Lettres à une autre inconnue/XXXV

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Michel Lévy frères (p. 177-181).
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XXXV


Cannes, 14 janvier 1869.


Chère Présidente,


J’ai été malade, je le suis encore, et, de plus, garde-malade ; voilà pourquoi il y a si longtemps que je ne vous ai écrit. Mademoiselle Lagden, que vous avez vue quand vous êtes venue à Cannes, est assez gravement malade et me donne beaucoup d’inquiétude. C’est une fièvre muqueuse qui dure depuis déjà plusieurs jours et me préoccupe bien tristement. Les médecins me donnent pourtant beaucoup d’espoir, mais je suis, par tempérament, je crois, porté à voir les choses en noir.

On me dit ici que madame la marquise *** est grosse. Je l’espère et le désire. Il paraît que la lune de miel se prolonge indéfiniment, car elle n’est pas encore revenue à Paris. N’y viendrez-vous pas, vous, pour le baptême ? Tous les maîtres d’hôtel de ce pays-ci sont dans la désolation ; les Anglais ont fait défaut ! La plupart des hôtels sont vides et les deux tiers des villas sont à louer. D’abord il y a eu une épidémie de petite vérole, que les cancans de nos voisins ont fort exagérée, puis on a bouleversé les rues de la ville, sous prétexte de les nettoyer et d’y faire des égouts collecteurs comme à Paris. Il en est résulté une difficulté grande pour circuler, et les aubergistes accusent le maire d’avoir éloigné les étrangers avec ses travaux intempestifs. C’est la grande maladie de ce temps-ci, de vouloir tout améliorer, tout changer. Il n’y a pas un maire que les lauriers de M. Haussmann n’empêchent de dormir, et qui ne veuille faire quelque égout collecteur. Mais le grand changement arrivé à Cannes, c’est de l’eau. Nous en avons à présent d’excellente, tandis que jadis nous ne pouvions faire du thé.

Je ne suis pas allé une seule fois à Nice. J’ai vu un instant ici notre préfet, qui m’a demandé de vos nouvelles. Mademoiselle Alison est à Nice, non mariée. Elle est à présent une riche héritière, et ce qui fait bien la critique des hommes, elle reste fille. Édouard Fould est ici, pas trop bien rétabli de sa grande maladie. J’espère cependant que notre climat lui fera du bien, et pourtant, cette année, le soleil de Cannes dément sa réputation. Nous n’avons pas de froid, mais des jours sombres et dignes de Paris. Je pense que vous êtes au milieu des neiges ; mais vous vous y trouvez comme le poisson dans l’eau. Heureuses natures septentrionales !

Adieu, Madame ; je vous souhaite une bonne année et me recommande à vos prières pour que celle-ci ne finisse pas pour moi aussi mal qu’elle commence.

Veuillez agréer les vœux et les respectueux hommages de votre secrétaire.