« Offrons nos sentiments dans toute leur pureté à Jésus-Christ et à titre d’amis faisons-lui le sacrifice de nos âmes ; ne nous laissons pas entraîner par des préoccupations mondaines, comme Judas, mais écrions-nous dans notre for intérieur : notre Père qui êtes aux cieux, délivrez-nous du mal. »

Cette antienne justifie complétement sa dénomination, car elle oppose le calme du chrétien à la fureur des Juifs, exprimée dans son premier verset par ces paroles du prophète :

« Les princes du peuple se sont conjurés contre le Seigneur et contre son Christ. »

Les autres antiennes renferment aussi des prédictions de l’Ancien Testament sur le Christ :

« Ils ont fixé à trente deniers le prix de celui, qui avait été mis à prix, et dont le marché avait été conclu avec les fils d’Israël. »

« Ils m’ont donné à manger du fiel, et ils ont étanché ma soif avec du vinaigre. »

« Ils ont partagé entre eux mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort. »

Au milieu de prophéties si claires et accomplies d’une manière si frappante pendant cet auguste vendredi, quelques autres antiennes encore expriment l’admirable contraste entre la divinité et l’humanité souffrante qui se rencontre en la personne de Jésus-Christ :

« Il est aujourd’hui suspendu à l’arbre, celui qui a suspendu la terre sur les eaux, le roi des anges est couronné d’une couronne d’épines, celui qui a pour vêtement les nuages du ciel est revêtu d’un faux manteau de pourpre, celui qui a délivré Adam par les eaux du Jourdain, est frappé au visage !… Nous nous prosternons devant vos souffrances, Seigneur Jésus-Christ ; daignez nous faire voir aussi votre glorieuse résurrection. »

Et voilà les paroles que, du haut de la croix, le Crucifié adresse aux crucificateurs :

« Ô mon peuple, que vous ai-je fait, comment ai-je pu vous offenser ? J’ai rendu la lumière à vos aveugles, j’ai purifié vos lépreux, j’ai fait marcher le paralytique. Ô mon peuple ! que vous ai-je fait, et comment m’avez-vous récompensé ? — Pour la manne — vous m’avez donné du fiel ; pour l’eau — du vinaigre ; au lieu de l’amour que vous me devez, vous m’avez cloué à la croix ! Mais je ne souffre plus ; j’appellerai à moi mes gentils : ceux-là me glorifieront avec le Père et l’Esprit, et je leur ferai don de la vie éternelle. »

Le troupeau apostolique s’élève aussi contre les magistrats juifs :

« Voici le temple que vous avez démoli, voici l’Agneau, que vous avez crucifié et livré au sépulcre, mais il est ressuscité par sa propre puissance. Ne vous abusez pas, Juifs : c’est bien celui-là même, qui vous a sauvés des flots de la mer Rouge, c’est lui qui vous a nourris dans le désert ; il est la vie, la lumière et la paix du monde. »

Et par opposition à leur incrédulité :

« Le larron n’a laissé échapper qu’un faible son de voix sur la croix et déjà il a acquis une solide foi ; en un instant il a été sauvé, et le premier, il est entré dans les portes ouvertes du paradis. Gloire à vous, Seigneur, qui avez accepté son repentir ! »

Des troparions non moins touchants sont chantés à l’office des heures : ils précèdent la lecture des prophéties de Sophonie, Jérémie et Isaïe. Chaque évangile est précédé d’une épître de saint Paul. Cet apôtre qui porte les plaies de notre Seigneur Jésus-Christ, annonce la gloire de la croix ; il ne se glorifie qu’en elle seule, et nous déroule toute l’étendue de l’amour de Dieu qui a livré pour nous son Christ aux souffrances et l’a établi comme premier pontife pour la purification de nos péchés.

« Si celui qui a violé la loi de Moïse en présence de deux ou trois témoins, » dit St. Paul, — « est puni de mort sans pitié ; combien donc, croyez-vous, que celui-là sera jugé digne d’un plus grand supplice, qui aura foulé aux pieds le fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l’alliance, par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l’Esprit de grâce ? — C’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant. »

L’oreille et le cœur sont encore pleins de ces profondes impressions, quand toutes les déchirantes circonstances de la mort douloureuse du Seigneur sont de nouveau représentées au grand office de vêpres, à l’heure où ce sacrifice a été consommé, car chez les Hébreux, comme de nos jours encore dans l’Orient, les heures de la journée se comptaient à partir du lever du soleil ; c’est pourquoi la sixième heure, celle du crucifiement, correspond à midi, et la neuvième heure, celle de la mort du Sauveur, devient la troisième, de sorte que nous nous préparons à ensevelir le corps divin à la même heure que jadis Joseph d’Arimathée ; avant cet instant nous nous y préparons par quelques chants mystiques et des lectures de la Bible.

« Toute la création est bouleversée d’épouvante, ô Jésus, en vous voyant suspendu à la croix ! Le soleil s’est obscurci, la terre a été ébranlée jusque dans ses fondements ; tout compatissait à celui qui a tout créé. Gloire à vous, Seigneur, qui avez bien voulu souffrir par amour pour nous ! » Ainsi parle une antienne ; une autre lui répond :

« Un mystère effrayant et glorieux se manifeste en ce jour : il a été touché, celui qui nul ne peut saisir ; il a été lié, celui qui a délié Adam de la malédiction ; il a été injustement éprouvé, celui qui éprouve les cœurs et les entrailles ; il a été enfermé dans une prison, celui qui a fermé l’abîme ; il a paru devant Pilate, celui devant qui les puissances célestes ne paraissent qu’avec effroi : le Créateur a été frappé par une main créée ; il a été condamné an supplice de la croix, celui qui est le juge des vivants et des morts ; il est descendu dans le sépulcre, celui qui a détruit l’enfer ! Ô Seigneur infiniment clément, qui supportez tout avec miséricorde et qui nous sauvez tous de la malédiction, gloire vous soit rendue ! »

Pendant la lecture des livres de la Bible, les prophètes Moïse et Isaïe se présentent comme dans une lutte spirituelle, s’opposant mutuellement, l’un la gloire inénarrable, l’autre l’humiliation indicible du Seigneur ; mais ces grandes antithèses ne sont que supposées : elles se confondent dans l’incommensurabilité de l’essence infinie de Dieu ; pour l’esprit borné de l’homme, l’état d’humiliation et l’état de gloire du Seigneur lui sont également inappréciables. On ne peut se livrer à cette contemplation que de loin et dans le silence d’un saint effroi, car Moïse, le plus hardi de tous ceux qui ont fait usage de la prière, ayant audacieusement supplié Dieu de lui montrer sa gloire, a dû cacher sa face au milieu des rochers du mont Sinaï, parce qu’il n’osait envisager la splendeur de l’Éternel. Et le tendre Isaïe, huit siècles avant l’incarnation du Sauveur, avait employé toutes les forces de l’esprit à pouvoir endurer la vue de Dieu, qui avait pourtant affaibli l’éclat de sa lumière insupportable au genre humain, s’amoindrissant aux proportions de la forme de l’homme : cependant, au milieu de ses lamentations sur les souffrances du Juste pour les péchés du monde, saisi de terreur, il s’écrie : « qui racontera sa génération ? » Voici cette prophétie sublime : « Ainsi dit le Seigneur : mon serviteur sera rempli d’intelligence, grand et élevé en gloire ; ainsi que plusieurs ont été étonnés à ta vue, ton visage sera sans éclat ; ta figure méprisée parmi les enfants des hommes. Mais il purifiera la multitude des nations ; devant lui les rois garderont le silence, car ceux à qui il n’a point été annoncé, le verront ; ils contempleront celui dont ils n’avaient pas entendu parler. Seigneur ! qui croira à notre parole ? pour qui le bras du Seigneur s’est-il révélé ? Il s’élèvera devant Dieu comme un arbrisseau, comme un rejeton qui sort d’une terre aride : il n’a ni éclat ni beauté, et nous l’avons vu et il était méconnaissable et nous l’avons désiré : méprisé, le dernier des hommes, homme de douleurs, il est familiarisé avec la misère ; son visage était obscurci par les opprobres et par l’ignominie, et nous l’avons compté pour rien. Il a vraiment porté lui-même nos infirmités, il s’est chargé de nos douleurs : oui, nous l’avons vu comme un lépreux, frappé de Dieu et humilié. Il a été blessé lui-même à cause de nos iniquités, il a été brisé pour nos crimes : le châtiment qui doit nous procurer la paix s’est appesanti sur lui ; nous avons été guéris par ses meurtrissures. Nous nous sommes tous égarés comme des brebis : chacun de nous suivait sa voie, et le Seigneur a fait tomber sur lui l’iniquité de nous tous. Au milieu des outrages il n’a pas ouvert la bouche : il sera conduit à la mort comme un agneau, il sera muet comme une brebis devant celui qui la tond : il est mort au milieu des humiliations, condamné par un jugement. Qui racontera sa génération ? »

L’apôtre saint Paul, dans son épître, tranche cette mystique alternative des deux prophètes ; il réconcilie entre elles la gloire et l’abjection du Seigneur par la parole de la croix :

« Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, c.-à.-d. pour nous, c’est la vertu de Dieu. C’est pourquoi il est écrit : je détruirai la sagesse des sages et je rejetterai la science des savants. Que sont devenus les sages ? que sont devenus les docteurs de la loi ? que sont devenus les esprits curieux des sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? En effet, Dieu voyant que le monde avec sa sagesse ne l’avait point connu dans la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient. Car les Juifs demandent des miracles et les gentils cherchent la sagesse. Or, nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs et une folie pour les gentils, mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sons appelés, soit Juifs soit gentils. Car ce qui paraît en Dieu une folie, est plus sage que les hommes, et ce que paraît en Dieu une faiblesse, est plus fort que les hommes. »

Pendant le temps employé à la lecture édifiante de ces divers livres sacrés de l’Écriture, les heures mêmes de la passion de Notre-Seigneur se sont écoulées, et nous voilà arrivés à la neuvième, à l’heure de sa sépulture. Alors l’évêque représentant Joseph d’Arimathée, entouré de son cortége, commence par répandre sur l’autel les parfums de l’encensoir, en mémoire des aromates dont ce juste embauma le corps divin, quand il lui donna la sépulture : après quoi, l’évêque enlève de dessus l’autel le linceul sur lequel est représenté le Sauveur couché dans un tombeau, et, le posant sur sa tête, il passe de l’église d’hiver dans celle d’été ; alors ce dernier temple se transforme en saint sépulcre jusqu’au jour de Pâques ; les fidèles font procession à la suite du cortége, comme jadis les pieuses femmes, qui, voulant voir où l’on déposerait le Seigneur, se mirent à la suite de Joseph, et pendant cette procession mystique les chœurs font entendre le chant mortuaire suivant :

« Vous qui êtes revêtu de la lumière comme d’une robe, vous avez été détaché de l’arbre par Joseph aidé de Nicodème, qui vous voyant trépassé, dépouillé, sans sépulture, a poussé des gémissements et des sanglots de compassion, en s’écriant : Hélas ! ô mon doux Jésus, en vous voyant étendu sur la croix, le soleil, tout récemment encore, se couvrit de ténèbres, la terre s’ébranla d’épouvante, et le voile du temple fut déchiré ! C’est donc vous que je vois maintenant subissant la mort à cause de nous ! Comment vous ensevelirai-je, ô mon Dieu, de quel linceul vous envelopperai-je ? de quelles mains toucherai-je votre incorruptible corps, et quels chants funèbres entonnerai-je pour vous, ô très-bienfaisant Seigneur ? Je magnifierai vos souffrances, et j’entonnerai le chant de sépulture et de résurrection, en m’écriant : Seigneur, gloire à vous ! »


Tout l’office du matin, cet office exceptionnel du samedi saint, digne avant-coureur de Pâques, est rempli d’une attente mystique. Le Christ est dans son tombeau au milieu de l’église ; les ministres de Dieu, vêtus de noir, l’entourent : mais les portes du sanctuaire restent ouvertes comme pour recevoir le mort divin ; le chant funèbre est constamment interrompu par des hymnes de résurrection, tandis que les cierges allumés dans les mains de tous les assistants, répandent dans l’intérieur du temple une lumière, qui est comme l’aurore de l’immatérielle lumière qui demain jaillira du sépulcre.

Au commencement de l’office, après la lecture des six psaumes d’usage, ce mélange de gémissements et de réjouissances est représenté par les versets qui suivent :

« Le vénérable Joseph, après avoir descendu de l’arbre votre sacré corps, l’enveloppa d’un blanc linceul et l’ensevelit, avec des aromates, dans un sépulcre tout neuf. » — « Quand vous descendîtes dans la région des morts, ô vie impérissable, vous avez, par l’éclat de votre divinité, terrassé l’enfer et quand vous rendîtes à la vie les morts qui étaient dans les entrailles de la terre, toutes les paissances célestes se sont écriées : Dispensateur de la vie, gloire vous soit rendue ! »

« Un ange apparut aux femmes qui portaient les parfums et se tenaient près du sépulcre, en leur disant : les parfums conviennent aux morts ; mais le Christ est étranger à la corruption. »

Autour de la tombe divine commence un chant entremêlé de psaumes et d’actions de louanges tirées du Nouveau Testament ; d’abord les deux chœurs les chantent ensemble, puis un lecteur ou chantre répond par un verset de louanges à chaque verset du psaume ; c’est ainsi que se déroule alternativement la 17-e section du psautier (le psaume 118) qui, comme un riche tissu, a été posé par l’ancêtre David sur le lit de repos de son divin Fils.

« Heureux les hommes irréprochables dans leurs voies, qui suivent la loi du Seigneur ! »

« Ô Christ, qui êtes la vie, vous avez été mis dans le tombeau, et les légions d’anges ont été saisies d’épouvante, en voyant votre longanimité. »

Et de nouveau le prophète-roi : « Heureux ceux qui étudient ses commandements, et le recherchent de tout leur cœur ! »

Quelquefois ces cantiques de diverses époques, dissemblables entre eux par la diversité des sujets, coulent l’un à côté de l’autre, quelquefois aussi ils se fondent admirablement ensemble, et l’Église, à la distance de plusieurs siècles, semble répondre à l’incertitude du prophète :

« Je méditerai vos paroles pour chercher à comprendre vos voies, » dit David, et ces voies lui sont expliquées :

« Le véritable Roi du ciel et de la terre qui a voulu être renfermé dans un étroit sépulcre, a été connu de toute créature. »

À la fin des psaumes on chante l’hymne habituel du dimanche, qui parle de la joie des anges et du trouble des saintes femmes :

« Béni soit le Seigneur, enseignez-moi les voies de votre justice ! » Le cantique du samedi exprime aussi ce sentiment élevé de trouble répandu dans le ciel et sur la terre :

« Ô mon Sauveur ! les puissances célestes et souterraines, pensant à vous, qui occupez votre trône d’en haut et gisez ici-bas dans un sépulcre, ont été dans l’incertitude au sujet de votre mort volontaire : car de vous voir mort même en apparence passe toute conception. Seigneur, auteur de la vie. »

« Ciel, tremblez d’épouvante ! terre, ébranlez-vous dans vos fondements ! voilà que celui qui habite les cieux est confondu avec les morts, et un étroit tombeau l’a reçu comme s’il était un étranger. » Au neuvième chant, le Fils de Dieu du fond de son sépulcre adresse de touchantes consolations à sa mère, qui le contemplait attaché à la croix : « Ne pleurez point, ma mère, en voyant dans le cercueil celui que vous avez conçu sans semence dans votre sein : je surgirai et je serai glorifié et Dieu ; moi-même je ne cesserai comme tel d’élever en gloire ceux qui vous honoreront avec foi et amour. »

Ces paroles nous font descendre des hautes contemplations de la divinité inaccessible du Christ : la douce et intelligible contemplation des sentiments de son humanité ; ce verset est aussi chanté pendant la messe, en remplacement du cantique habituel à l’honneur de la sainte Vierge. Après le Gloria, la procession solennelle avec la tombe divine se renouvelle aux accents du trisagion ; quoique cette cérémonie ne semble être que la répétition de celle qui a eu lieu à vêpres, pour que les prêtres qui ont desservi l’office de la veille avec l’évêque puissent le célébrer eux-mêmes dans leurs paroisses respectives, cependant la signification mystique de la procession du matin n’est pas la même. La veille, à l’exemple de Joseph d’Arimathée, nous descendions le corps divin dans la tombe. Aujourd’hui, la procession solennelle avec le cercueil divin précédé des bannières et des étendards sacrés, signifie que même pendant le repos que le Seigneur a pris sur terre, il n’a point cessé d’agir en vainqueur, car, en détruisant l’enfer, il a préservé l’Église de ses atteintes.

Après que la tombe mortuaire a été rapportée dans l’église, les desservants, avant de la déposer à sa place, l’introduisent dans le sanctuaire par la porte royale, et font la procession autour de l’autel ; cette cérémonie a un sens mystique, qui signifie que le Seigneur, immolé pour nous, ne s’est jamais séparé, par sa divinité, du trône de gloire du Père.

La procession finie, sur ce même sépulcre qui va bientôt être vide, le prophète Ézéchiel, témoin de la future résurrection des morts, fait entendre ces paroles :

« La main du Seigneur fut sur moi et le Seigneur m’emporta en esprit, et il me déposa au milieu d’un champ, et ce champ était plein d’ossements ; et il me conduisit autour de ces os : et ils étaient en grand nombre sur le sol de ce champ et très-secs. Et l’Esprit me dit : Fils de l’homme, ces os revivront-ils ? et je m’écriais : Seigneur, vous le savez ; et de nouveau la même voix dit : Fils de l’homme, prophétise sur cet os, et dis leur : Os arides, écoutez la parole du Seigneur. Voici ce que dit le Seigneur Adonaï à ces os : Je soufflerai en vous l’esprit, et vous vivrez ; je vous donnerai des nerfs, je vous recouvrerai de chairs, j’étendrai la peau sur vous, et je vous donnerai l’esprit, et vous vivrez : et vous saurez que je suis le Seigneur. Et je prophétisai comme il m’avait ordonné. Pendant que je prophétisais, il se fit un bruit et la terre s’ébranla, les os se rapprochèrent, os contre os, chacun à sa jointure. Je regardai et je vis les nerfs et les chairs qui recouvraient ces os, et la peau qui s’étendait sur les os, mais l’esprit n’était pas en eux. Et une voix me dit : Prophétise à l’esprit, prophétise, fils de l’homme, et tu diras à l’esprit : Voici ce que dit le Seigneur Adonaï : viens, esprit des quatre vents, et souffle sur ces morts, et qu’ils revivent ! Et je prophétisai comme me l’avait ordonné le Seigneur, et l’esprit de vie entra aussitôt en eux, et ils redevinrent vivants et se levèrent sur pieds ; la réunion était grande et nombreuse. »

Puis l’apôtre saint Paul, qui se retrouve partout où il est question des plaies de Notre-Seigneur, nous conjure de nous purifier de l’ancien levain de la malice et de la corruption et de célébrer la fête avec les azymes de la sincérité et de la vérité pour recevoir avec foi le Saint-Esprit promis.

Au milieu de cette joyeuse attente, l’évangéliste saint Matthieu fait encore le récit de la dernière perversité des Juifs, qui pensèrent par des scellés et des gardes pouvoir retenir dans le tombeau le Fils de Dieu ; il nous amène naturellement à faire la réflexion, que bien souvent l’esprit borné de l’homme, ne pouvant embrasser l’étendue des desseins providentiels de Dieu et ne voulant pas s’y soumettre, s’efforce de repousser ce qu’il ne peut comprendre. Ensuite, pour terminer l’office de matines, l’Église béatifie dans ses chants celui qui donna la sépulture au Christ :

« Venez, béatifions Joseph, d’immortelle mémoire, pour être venu la nuit chez Pilate et avoir demandé qu’il lui livrât celui qui est la vie de tous : donnez-moi cet étranger, qui n’a pas où poser sa tête ; donnez-moi cet étranger que son méchant disciple a livré à la mort ; donnez-moi cet étranger, dont la mère, en le voyant suspendu à la croix, s’est écriée toute en larmes : Hélas, hélas, ô mon enfant ! Hélas ! ce que Siméon a prophétisé dans le temple s’accomplit aujourd’hui : votre cœur sera transpercé d’un glaive. Mais transformez nos sanglots en transports d’allégresse par votre résurrection. »

À mesure que le mystère de la passion de Jésus-Christ se consomme, l’office divin devient de plus en plus solennel, et l’Église, qui au jour où la victime fut immolée, s’est privée de la communion du corps sacré, s’approche de nouveau de ce divin et consolant sacrement à la messe du samedi saint.

La messe de Basile le Grand, réunie à l’office de vêpres, doit, selon la règle, être dite assez tard pour qu’elle ne soit terminée qu’une heure environ après le coucher du soleil, comme pour franchir la limite qui sépare ce jour du jour d’allégresse. Selon l’usage de l’Église, l’office de vêpres qui se dit la veille d’un jour férié, appartient à la fête qui suit et non au jour qui tire à sa fin ; c’est pourquoi le service divin du samedi saint, par les versets et le choix des lectures, exprime en partie les événements de samedi, et en partie la résurrection même. L’Église habituée de tout temps à unir ensemble la commémoration de la victime immolée avec celle de sa résurrection, ne pouvait, ce semble, non plus que le tombeau lui-même, renfermer plus d’un seul jour la dépouille mortelle du Christ, ni écarter les consolations spirituelles, qui portent la fraîcheur dans l’âme. Les cantiques du soir invitent déjà à venir saluer celui qui s’apprête à surgir du tombeau et ils proclament la victoire sur l’enfer :

« Accourez, peuples, vers Sion, pressez-le dans vos bras, et glorifiez celui qui a ressuscité d’entre les morts, car celui-là est notre Dieu, qui nous délivre de nos iniquités. »

« En ce jour l’enfer consterné s’est écrié : qu’il eût été bon pour moi de ne pas recevoir celui qui est né de Marie ; car il a marché sur moi, il a détruit ma puissance, il a brisé mes portes d’airain ; comme un Dieu, il a ressuscité les âmes, que je tenais en captivité. »

La race humaine célèbre aussi dans ses chants « la gloire universelle qui a fleuri parmi les hommes, celle qui a engendré le Seigneur, la Vierge Marie, porte du ciel, hymne et ornement des fidèles : car elle a apparu comme le ciel et le temple de la Divinité, brisant la barrière ennemie, elle a rétabli la paix et ouvert l’entrée au Royaume ; avec elle pour fondement de la foi, nous avons pour soutien celui qui est né d’elle, le Seigneur. Ainsi, marchez hardiment, peuple de Dieu ; car son Fils tout-puissant terrassera vos ennemis. »

Immédiatement après ces cantiques, on lit quinze chapitres de la Bible, figurant la résurrection future et la gloire de l’Église. L’histoire de la création dans le livre de la Genèse est placée en tête de cette suite de magnifiques récits, afin qu’en tremblant, nous reconnaissions dans la divine dépouille mortelle, que nous avons sous les yeux, le Créateur de l’univers, qui seul a eu le pouvoir, par sa force créatrice, de renouveler en nous son image effacée.

Ensuite Isaïe célèbre la réintégration de l’humanité sous l’ombre des ailes de l’Église :

« Resplendis, resplendis, Jérusalem ; car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi. Les ténèbres enveloppent la terre, la nuit environne les peuples, et voilà que le Seigneur se lève pour toi et sa gloire se reposera sur toi. Alors, les nations marcheront à ta lumière et les rois à l’éclat de ta splendeur. Promène tes regards autour de toi, et vois : tous ces peuples s’avancent vers toi ; tes fils viendront de loin, tes filles s’élèveront à tes côtés. Qui sont ceux-ci qui volent comme des nuées et comme des colombes empressées de retourner à leur asile ? ils sont accourus pour le saint nom du Seigneur et pour être glorifiés dans le saint d’Israël. » Le mystique agneau pascal, donné au peuple juif en mémoire de leur délivrance d’Égypte, est présenté ici comme une figure du véritable Agneau de Dieu ; la sépulture de trois jours est figurée d’avance par Jonas qui a été envoyé prêcher la pénitence aux Niniviens, et a séjourné trois jours dans le ventre d’une baleine ; pour désigner directement qu’il est ici question de Jésus, le récit, qui suit immédiatement, se rapporte à un autre Jésus, fils de Nun, qui conduisit Israël à travers le Jourdain dans la terre promise.

Le majestueux tableau du passage de la mer Rouge, au milieu de laquelle, selon les paroles de saint Paul, tout le peuple d’Israël fut baptisé en Moïse, comme nous le sommes en Jésus-Christ (car Moïse était sa figure), ce tableau, dis-je, termine la première partie de la lecture des livres de l’Ancien Testament, et les deux chœurs, à l’exemple de Marie et des vierges d’Israël, entonnent alternativement : « Chantons le Seigneur, parce qu’il a fait éclater sa gloire, » et le lecteur répète chacun des versets de ce cantique inspiré.

« Il a précipité dans la mer le chevalier, chantons le Seigneur. — Le Seigneur est ma force et ma louange, il est mon Dieu et je le glorifierai, le Dieu de mon père et je l’exalterai, chantons le Seigneur. — Le Seigneur est le roi de la guerre, Jéhova est son nom, chantons le Seigneur ». Dans les lectures bibliques qui succèdent, les figures du sacrifice et de la résurrection du Seigneur sont unies aux prophéties, qui annoncent la vocation des gentils. Abraham s’apprête à offrir en sacrifice son fils unique, Isaac, qui, par anticipation, figure le fils unique de Dieu, sacrifié pour le salut du monde, et les deux plus grands prophètes par leur miracles, Élie et Élisée, ont chacun ressuscité des enfants, préparant par ces deux exemples la race humaine à la résurrection du Christ. Tandis que ces deux prophètes prêchent par des miracles, les prophètes Sophonie, Jérémie et Isaïe agissent par la parole. Tous les trois, ils voient la gloire à venir de l’Église et la multitude des gentils qui en feront part ; Jérémie promet une nouvelle loi au peuple de Dieu, loi qui sera écrite dans la pensée et dans le cœur ; Isaïe promet à ce peuple un nom nouveau que lui donnera le Seigneur, avec l’empire de l’univers, et un pasteur aux brebis de Dieu, pour leur communiquer l’Esprit saint. Il se sert de paroles que Jésus-Christ lui-même a citées au jour de son avénement :

« L’esprit du Seigneur s’est reposé sur moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction, il m’a envoyé pour prêcher l’Évangile aux pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour annoncer aux captifs leur délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour mettre en liberté ceux qui sont meurtris par leurs fers, pour publier l’année favorable du Seigneur et le jour du salut. »

Le récit fait par Daniel du salut miraculeux des trois enfants dans la fournaise, qui chantent au milieu des flammes le Dieu de leurs pères, vient terminer cette série de lectures bibliques, et les deux chœurs répondent au lecteur à chaque verset qu’il prononce de leur cantique Chantez le Seigneur, et exaltez son nom dans les siècles : « Soyez béni, Seigneur Dieu de nos pères, et que votre nom soit loué et glorifié dans tous les siècles des siècles ! »

Ensuite, l’apôtre saint Paul continue ses admirables exhortations, et recommande à ceux qui ont été ensevelis avec le Christ dans les eaux du baptême et, ont ressuscité avec lui, de marcher dans la voie d’une vie régénérée, de mourir au péché et de vivre pour Dieu en Jésus-Christ. Et l’Église, à cause de la solennité du baptême qui s’administre aux payens ce jour-là et le samedi de Lazare, remplace le chant trinitaire par le suivant :

« Vous qui vous faites baptiser en Jésus-Christ, revêtez-vous aussi de Jésus-Christ, alleluia ! »

La lecture de l’épître termine la cérémonie funèbre du samedi et l’aurore de la résurrection commence déjà à poindre. De même qu’on voit dans la nature les rayons du soleil, qui n’a pas encore paru, éclairer d’abord la cime des montagnes, ainsi le soleil de vérité, qui va bientôt surgir, projeté d’avance son aube matinale sur l’Église ; son premier reflet paraît sur son lieu le plus élevé, l’autel : ce mystique jour, comme l’huile précieuse, qui, d’après l’expression du Psalmiste, découle sur la barbe d’Aaron et se répand sur ses vêtements, pénètre avant tout sur la robe sacerdotale de l’évêque, qui, plus que les autres, a l’intelligence des mystères, et puis, sur les prêtres et diacres qui tous échangent soudain leurs vêtements noirs contre des vêtements blancs ; ce changement a lieu aussi pour l’étoffe qui recouvre l’autel et le victimaire et s’étend jusqu’aux chœurs des chantres : quatre sous-diacres en robes éclatantes viennent relayer les hommes vêtus de noir qui étaient préposés à la garde du sépulcre, figurant ainsi les anges qui attendent l’apparition des saintes femmes. Trois enfants chantent en même temps devant la tombe divine avec un accent touchant : « Ressuscitez, Seigneur, jugez la terre, car vous hériterez de toutes les nations. »

Lorsque, immédiatement après, le diacre vient faire entendre l’Évangile de la résurrection, tout est si éclatant d’allégresse dans l’église, qu’on dirait que le Ressuscité se trouve déjà au milieu de nous, disant : que la paix soit avec vous ; tellement tout a changé de face et la gloire céleste s’est reflétée sur la terre.

L’évangéliste saint Matthieu annonce par la bouche du diacre que les saintes femmes, portant des aromates, se sont présentées au sépulcre qu’elles trouvèrent vide ; qu’elles y furent reçues par des anges et par Jésus-Christ lui-même ; il ne dissimule pas non plus la perfidie des pharisiens qui ont soudoyé les soldats pour qu’ils fassent courir le bruit de l’enlèvement du corps ; finalement il nous fait suivre en esprit les disciples en Galilée pour saluer Jésus-Christ sur la montagne, et nous entendons les dernières paroles du Seigneur, qu’il prononça avant son ascension :

« Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc, instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer toutes les choses que je vous ai commandées. Et voilà que je serai toujours avec vous jusqu’à la consommation des siècles. »

La messe continue à être célébrée selon le rit de saint Basile. Pénétrés d’un saint effroi après un si sublime spectacle, qui passe les bornes de l’intelligence humaine, nous chantons au lieu de l’hymne des chérubins :

« Que toute chair humaine se taise et soit pénétrée de crainte et d’épouvante ; que rien de terrestre ne vienne se mêler à ses pensées : car le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs vient s’immoler et s’offrir en nourriture aux fidèles ; il est précédé des légions d’anges et de toutes les puissances et principautés célestes, chérubins à mille yeux, séraphins à six ailes, qui se voilent la face en entonnant : alleluia ! »