Lettres écrites d’Orient

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LETTRES
ÉCRITES
D’ORIENT.[1]

Marseille.

Je vais préluder à ma moisson d’Orient par une petite herborisation aux portes de la ville, à Montredon, localité fréquentée par les botanistes. Je l’ai parcourue, il y a dix-huit ans, avec le pauvre Jacquemont : j’y retrouverai des souvenirs. Avant que jeunesse fût entièrement passée, avant que fût éteint chez moi l’enthousiasme qui m’a constamment porté aux voyages, j’avais besoin d’en faire encore un : pouvais-je mieux choisir ?

Livourne.

La navigation à la vapeur est chose ravissante. Nous n’avions quitté Marseille avant-hier qu’à sept heures du soir, et ce matin, à trois heures et demie, nous avions jeté l’ancre devant Livourne. Notre société à bord se composait de l’évêque de Smyrne, de MM. de Bonald, dont l’un est évêque du Puy, tous deux de ma connaissance ancienne, d’une famille anglaise animée par une jeune femme charmante qui nous a fait de très bonne musique (car tu sais qu’il y a un piano dans le salon des dames), de plusieurs négocians de Marseille, dont l’un se rend à Calcutta, où il a une maison, et où il sera arrivé, en passant par la mer Rouge, en moins de deux mois. Une partie de notre société se sépare de nous ici : nos Anglais s’arrêtent à Livourne pour prendre le bateau de Naples ; l’évêque du Puy se rend en pèlerinage à Rome et s’arrêtera à Civita-Vecchia.

Civita-Vecchia.

Nous restons peu de temps ici, et nous serons après-demain à Malte. Le commandant, M. Dufresnil, nous fait la gracieuseté de passer par le détroit de Messine : cette route est d’environ dix lieues plus longue que celle de l’est, mais elle est infiniment plus agréable. Nous passerons vers minuit en vue des îles volcaniques de Stromboli, et de jour en vue du phare de Messine, de Catane, de l’Etna.

Il n’y a rien à voir à Civita-Vecchia, mais l’herborisation est une ressource toujours prête.

En vue de Malte.

J’espérais que nous approcherions de Stromboli pendant la nuit : ce volcan fume toujours et jette assez souvent des flammes ; mais le retard de notre marche ne nous y a fait arriver qu’au jour. En revanche, nous avons eu hier une vue admirable, et par une mer calme, de tout le détroit de Messine. Je n’essaierai pas de t’en faire une description, de te peindre ces deux côtes de Calabre et de Sicile, la première si sauvage, l’autre si gracieuse, si bien cultivée, d’un ton de végétation si chaud, et dominée par le majestueux Etna. Le front du volcan n’était plus caché par les nuages, et nous avons pu jouir à l’aise, sur le pont, après dîner, d’un spectacle que je n’oublierai jamais ; tous les passagers, même les plus indifférens, en étaient frappés. La soirée s’est terminée par un petit concert dont nos Anglaises ont fait les frais.

Je te quitte parce que nous approchons du port de Malte et qu’il faut examiner avec soin cette île célèbre. Il y a quarante-un ans, le général Bonaparte y abordait avec l’armée française victorieuse, et aujourd’hui cette belle station navale, l’une des premières peut-être du monde, est au pouvoir de l’Angleterre !

Malte.

Rien n’est plus singulier que l’aspect général de ces îles toutes pelées, et qui néanmoins comptent cent vingt mille habitans ; rien n’est plus étrange aussi que l’entrée de ce port, ou plutôt de ces cinq ports, où les flottes les plus nombreuses trouvent un excellent abri. L’escadre anglaise, commandée par l’amiral Stopford, y est mouillée ; nous avons compté cinq vaisseaux et deux frégates. Rien n’égale la magnificence de cet établissement militaire ; l’étendue des fortifications est immense, et elles sont dans le plus parfait état d’entretien. La ville est bien bâtie, toutes les maisons sont blanches, sans toit comme en Orient, et leur façade porte généralement un balcon couvert, en forme de tribune d’orgues ; les rues sont tirées au cordeau, et souvent une vue de la mer termine la perspective. Malte jouit déjà du climat de l’Afrique ; j’y ai vu, à la vérité dans une situation abritée, des bananiers en pleine terre. La population est un mélange de toutes les nations ; mais la race indigène tient de l’Arabe par sa physionomie et aussi, dit-on, par son idiome : je n’ai pu juger de ce dernier point que par les sons gutturaux inaccoutumés que j’entendais résonner autour de moi. Le monument principal de Malte est l’église de Saint-Jean, toute remplie des tombeaux des anciens chevaliers de l’ordre ; les mausolées sont d’une exécution médiocre, et remarquables seulement par les souvenirs qui s’y rattachent. Les tombes forment le pavé de la nef et des chapelles latérales ; elles sont toutes incrustées de pierres dures en travail florentin. Nous y avons lu avec intérêt un grand nombre de noms de familles françaises. La soirée s’est passée très agréablement chez M. Fabreguettes, notre consul ; il nous a donné de curieux détails sur le pays et les nouvelles relations dont Malte est devenu le centre, par suite du perfectionnement des moyens de transport. M. Aug. de Mieulle, rétabli de son mal de mer, s’est mis ensuite au piano, et nos jeunes gens ont valsé entre eux, faute de dames, comme de vrais écoliers. Le lendemain matin, à six heures et demie, M. Fabreguettes nous installait à bord du Dante.

À bord du Dante. — En vue de Cythère.

Après deux jours et deux nuits de route en pleine mer, mais par un temps superbe, nous avons aperçu ce matin les côtes de la Grèce, le cap Matapan (Ténare des anciens), et, dans ce moment, nous avons au nord tout le fond du golfe de Laconie, dominé par les monts Taygètes ; nous passons à petite portée de canon de Cérigo (Cythère), et nous allons doubler le cap Saint-Ange (Malée). Bien nous a pris d’avoir une belle brise de nord-ouest, qui ne nous a point quittés depuis Malte, car le Dante n’est pas très bon marcheur.

Nous avons profité hier soir d’une occasion pour faire parvenir de nos nouvelles à nos familles ; je doute toutefois que ces missives arrivent à leur destination avant la lettre que je t’écris en ce moment et que je laisserai à Syra. L’occasion dont il s’agit n’était autre que celle de deux pauvres petites hirondelles qui, épuisées de fatigue, s’étaient posées sur notre grande vergue ; un matelot y était monté et nous les avait apportées. D’une commune voix on résolut de leur attacher un petit écriteau au cou. L’inscription porte : 19 mai 1839, à bord du Dante (vapeur), 36° 2′ latitude, 17° 18′ longitude. Ce petit évènement a été le seul qui ait marqué nos deux premières journées passées hors de la vue de toute terre ; la lecture, soit solitaire, soit en commun, et une conversation toujours instructive avec M. Texier et l’état-major du bord, ont rempli le reste du temps. Aujourd’hui nous sommes très rapprochés des côtes ; aussi toutes les cartes sont-elles étalées et les lunettes braquées.

Syra.

Cette île est le point de réunion du service des paquebots ; nous nous y sommes trouvés quatre paquebots à la fois ; à l’instant ou le Dante entrait dans le port par la passe de l’ouest, l’Eurotas débouchait par celle de l’est. La situation de la ville haute de Syra est des plus originales : elle est bâtie sur un cône aigu ; le sommet est occupé par une église catholique et un séminaire que nous avons visités. La vue s’étend sur une partie des îles voisines ; elles sont toutes très arides, à l’exception de Tine, où la culture est assez riche. Les îles de la côte d’Asie sont beaucoup plus belles : on dit que Mételin et Rhodes sont remarquables par la force de leur végétation.

Smyrne.

Nous voici arrivés à point nommé. Avec la rapidité des paquebots, on perd en quelque sorte le sentiment des distances. Ainsi j’ai toutes les peines du monde à me persuader que le 11, à sept heures du soir, j’étais encore à Marseille, et que dans l’intervalle j’ai rangé toute la côte occidentale de l’Italie, la Sicile, Malte et l’Archipel ; il faut bien le croire pourtant, car me voilà dans une ville turque, dans une ville à mosquées. Dès cinq heures du matin, j’étais sur le pont ; je passais avec M. Alliez, notre commandant, la revue des lieux célèbres que nous avions en vue, Tchesmé, en face de Chio, où les Russes brûlèrent, dans le siècle dernier, la flotte turque ; Phocée, la mère-patrie de Marseille, et Clazomène. Auprès des îles d’Ourlac est mouillée la division française, dignement commandée par l’amiral Lalande. Il monte l’Iéna, dont M. Bruat, qui a été si bon pour nous dans notre traversée de 1829, sur le Breslaw, est actuellement capitaine. Nous nous sommes arrêtés un instant pour causer avec eux. Nous nous proposons d’aller les voir un de ces jours plus à notre aise, car nous n’avions aujourd’hui que le temps nécessaire à notre commandant pour remettre ses dépêches ; l’amiral les attendait avec quelque impatience, le bruit s’étant répandu dans ces parages que les hostilités ont commencé, du côté de l’Euphrate, entre le sultan et Méhémet-Ali. Cette circonstance a peu d’importance pour nous, qui allons d’un autre côté.

À Syra, on nous avait rapporté un fait qui cause toujours quelque préoccupation : c’est qu’il y avait eu ici quelques cas de peste, il y a une dizaine de jours. Le fait, vérifié par nous au consulat de France, aussitôt après notre débarquement, est qu’en effet quelques Turcs, venant de Syrie, sont tombés malades dans le quartier arménien ; on les a mis en surveillance, et depuis cinq jours la santé publique est parfaite. Au reste, les Européens, soit manque de prédisposition, soit à cause des sages précautions qu’ils prennent, ne sont presque jamais atteints, et quand le contraire arrive, ce n’est que dans les cas où la peste sévit violemment : alors il faut s’éloigner des lieux atteints par la maladie.

Le soir, la maison du consul-général, M. Challaye, nous sera d’une grande ressource ; on y est reçu avec une obligeance parfaite ; le salon est une sorte de vestibule ouvert, véritable asile de la fraîcheur.

Mes firmans de voyage sont arrivés avec une excellente lettre de l’amiral Roussin. Je vais me munir ce soir d’un Tartare ou Kawas, espèce de maréchal-des-logis, et d’un interprète ; le cuisinier servira pour tous.

La ville est divisée en deux quartiers assez distincts : celui des Francs, qui avoisine le port, et celui des Turcs, Arméniens et Juifs, qui est situé sur le penchant de la colline. La vue, si nouvelle pour nous, de ces maisons d’une construction toute particulière, basses, à un étage, en bois, bariolées, garnies de balcons ou plutôt de tambours saillans sur la rue, le spectacle de cette population bigarrée, de ces costumes bizarres qui distinguent les nations et les castes, et que notre civilisation monotone n’a guère encore modifiés, nous ont causé une surprise et un plaisir qui ont dépassé notre attente. Nous ne nous lassions pas surtout de contempler les figures des Turcs assis sur les petites estrades qui bordent les cafés, et fumant avec gravité leur narguilé. À la fin de la journée, nous avions déjà pu observer chacune des choses qui constituent l’existence civile des habitans, à l’exception pourtant des harems ; mais nous en apercevions les fenêtres grillées, et de temps à autre des femmes turques couvertes de voiles blancs, le front caché par une mousseline noire empesée, passaient auprès de nous comme des ombres. Notre cicerone juif nous expliquait tout avec beaucoup d’intelligence ; il nous fit approcher d’une mosquée, dont nous pûmes voir l’intérieur à travers une fenêtre. Une coupole à laquelle est accolé le minaret d’où l’iman annonce la prière, surmonte une salle dépourvue de figures et d’ornemens ; le pavé est couvert de tapis et de nattes. Les mosquées sont ordinairement entourées d’un cimetière ; d’autres fois les champs des morts en sont isolés ; il y en a plusieurs épars dans la ville, et la végétation admirable qui les ombrage forme autant d’îles de verdure qui contrastent avec les toits rouges des maisons : on y voit des cyprès et des platanes gigantesques, des azédarachs en fleurs qui répandent une odeur excellente de lilas, des térébinthes si gros que j’avais de la peine à reconnaître cette espèce d’arbre, qui, dans le midi de la France, ne dépasse guère huit ou dix pieds.

Le pont des Caravanes, situé sur la rivière du Mélès, m’a paru, je l’avouerai, au-dessous de sa réputation comme site ; c’est un passage très fréquenté pour aller dans l’intérieur du pays du côté de Magnésie ; on y passe en revue les chameliers qui apportent à Smyrne et en rapportent des marchandises, les bergers turcomans à la face bronzée et sauvage, avec leurs troupeaux de moutons à grosse queue, inconnus en France, et les marchands francs, arméniens, turcs, qui se rendent à leurs maisons de campagne, au joli village de Bournaba. Le Mélès est sans contredit un des cours d’eau les plus illustres du monde, si, comme le prétend la tradition, Homère est né sur ses bords.

La course au vieux château qui domine la ville est intéressante, quoiqu’il n’y ait plus que des pans de murs en ruine. Un buste colossal de marbre blanc, fort endommagé, et qu’on dit être celui de l’amazone Smyrna, fondatrice de la ville, orne une des portes : il a été décrit et figuré par Tournefort. La vue, soit qu’on se tourne du côté de la rade, soit qu’on dirige ses regards sur la vallée du Mélès et les aqueducs qui en décorent le fond, vaut à elle seule la course. En revenant du château, une étourderie de notre cicerone, qui s’est avisé de regarder en se moquant une négresse fort laide, a failli nous causer un certain embarras : la négresse a pris sa chaussure pour en frapper notre juif, et, sa colère s’animant par degrés, elle s’est mise à jeter des pierres à ceux d’entre nous qui étaient en avant. Je n’étais pas du nombre, mais j’ai vu le moment où cet incident allait causer une émeute dans le quartier : les femmes sortaient moitié en riant, moitié en grondant de leurs maisons, et les enfans turcs en bons croyans, s’apprêtaient à lancer aussi des pierres ; heureusement, des gens tranquilles se sont interposés. Mais nous avons eu là un exemple des conséquences que peut avoir la moindre action inconsidérée dans un pareil pays.

Hier, notre journée a été très bien employée ; nous sommes allés à Bournaba, de là aux grottes d’Homère et au lac de Tantale. Nous nous sommes arrêtés d’abord dans une maison de campagne turque dont nous croyions le maître absent ; il y était, et nous reçut à merveille, non dans sa maison, parce que ses femmes s’y trouvaient alors, mais dans un kiosque d’où la vue s’étend sur la ville et le port. Nous repartîmes enchantés de notre hôte, avec lequel, grace au peu d’italien que je sais, j’avais pu faire un bout de conversation. Les grottes d’Homère sont pratiquées dans une petite montagne calcaire isolée au milieu d’un pays d’origine toute volcanique et dont l’aspect m’a rappelé à beaucoup d’égards certaines parties de notre Auvergne. Notre déjeuner s’est fait au bord d’un ruisseau, sous des platanes. Des grottes d’Homère au lac de Tantale, la route est très pénible ; nous parvînmes, en hissant nos chevaux à travers les rochers, jusqu’au deuxième étage au moins du mont Sipylus, dans une espèce de désert. Le lac est fort petit ; M. Texier croit qu’il n’est que le fond d’un ancien cratère. Le retour à Bournaba fut beaucoup plus facile. Après nous être rafraîchis à l’auberge grecque, et y avoir fumé chacun notre tchibouk, nous avons été visiter une église grecque, où j’ai remarqué des figures peintes dans le goût byzantin, et d’autres dans la manière de Fra Angelico da Fiesole. Avant de quitter Bournaba, nous allâmes voir deux des plus jolies maisons de campagne du village, l’une arménienne, l’autre grecque ; les dames nous y reçurent très bien. Ces maisons sont remarquables par un genre de comfort parfaitement approprié au pays : de grands vestibules bien frais, des galeries, de bons divans, le tout d’une propreté ravissante. Les jardins, plantés d’orangers, d’azédarachs, de mûriers, sont dans le goût italien et renouvelés de ceux de Pompeï.

Toute notre troupe continue à être de belle humeur ; ceux qui n’avaient pas beaucoup l’habitude des voyages la prennent peu à peu, et nous passons notre temps agréablement, soit en course, soit réunis dans le grand salon commun où donnent nos chambres. C’est là que sont étalés livres, cartes, dessins, et que nous recevons nos visites, nos fournisseurs : chaque incident est une étude de mœurs.

Une de nos courses a été consacrée aux vestiges de Tantalis, ville des temps héroïques. Tantale, son fondateur, était fils de Pélops et trisaïeul d’Agamemnon ; voilà, ce me semble, une assez honnête antiquité. Cette ville était située sur le penchant des montagnes qui bordent le golfe au nord : elle a été détruite par les tremblemens de terre, assez fréquens dans ces régions de formation volcanique. On distingue encore des murs d’enceinte, des fondations de tours, et surtout des tombeaux ; celui qui porte le nom de Tantale est assez bien conservé, c’est-à-dire qu’on y voit une portion de voûte. L’époque reculée à laquelle ces monumens se rapportent a laissé peu de traces dans l’histoire. On sait seulement que les peuples d’origine grecque établis sur les côtes de l’Asie mineure, ayant été vaincus par les Lydiens et chassés de leurs possessions, inspirèrent à leurs alliés de la Grèce et de l’Archipel cet esprit de vengeance qui donna lieu à la guerre de Troie, véritable revanche de l’Europe sur l’Asie, et dont l’enlèvement d’Hélène fut l’occasion ; premier acte de la lutte constante qui, depuis Darius et Xerxès, s’est poursuivie entre les deux continens. Il était impossible d’avoir pour Tantalis un meilleur guide que M. Texier, puisque la découverte et la description lui en sont dues. Cette course nous a conduits vers la fin de la journée à Cordelio, où nous avons retrouvé le caïk (canot) qui nous avait conduits le matin au pied de la montagne de Tantalis. Près de Cordelio, nous avons fait une halte à un pauvre café où étaient réunis plusieurs Turcs, dont un de distinction. C’était l’heure de la prière ; nous avons été édifiés de la piété de ces braves gens. Ils allaient tous successivement faire leurs ablutions dans le ruisseau voisin ; puis, se tournant vers la Mecque, ils accomplissaient leur acte de dévotion entremêlé de génuflexions. Un autre jour, dans un khan (cour entourée de magasins), j’ai remarqué des portefaix tout aussi scrupuleux : il y avait au milieu du khan une petite estrade décorée d’un simple croissant et destinée au même usage. Le sentiment religieux, grave et réfléchi comme il l’est chez les Turcs, inspire du respect ; mais que doivent-ils penser de nous, qu’ils voient si indifférens à notre culte ? On dit que le jugement que portent de nous les musulmans à cet égard est un des plus grands obstacles qu’éprouve l’affermissement de notre domination à Alger.

L’établissement des Eaux-Chaudes, ruiné et sale, mérite pourtant d’attirer les voyageurs à cause des montagnes voisines, que nous avons explorées jusqu’à une assez grande hauteur, parmi les touffes de cistes odoriférans et d’andrachnés. Nous nous sommes rapprochés de la montagne dite les Deux-Mamelles, qui sert de reconnaissance aux navigateurs. Du point le plus élevé de notre marche, nous avons eu une belle vue du golfe entier ; la division française avait déjà quitté le mouillage des îles d’Ourlac, où nous l’avions vue il y a huit jours. Dans le lointain, l’île de Metelin terminait le tableau. La halte du déjeuner et celle du goûter aux Eaux-Chaudes nous ont fourni encore l’occasion d’observer plusieurs scènes locales. Des Turcs de la campagne étaient réunis en ce lieu ; d’autres travaillaient dans les champs au son d’un tambour et d’une espèce de hautbois, mais ils n’ont pas tardé à venir auprès de nous avec leur orchestre pour se reposer, fumer et boire le café ; car un Turc ne passe guère trois heures sans faire ces trois choses. Nous nous sommes fait donner pour quelques paras une répétition du morceau de musique, qui ressemblait passablement à celle des bayadères. D’autres Turcs de la réunion avaient de petites guitares à quatre cordes de laiton, sur lesquelles ils jouaient des espèces de boléros, mais plus monotones et moins vifs qu’en Espagne. Le déjeuner était rehaussé par un plat de sardines bien fraîches, car nous les avions achetées sur le bord de la mer au moment même où les pêcheurs venaient d’en retirer les filets. Nous avions profité de cette occasion pour faire quelques observations sur des animaux de mer. M. de Mieulle s’occupe de zoologie, et je l’encourage à poursuivre cette étude, qui, comme toutes les branches de l’histoire naturelle, ajoute singulièrement à l’intérêt des voyages.

On nous avait parlé, il y a quelques jours, d’un monument à rechercher d’après de vagues indications et suivant le désir de M. de Humboldt, aux environs de Nif ou Nymphio, à six lieues d’ici. Un Anglais, qui avait visité cette contrée il y a quelque temps, en avait parlé à la société archéologique de Rome ; d’après le dire de ce voyageur, il s’agissait d’une figure d’une haute antiquité sculptée sur un rocher au milieu des bois. C’est sur ces données que nous sommes allés à Nif. Le chemin, tendant vers l’est, traverse un chaînon du Sipylus. Après deux haltes dans des cafés assez misérables, mais qui toujours excitent notre curiosité par les scènes variées qui s’y passent, nous sommes arrivés vers onze heures à Nif, dans la cour de l’aga, ou chef du village. Il nous a reçus très poliment : c’est un homme instruit pour un Turc ; il nous a parlé de Xerxès, auquel il attribue la construction du château en ruines dominant le village. Dans ce pays, les voyageurs reçoivent de l’autorité locale des billets de logement, mais, bien entendu, moyennant paiement de leur dépense à l’hôte qui les héberge. Le nôtre était un Grec. En moins d’un quart d’heure, la maison entière fut mise à notre disposition, et nous étions assis sur les tapis de la galerie en face d’un paysage délicieux. Nif, situé au pied de belles montagnes boisées, est renommé pour sa culture, et notamment pour ses cerisiers, qui approvisionnent Smyrne. Impossible d’imaginer une campagne plus fraîche, plus arrosée : l’abondance d’eau dans un pareil climat est le gage d’une végétation luxuriante. À une heure nous étions à cheval, en quête de notre monument, avec un guide du pays ; il nous y a conduits tout droit, à deux petites lieues de là. Nous avons traversé une contrée qu’on pourrait appeler déserte, si de temps à autre on n’apercevait dans les sites les plus frais quelques tentes noires de Turcomans surveillant leurs troupeaux. Ce sont de vrais nomades. Nous avons rencontré une de leurs familles accroupie pour le repas ; c’était un tableau que M. Texier a regretté de n’avoir pas le temps de dessiner. En revanche, il a copié très exactement la figure sculptée du rocher, et M. de La Bourdonnaye a pris une vue du site, qui est très pittoresque. La figure sculptée est celle d’un homme du temps des Mèdes, armé d’un arc et d’une pique ; il porte le bonnet pointu et les souliers à la poulaine de cette époque. Nous étions tous ravis de notre trouvaille : M. de Humboldt recevra une copie de cette figure, signée de nous tous. Nous étions de retour vers cinq heures à Nif. Pendant que le pilaw se préparait, nous sommes montés au vieux château ; il n’offre rien d’intéressant, mais derrière ses ruines s’ouvre une petite vallée solitaire découpée de la façon la plus bizarre dans le flanc de la montagne. Là encore il y a des bois : c’est ainsi que je me figure qu’était la Provence il y a mille ans.

Le lendemain, après avoir examiné un tombeau du temps des croisés, qui décore une des fontaines du village, et les ruines d’un assez bel édifice fréquentées par les cigognes, nous sommes revenus à Smyrne par le même chemin que la veille, et nous avons fait les mêmes haltes. Cette fois, nous avons eu concert : un soldat du poste voisin, de la tribu des Zeibecks, nous a joué son répertoire sur la mandoline, et, en échange, nous nous sommes mis à chanter tout ce que nous savions de vieilles chansons rococo. Tu sais que j’en ai la mémoire assez ornée : les Turcs les ont trouvées charmantes.

Un autre jour, monté sur un âne et accompagné d’un de nos domestiques et d’un enfant qui chassait ma monture devant lui, je suis allé au village de Coucoudja, à peu de distance de la ville, vers le sud-est. On découvre de là les montagnes, le golfe, et Bournaba, sous un aspect différent de ceux que je connaissais déjà. Chemin faisant, je m’étais arrêté aux bains de Diane, belle source d’eau tiède qui formerait encore un bassin digne de recevoir une déesse, si on dégageait les abords des roseaux qui les obstruent pour laisser voir au-delà des jardins plantés d’orangers. Un fût mutilé de colonne est le seul vestige de l’ancienne splendeur de ces bains, réduits aujourd’hui à une petite cabane en bois, que notre consul y a fait établir pour son usage.

Les déplorables nouvelles, des 13 et 14 mai nous sont arrivées par le bateau à vapeur français. D’abord c’était une rumeur vague et d’autant plus inquiétante ; on parlait de l’Hôtel-de-Ville pris par les révoltés. Nous n’avons pu avoir nos lettres et les journaux qu’une heure après, et nous avons été rassurés. Le gouvernement, à ce qu’il paraît, a été pris au dépourvu : la leçon est dure. Se peut-il qu’on ait attendu un pareil moment pour former un ministère ? Enfin nous en avons un, et j’espère qu’il se maintiendra. Dans les premiers momens, je me suis reproché mon absence, et du sein de ma famille, que des évènemens plus graves pouvaient atteindre, et de la chambre, où ma place est également marquée par le devoir. Grace à Dieu, les choses ne sont pas allées aussi loin qu’on pouvait le craindre, et je puis, je crois, continuer mon voyage en sûreté de conscience.

Éphèse.

Nous voici au septième jour de notre tournée d’Asie mineure, marchant matin et soir, couchant dans d’assez mauvais gîtes, vivant d’une fort chétive cuisine. Le strict nécessaire ne nous manque pas, puisque nous emportons avec nous nos lits et des provisions ; la bonne humeur et la bonne santé de toute la troupe changent en plaisirs les incidens de cette existence nomade. Nous ne nous sommes arrêtés dans un village que le premier jour, c’était celui de Malahdgi, à quatre ou cinq lieues de Smyrne ; nous étions partis tard, et il était dix heures du matin lorsque notre caravane défilait dans les rues de Smyrne, escortée par notre hôte, M. Marc, tout fier de montrer au public que nous avions logé chez lui. Malahdgi, assemblage de mauvaises baraques construites en terre et couvertes de broussailles, est situé au milieu d’une vaste plaine légèrement ondulée, et qui serait d’une fertilité extrême, si elle était cultivée. À peine çà et là voit-on quelques champs qu’une misérable charrue a effleurés ; auprès des habitations, les paysans ont semé du tabac, qui réussit on ne peut mieux sans engrais. Quoique déjà habitués à la dépopulation de l’Asie mineure, nous nous étonnions qu’un aussi beau pays fût ainsi abandonné. Ce pauvre village est habité par des Grecs ; un petit nombre de Turcs y vivent aussi, déguenillés comme les autres, mais en maîtres. La maison de l’aga fut notre gîte, c’est-à-dire que nous étendîmes nos lits dans une chambre mal close, sur des nattes. Pendant que George, notre cuisinier, préparait le pilaw, nos jeunes gens s’amusaient à tirer des éperviers et d’autres oiseaux, mais ils se seraient bien gardés de faire le moindre mal aux cigognes nichées sur les maisons : elles sont pour ainsi dire sacrées dans ce pays.

Nous avions formé le projet de partir à quatre heures du matin, mais deux de nos chevaux s’étaient échappés du pâturage qui leur servait d’écurie, et nos surudgis (guides, palefreniers) perdirent une heure à les rattraper : d’ailleurs chacun manquait d’habitude pour le chargement des bagages. Il était donc six heures lorsque nous nous remîmes en marche, dirigés par le papas du village, qui s’était offert à nous conduire, par les ruines de Métropolis, à Zillè, l’ancienne Claros ; c’est un bon petit homme entre deux âges, très jovial, et pour qui cette occasion de voyager avec des Francs était à la fois une distraction et une aubaine, car nous avions fait prix avec lui : les prêtres grecs de la campagne diffèrent peu de leurs ouailles. À peine reste-t-il quelques vestiges de Métropolis, mais la contrée où ils sont répandus est très agréable ; ce ne sont que bosquets de styrax, de genêts d’Espagne, ruisseaux descendant des montagnes. Arrivés vers une heure sur le bord de la mer, il fallut choisir un lieu propice pour passer la nuit, car de maisons pas d’apparence : nous ne rencontrâmes dans cet endroit que des pêcheurs de Smyrne, dont le petit navire était mouillé dans la rade voisine. Nous choisîmes l’entrée d’une grotte autrefois consacrée à Apollon, et au fond de laquelle coule une source bien connue des marins ; nous disposâmes nos lits, recouverts de leurs moustiquaires, de manière à éviter tout à la fois l’air frais de la grotte et le vent extérieur ; nos moustiquaires sont d’ailleurs assez épaisses pour nous garantir du serein. Pendant que nos gens nous installaient ainsi, nous allions visiter l’emplacement de Claros, marqué par des murailles assez bien conservées sur plusieurs points. La ville était située sur une montagne un peu surbaissée vers le milieu du plateau, et dominant le golfe de Scala-Nova ; nous apercevions de loin l’embouchure du Caystre et ce qui reste d’Éphèse. Deux monumens sont encore, sinon debout, au moins très reconnaissables à Claros ; l’un est un temple d’Apollon, dont Strabon ne dit qu’un mot en rapportant l’histoire de Calchas, mort de dépit dans ce lieu même, parce qu’il y avait rencontré, à son retour de la guerre de Troie, un augure nommé Mopsus, plus habile que lui. On croit que Mopsus habitait la grotte même où nous sommes logés. Tout le plan du temple nous fut expliqué par M. Texier, et nous eûmes bientôt reconstruit, par la pensée, les péristyles et la cella. Les Grecs avaient soin de choisir, pour les monumens de ce genre, de belles situations : celle-ci est admirable, et m’a rappelé tout ce que j’ai lu du cap Sunium. Aux marches du temple fait face un théâtre adossé à une élévation du sol ; il est encore en assez bon état : la scène et une partie des gradins sont debout. J’ai reconnu là de quel avantage est pour l’étude des antiquités, dans le voyage que je fais actuellement, mon apprentissage d’Italie. Je comprends M. Texier fort bien, et je me permets même quelquefois de me former une opinion à moi tout seul.

Claros, Métropolis, Éphèse et plusieurs autres villes, comme Colophon, Smyrne, Phocée, au nord, Priène, Milet, au midi, formaient cette célèbre confédération ionienne qui tient une si grande place dans l’histoire. Toute la côte était alors couverte d’une population active, enthousiaste des arts : aujourd’hui ce n’est qu’un désert, et l’archéologue qui vient y interroger le passé est souvent réduit à des conjectures sur l’emplacement des monumens les plus fameux ; témoin le temple de la Diane d’Éphèse, pour lequel nous avons, en ce moment même, à choisir entre deux ou trois monceaux de ruines plus défigurées les unes que les autres.

Notre bon papas non-seulement nous accompagna à Claros, mais nous annonça qu’il nous suivrait le lendemain à Éphèse. En attendant, il s’offrit à nous aller chercher du vin de Samos, non pas dans l’île de ce nom que nous avions en face de notre antre, de l’autre côté du golfe, mais dans un village à une lieue de distance ; nous applaudîmes tous à cette addition au menu du dîner ; le papas ne fut pas le moins gai de la bande, ce qui ne l’empêcha pas de psalmodier ensuite ses prières entremêlées de force Kyrie eleïson. De son côté, Méhémet, retiré à l’écart, faisait dévotement les siennes, tourné du côté de la Mecque. Il est difficile de concevoir un ensemble plus pittoresque que celui que nous formions dans cette station.

Avant-hier, de grand matin, nous étions en route par un chemin très âpre, franchissant plusieurs des promontoires qui nous séparaient d’Éphèse ; à plusieurs reprises je me suis cru, à cela près d’une route pour les voitures, sur cette corniche de la côte de Ligurie, que nous aimons tant. Ici nous avions en plus la vue d’un beau golfe. Pour gagner Éphèse, il faut contourner les marais qui occupent aujourd’hui presque toute la vallée du Caystre. Nous traversâmes d’abord un bras de ce fleuve à gué, tout à côté de la plage ; il y avait là autrefois un pont, mais il est tombé, et, règle générale, les Turcs, ne réparent jamais rien. Nos effets ne furent heureusement pas mouillés ; j’avais tremblé un instant pour les malles remplies de plantes. Du gué au bras principal du Caystre, on suit une plage recouverte d’un sable fin ; de petites vagues, comme en offre la mer la plus calme, lavaient les pieds de nos chevaux. Le bac du fleuve est établi auprès de la jetée que fit maladroitement construire Attale-Philadelphe dans le dessein de resserrer l’entrée du port et de le préserver des attérissemens ; mais ce travail, blâmé de Strabon, n’a fait que hâter l’encombrement du port, à peine reconnaissable aujourd’hui dans une lagune voisine. En Hongrie, j’avais déjà traversé un lac dans un bac de forme bizarre : c’était un gros arbre creusé à la manière des sauvages. Le bac du Caystre n’est pas moins original : c’est une espèce de caisse exactement triangulaire, manœuvrée au moyen d’une traille. Notre troupe passa en trois divisions et sans encombre. Une demi-heure après, nous traversions les ruines dÉphèse de plus en plus envahies par les marécages. Nous poussâmes jusqu’à Aya-Soulouk pour nous loger. Nous aurions pu, avec nos firmans, nous caser dans la plus belle maison, mais elle n’aurait pourtant guère mieux valu qu’une écurie ; c’est pourquoi nous nous décidâmes à poser notre camp dans une mosquée abandonnée, d’ancienne et riche structure, encore pourvue de deux de ses dômes, du reste aussi délabrée que possible. Ses murs à moitié détruits et son minaret qui menace ruine servent d’asile à une quantité innombrable de corneilles, de sansonnets, et aux inévitables cigognes : toute cette population aérienne nous étourdit sans cesse de ses accens. Du reste, rien de plus oriental qu’une pareille station : de toutes parts, des arabesques ; des marbres de diverses couleurs ; une cour et sa fontaine, malheureusement tarie, ombragées de grands térébinthes, et sur la colline qui domine la mosquée, un vieux château byzantin à créneaux. Nous eûmes bientôt choisi chacun notre petit coin pour y dresser nos lits. Le dortoir est vaste ; un tapis étendu dans le quartier de M. Texier est la salle à manger ; un des angles d’une cour latérale forme la cuisine. Quoique nous ayons quatre domestiques et quatre surudjis, force est de se servir le plus souvent soi-même ; car il faut tout aller chercher au loin, et les détails d’un ménage improvisé, les combinaisons qu’il faut employer pour suppléer par l’industrie à tout ce qui nous manque dans ce lieu pour être bien installés, exercent à chaque instant nos facultés inventives. Je ne suis pas le plus mal arrangé ; je me suis fait, avec quelques morceaux de bois plantés dans mon coin de la mosquée et une de mes couvertures, une tente excellente ; ma moustiquaire me sert de rideaux. D’un côté, M. Texier et ses deux amis dessinent et mesurent la mosquée ; de l’autre, M. Saul change nos plantes, et je fais à tout le monde la lecture, tantôt de Strabon, tantôt des épîtres de saint Paul aux Éphésiens et des actes des Apôtres, le tout entremêlé de nombreuses parties de pipe. Nous nous rappellerons long-temps la mosquée d’Aya-Soulouk.

Hier, pendant que M. Texier et ses amis étaient occupés à la mosquée, M. Herbet et moi, nous sommes allés visiter les ruines. La hauteur des plantes ajoute encore à la difficulté de se rendre tant soit peu compte de la topographie de la portion de l’ancienne ville où étaient situés les principaux monumens. Un stade et un théâtre d’une grande dimension sont ceux auxquels il n’est pas possible de se méprendre. Le théâtre était fort vaste. Vingt à trente mille spectateurs pouvaient entendre à l’aise les tragédies de Sophocle et les comédies de Ménandre. Il n’y reste plus un seul gradin ; tous ont été enlevés pour d’autres constructions, aujourd’hui également ruinées, le château et la mosquée d’Aya-Soulouk par exemple. Mais que de trésors de l’art ne découvrirait-on pas dans ces monceaux de débris accumulés dans le bas du théâtre et sur d’autres points encore jonchés de fûts de colonnes, d’architraves sculptées ! Il serait noble, de la part des possesseurs de grandes fortunes, comme nous en connaissons, de faire exécuter des fouilles à Éphèse ; c’est une mine complètement inexploitée : je crois qu’on en serait d’ailleurs bien payé matériellement par les statues et les médailles qu’on ne manquerait pas d’y trouver. Mais, dans l’état actuel, les ruines produisent peu d’effet ; pas une seule colonnade n’est debout, et j’admire la sagacité des voyageurs qui ont lu dans cette espèce de chaos comme dans un livre ouvert. Un seul quartier, celui du stade et du théâtre, avec les portiques qui y étaient évidemment annexés, m’a rappelé nos promenades dans Rome : ces monumens m’ont paru longés par une rue principale ; le pavé en est à découvert dans un endroit. En face du stade est un petit monticule nivelé dont le sommet est formé par une roche également nivelée et taillée en redents, comme une roue à pignons. Cette hauteur devait être surmontée d’un petit temple rond dans le genre du temple de Vesta à Rome. Quant au temple de Diane, nous repartirons d’Éphèse tout aussi ignorans en ce qui le concerne que nous l’étions auparavant.

Demain de grand matin, nous quittons ce lieu pour aller à Scala-Nova, et de là remonter la vallée du Méandre. J’ai un petit cheval excellent et une selle anglaise que j’ai eu le bon esprit de me procurer à Smyrne, de sorte que je descends et remonte avec une grande facilité, chose essentielle pour un botaniste qui passe sans cesse en revue toutes les herbes du chemin. Mon petit cheval se nomme en turc Vondouk-Dorou, ce qui veut dire bonne noisette.

Scala-Nova.

M. Barbon se charge d’expédier nos lettres ; il n’est plus agent consulaire par suite de je ne sais quelle mesure générale qui a supprimé ces places dans beaucoup de ports de la Méditerranée, mesure mal entendue, puisque les agens n’étaient pas rétribués, et que journellement ils étaient dans le cas de rendre des services aux nationaux. M. Barbon, ancien militaire français, établi dans ce pays, où il a épousé une Grecque, n’en a pas été moins obligeant pour nous ; il nous a procuré, entre autres choses, le luxe d’une table, meuble peu connu des Orientaux. Mme Barbon a été d’une grande beauté ; nous lui avons trouvé de la ressemblance avec notre Grisi.

Je t’écris d’un balcon qui donne sur le golfe ; c’est une de ces belles vues de mer dont on ne se lasse jamais. Scala-Nova était jadis, à ce que l’on croit, la ville grecque de Néapolis ; c’est une ressemblance de plus que ce pays peut revendiquer avec Naples, car les deux villes portent le même nom en grec.

Adieu, je vais quitter pour un ou deux mois les bords de la mer. Il me semble que c’est seulement à présent que je m’éloigne réellement de toi et de la France, car la rapidité avec laquelle j’ai traversé cette mer l’a réduite pour moi aux proportions d’un large fleuve au-delà duquel je crois encore apercevoir mon pays.

Aïdin Guzelhissar.

Tu sais que d’ordinaire je voyage consciencieusement ; je me rends, par exemple, ce témoignage, de n’avoir pas jusqu’ici manqué une seule des plantes dignes d’attention que j’ai rencontrées ; pour cela, il m’a fallu descendre de cheval cent fois par jour, sans compter l’aide que me fournissent à cet égard nos domestiques, que j’ai formés à la manœuvre ; aussi, ma collection se grossit-elle beaucoup.

Après Scala-Nova, la première halte est à Sokia. Aussi loin que la vue peut s’étendre sur une plaine parfaitement nivelée, on n’aperçoit que de mauvais pâturages où errent quelques hordes à demi sauvages. Les villages, pour la plupart, ne sont composés que de pauvres maisons basses, construites en terre ou même avec les branchanges entrelacés du vitex agnus castus, l’arbrisseau le plus commun de ces contrées, qu’accompagne souvent le laurier-rose, parure des ruisseaux et des marécages. Au nord et au midi, la vallée est bordée de hautes montagnes, dont plusieurs conservent la neige pendant l’été.

Gumusch, situé à une lieue environ des ruines de la ville antique de Magnésie du Méandre, est une station misérable, d’où la famine et les insectes ont failli nous chasser avant que nous eussions achevé l’exploration qui nous y avait attirés. Nous étions pourtant logés dans le castel de l’aga de l’endroit, maison en planches construite jadis dans un assez bon goût oriental, avec des galeries supportées par des colonnettes, mais aujourd’hui délabrée et menaçant ruine de toutes parts ; l’escalier qui conduit au premier étage aurait occasionné quelque accident, par suite des fréquentes allées et venues que nécessitait notre service, si nous n’avions pris soin de le réparer nous-mêmes. Sans les provisions que nous avions apportées, nous n’aurions pas pu rester là même un jour. Je ne sais, en vérité, comment vivent les gens de ce village, et cependant ils habitent un pays fertile, propre à toute espèce de productions ; mais l’indolence naturelle à leur race, et à laquelle le climat semble porter invinciblement, les domine, les énerve, et la plupart du temps ils restent étendus sur des nattes, fumant leur éternel tchibouk. Nous avions pourtant fini, en envoyant au loin, par nous procurer de la farine de froment ; les femmes de l’aga, qui s’étaient chargées de la convertir en pain, nous en ont gardé près de la moitié. Méhémet était indigné, et parlait de faire signaler le fait dans la Gazette de Smyrne. Cet appel à la presse de la part d’un Turc nous a beaucoup divertis.

Ce qu’il y avait de vraiment insupportable à Gumusch, c’était la garnison de puces qui nous y disputait chaque nuit notre coucher ; nous en étions dévorés. Heureusement les journées nous dédommageaient des épreuves de la nuit nous nous trouvions dans une belle contrée, auprès des ruines d’une ville célèbre. Magnésie était arrosée par la petite rivière du Léthé, qui se jette dans le Méandre ; nous buvions avec les eaux du Léthé l’oubli de notre misérable gîte. Strabon à la main, nous avons pu reconnaître toute l’ancienne topographie de la localité. M. Poujoulat, collaborateur de M. Michaud, qui a visité Magnésie il y a quelques années, prétend à tort, dans l’ouvrage qu’ils ont publié en commun, avoir découvert ces ruines : elles sont indiquées sur la carte plus ancienne de Lapie, d’après le rapport du voyageur anglais Hamilton. M. Poujoulat a en outre le tort d’appeler théâtre le stade de Magnésie, et il ne dit rien du théâtre, dont pourtant les vestiges sont assez reconnaissables. Il garde également le silence sur des aqueducs très curieux que j’ai reconnus dans la plaine ; ils conduisaient vers Magnésie les eaux d’une source thermale abondante, prenant naissance au nord-est de Gumusch, au pied de la saillie des montagnes dont le village est bordé de ce côté. La source a une température de 40 degrés centigrades, et elle a la propriété de déposer sur son passage des concrétions calcaires : tous les aqueducs en sont recouverts. La ruine la plus remarquable de Magnésie est celle du temple de Diane Leucophryenne (aux blancs sourcils), qui avait presque autant de célébrité que celui d’Éphèse : moins riche que ce dernier, dit Strabon, il était plus remarquable par la perfection des sculptures qui en décoraient l’extérieur. Nous avons pu vérifier nous-mêmes ce témoignage en faisant exécuter sous nos yeux quelques fouilles pour dégager des portions de la frise ; nous avons trouvé des bas reliefs de la plus belle exécution représentant un combat entre des Amazones et d’autres guerriers tous à cheval. M. Texier est persuadé qu’il serait facile de retrouver, en fouillant le sol, presque toute cette frise ; en effet, le temple paraît avoir été renversé par un tremblement de terre ; du moins c’est ce que nous avons conjecturé d’après la disposition régulière des fragmens que la terre n’a point recouverts. Une pareille frise, transportée à Paris, serait un des plus beaux ornemens de notre Musée. Dans notre enthousiasme, il était question d’écrire immédiatement à M. Duchâtel, pour lui demander d’envoyer sur les lieux un architecte accompagné de deux ou trois marbriers. Il faudrait d’abord réduire l’épaisseur des fragmens ; on les transporterait ensuite aisément sur un radeau jusqu’à l’embouchure du Méandre. Avec une trentaine de mille francs de frais, la France pourrait ainsi acquérir un objet d’art d’une valeur inestimable ; mais nous avons pensé que cette affaire se traiterait mieux de vive voix que par correspondance.

De Gumusch nous sommes rentrés dans la grande vallée du Méandre ; elle est un peu mieux cultivée dans la partie qui avoisine Aïdin que dans celle que nous avions traversée quelques jours auparavant en venant par Sokia.

Aïdin a, comme Smyrne, des rues étroites, tortueuses, mal pavées, des aqueducs en mauvais état : la misère y étale partout ses tristes livrées, mais la situation est charmante ; les maisons sont entremêlées de verdure ; un vallon, au débouché duquel la ville est bâtie, fournit de belles eaux. C’est de ce côté que se trouvent le kiosque du pacha, le champ de manœuvres de la garnison, et quelques cafés où les oisifs vont faire leur kief (repos). Au-dessus, sur un plateau que nous avons parcouru hier matin, était bâtie la ville antique de Tralles ; on n’y trouve pas d’autres vestiges que trois grandes arcades qui s’aperçoivent de très loin, et qui peut-être appartenaient à ce gymnase fameux où s’enseignaient jadis, selon le témoignage de Strabon, la grammaire et la rhétorique. Chaque jour, les marbres épars sur le sol sont employés à décorer les cimetières turcs et juifs, mais après avoir été recoupés et retaillés. C’est ainsi que va s’effaçant tout ce qui restait de l’antiquité ; il ne faut plus guère compter, en fait de sculptures et d’inscriptions, que sur ce que des fouilles bien entendues pourraient fournir.

Nous avons visité en détail la caserne où sont rassemblées les recrues du régiment d’Ala-Cheher, espèce de milice provinciale fournie par la contrée de ce nom. Les officiers supérieurs de ce corps nous ont reçus avec obligeance et distinction ; ils nous ont fait parcourir une à une les chambrées, visiter les armes. La musique du régiment a joué pour nous, on nous a même proposé de faire manœuvrer la troupe sous nos yeux ; mais nous avons décliné cet honneur, promettant de revenir à l’heure ordinaire des exercices. Notre inspection s’est terminée par une visite au kiaya-bey, ou lieutenant-général ; il nous a reçus à merveille : après nous avoir fait asseoir sur son divan, il nous a, comme de raison, offert à fumer. Après les saluts d’usage, la conversation s’est engagée par l’intermédiaire de notre interprète juif, tout fier de jouer ce rôle, qui donne dans le pays une certaine considération ; il avait eu soin, du reste, dès le commencement du voyage, de quitter son vêtement israélite, et de prendre l’habit franc. Le général nous a questionnés sur notre voyage, et il a paru émerveillé de ce que nous n’avions mis que onze jours pour franchir la distance entre Marseille et Smyrne. Nous nous sommes alors étendus sur l’éloge de la vapeur, sur la facilité des communications, et nous avons invité notre hôte à venir à Paris. Il nous a demandé si l’air y était bon, si l’eau y était de bonne qualité ; nous avons répondu affirmativement aux deux questions, quoiqu’il y ait bien quelque chose à reprocher à l’eau de Paris et à l’influence qu’elle exerce sur les nouveaux-venus. Il m’a fallu ensuite, en ma qualité d’herboriste, donner une espèce de consultation sur l’usage d’un sirop que le général avait acheté à Smyrne ; j’ai répondu de mon mieux, et de manière à ne pas me compromettre ; j’ai recommandé les petites doses. Le secrétaire du pachalik, présent à la visite, et qui paraît un homme capable, avait lu dans le Moniteur ottoman la nouvelle des derniers évènemens de Paris, et il nous a demandé à ce sujet des explications ; nous avons, bien entendu, présenté cet évènement comme un de ces désordres momentanés qui s’engendrent dans toutes les grandes villes : « Cependant, ajouta l’interlocuteur, le nombre des morts et des blessés a été assez grand. De pareilles scènes se renouvellent fréquemment à Paris ; c’est fâcheux ! mais votre roi s’est bien conduit. » Insensiblement, nous avons fumé trois pipes, manière de mesurer le temps qui répond environ à trois quarts d’heure. Je n’avais pas encore vu d’aussi longues pipes, ni d’aussi beaux bouts d’ambre ; il y en avait une en bois de jasmin très agréable à fumer. À chaque rechargement, les serviteurs du général, rangés le long de la muraille auprès de la porte, se présentaient avec gravité ; de temps à autre, ils nous offraient soit le café, soit la limonade. Enfin, c’était une visite turque dans toutes les règles.

Ce que j’ai vu des réformes du sultan dans le costume, l’administration civile et l’organisation de l’armée, m’a suggéré de tristes réflexions. L’état où plusieurs siècles de désordre et du despotisme le plus oppressif ont réduit la Turquie est tel, que le plus grand génie, aidé des plus puissantes ressources en hommes de talent et en argent, suffirait à peine pour relever cet empire, et il s’en faut à peu près de tout que ces conditions se trouvent réunies.

La veille de notre départ, nous avons renouvelé notre visite au kiaja-bey, et assisté à ses côtés, sur des chaises, aux exercices du régiment. À peine étions-nous rangés sur l’espèce de terrasse qui domine la place d’armes, que ses serviteurs ont apporté les pipes ; bientôt après on a servi le café et d’excellens sorbets. Pendant ce temps, les pauvres soldats, dirigés par des instructeurs tirés du régiment des gardes de Constantinople, faisaient la manœuvre et exécutaient la charge en douze temps à l’européenne, le tout vraiment assez bien pour des recrues de deux ou trois mois ; et nous, de payer en complimens sur la bonne tenue des troupes, l’excellente réception dont nous étions l’objet. En effet, nous étions comblés de politesses et traités en personnages de distinction. Il est juste de dire que le bon kiaja-bey n’avait pas attendu pour cela la lecture de nos firmans, dont nous venions seulement de lui donner communication. Vers la fin des exercices, un beau cerf apprivoisé parut sur la place, et nous le vîmes s’y promener tranquillement sans faire la moindre attention au bruit des tambours et des clairons. Quand le régiment rentra à la caserne, le cerf le suivit pour aller recevoir sa pitance accoutumée ; nous le revîmes bientôt après, posé, comme par la main d’un sculpteur, sur l’extrémité d’un petit mur de terrasse.

Nous avons logé à Aïdin dans une très bonne maison, chez un Grec de Sainte-Maure, tailleur et marchand établi dans cette ville depuis quelques années : nous sommes entourés de soins, et, à plusieurs égards, mieux qu’à Smyrne. La maîtresse de la maison, jeune Grecque de vingt ans au plus, et déjà mère de deux enfans, est très bien d’extérieur et de manières. Fille d’un ancien négociant de Chio massacré lors des désastres de cette île, elle fut vendue tout enfant comme esclave avec sa mère, puis rachetée et mariée à notre hôte ; leur petit ménage prospère ; la mère habite avec sa fille, et toutes deux ont conservé de leurs malheurs une certaine tristesse qui n’est pas sans charme dans sa dignité.

Karadja-Sou.

Nous voulions partir d’Aïdin de grand matin, pour éviter la chaleur du jour, mais cela ne fut pas possible à cause de la difficulté de faire revenir nos chevaux des pâturages où ils avaient passé les jours précédens. Une autre cause de retard provenait du fait de deux de nos surudgis ; on ne savait ce qu’ils étaient devenus. Méhémet les découvrit enfin en très mauvaise compagnie, et les ramena après leur avoir fait donner, par l’autorité du kiaja-bey, quelques bonnes bourrades. Par suite de ces divers accidens, deux des chevaux n’avaient pas été ferrés, et M. de Mieulle avait perdu son manteau : c’était la matinée aux évènemens.

Il y avait sans doute ce jour-là foire à Aïdin, car nous avons rencontré beaucoup de monde sur la route. Nous avions déjà admiré ces costumes orientaux, nobles jusque dans leur délabrement, ces physionomies empreintes d’un caractère si prononcé, lorsque passa près de nous un char à roues en planches et traîné par deux buffles ; toute une famille était assise : un vieillard, un beau jeune homme et un enfant sur le devant ; les femmes, à demi voilées, étaient assises derrière sur un siége un peu plus élevé. Le tableau était on ne peut mieux groupé. Nous nous écriâmes d’une commune voix : C’est le pendant des Moissonneurs de Robert !

Notre kief eut lieu au hameau de Tchiflikghave (café de la ferme), sous un kiosque, auprès d’une fontaine ; de là nous nous dirigeâmes vers le Méandre, pour éviter Nozli et ses environs : il y avait eu, quelque temps auparavant, certains cas de peste qui avaient déterminé l’autorité à prendre des mesures de précaution. Quoique le danger qu’il y aurait eu à traverser rapidement cette localité fût bien incertain, nous avions modifié notre itinéraire, de manière à mettre entre Nozli et nous le Méandre et la montagne. Nous avons traversé le fleuve à peu près au point où le roi Louis VII l’a passé à la tête d’une armée de croisés. Le bac est de forme triangulaire comme celui du Caystre ; mais la corde de la traille est formée de longues tiges de vignes reliées les unes au bout des autres. Les cavaliers passèrent les premiers sans encombre ; mais il n’en fut pas de même des chevaux de charge, l’un d’eux tomba dans la rivière, et les effets de s’en aller au fil de l’eau, pendant que le cheval regagnait la rive à la nage. Chacun tremblait que cette mauvaise chance eût atteint ou son lit ou son linge. J’étais plus inquiet que les autres, mais pour mes plantes : elles n’y étaient heureusement pour rien. Bref, tout fut repêché.

Le pays que nous traversions depuis Aïdin nous paraissait infiniment mieux cultivé et plus peuplé que tout ce que nous avions vu jusqu’alors. Sur la rive gauche du Méandre, je me suis cru un instant dans notre val de la Loire, tant les blés y étaient beaux. C’est le moment de la moisson. Le passage du bac nous avait fait perdre plus d’une heure ; aussi n’arrivâmes-nous qu’à la nuit à Arpas. Quoique nous eussions envoyé le kawas en avant, nos logemens se sont trouvés fort médiocres. La plupart d’entre nous couchèrent sous un kiosque ouvert. Il fallut encore s’ingénier pour se garantir de la fraîcheur de la nuit ; je me fis, avec quelques perches, de la ficelle, une de nos couvertures et ma moustiquaire, un petit logement aussi confortable que possible. Le souper se ressentit aussi un peu des circonstances. Le lendemain, l’aga nous fit quelques excuses. Son ton était distingué ; c’était un jeune homme de Constantinople, qui se regardait comme en exil dans cette petite charge. En sortant d’Arpas, nous aperçûmes plusieurs maisons d’assez bonne apparence, où nous aurions pu très bien nous caser, une entre autres, espèce de castel du moyen-âge, dont nos dessinateurs regrettèrent de n’avoir pu faire le croquis.

D’Arpas à la halte de Jeni-Scher, nous suivîmes une plaine fort monotone ; mais, à partir de ce dernier endroit, on entre tout-à-fait dans la montagne : ce sont de frais vallons, des cascades, de vrais bocages, où le laurier-rose tient toujours le premier rang, et, dans le fond, le mont Cadmus, qui, malgré les 25 à 27 degrés de chaleur que nous avons à supporter, porte encore des plaques de neige, ce qui, à une pareille latitude, suppose une hauteur de 2000 mètres. Je me retrouvai avec un vif plaisir dans les montagnes ; ce n’était plus l’air lourd de la vallée du Méandre, c’étaient les Vosges ou les Pyrénées, avec cette différence que la flore en était toute nouvelle pour moi ; aussi, M. Saul et moi, y avons-nous fait une abondante récolte.

Nous avons couché (sans puces !) à Karadja-Sou, très gros bourg assez industrieux, point mal bâti pour un bourg et même pour une ville de Turquie ; tout au pied est un vallon très enfoncé où l’on voit plusieurs moulins.

Geyra (Aphrodisias).

Nous étions vers midi au milieu des ruines de la ville antique d’Aphrodisias ; ce sont les plus belles que nous ayons encore vues. Il y a des portions de murailles bien conservées, un beau stade complet, des colonnades entières du temple de Vénus avec leurs chapiteaux et leurs frises. M. Texier, qui rentre à l’instant d’une première promenade aux ruines, est désolé de ce qu’on lui a enlevé un bas-relief qu’il avait beaucoup admiré à son dernier voyage ; il s’indigne que notre gouvernement, qui fait acheter à grands frais des objets d’art d’un mérite très contestable, laisse dépérir et disperser, sans en prendre sa part, tant de trésors répandus sur le sol de l’Asie mineure : il y a ici et à Magnésie du Méandre de quoi faire le plus beau musée du monde.

M. Texier avait beaucoup à faire à Geyra, pour mesurer et dessiner les restes du temple de Vénus et ceux du stade. Dix-huit colonnes du temple sont encore debout. Les alentours de cet édifice sont jonchés de sculptures du meilleur style ; on lit sur ces débris plusieurs inscriptions, une entre autres qui fait mention d’un don fait par Olympias, peut-être la mère d’Alexandre. Le marbre de ces fragmens est exploité journellement par un entrepreneur de tombeaux de la ville voisine de Karadja-Sou, et les morceaux les plus précieux périssent sous son ciseau barbare. Tel bas-relief représentant une danse de nymphes ou une chasse est destiné à prendre la forme d’un turban pour décorer, selon l’usage, la tombe de quelque croyant. Quel dommage ! La matière est si belle, que j’en ai ramassé un fragment dont je veux faire un presse-papier, en souvenir de l’antique Aphrodisias. Geyra recevait sans doute, à cause de son temple, un grand concours d’étrangers, à certaines époques de l’année, car le stade très bien conservé qu’on y voit encore est beaucoup plus vaste que ne le comporte l’étendue connue de la ville. Nous avons calculé que, comme à Claros, trente mille spectateurs au moins pouvaient prendre place sur les gradins. J’ai encore remarqué les restes d’un grand édifice que M. Texier croit avoir été un gymnase, et ceux d’un portique d’un goût charmant, encore composé d’un assez grand nombre de colonnes de marbre blanc, surmontées de tout leur appareil de chapiteaux, de frises, etc. En général, les proportions des colonnades de Geyra sont mignonnes ; on sent, pour ainsi dire, que la ville était consacrée à Vénus. Je m’attends au contraire à retrouver la sévère Pallas dans les ruines d’Athènes.

Les murs de Geyra, selon une inscription placée sur une des portes, ont été relevés sous Constantin ; on y voit enchâssées en quantité considérable des pierres sculptées, des débris de colonnes, ce qui prouve qu’avant cette époque la ville était déjà en décadence.

Nos archéologues ne se sont pas contentés de dessiner les monumens : M. de La Bourdonnaye a trouvé quelques instans pour faire le portrait d’un des hommes de l’aga, dont la physionomie et le costume nous avaient frappés. Il n’a fallu rien moins que l’ordre de l’aga pour déterminer cet homme à poser : il était inquiet de ce qu’on ferait de son portrait, et craignait quelque maléfice.

J’avais proposé une ascension au mont Cadmus (Baba-Dagh), qui domine Geyra. Cette idée de botaniste alléché par la vue des neiges avait plu à nos jeunes gens, et nous exécutâmes le projet dans la journée du lendemain. J’en ai été, pour ma part, bien récompensé par la récolte des plantes. J’ai retrouvé sur ces hauteurs une végétation analogue à celle de nos montagnes d’Europe ; boîtes, cartons, tout était plein. M. de La Guiche, de son côté, mesurait la montagne à l’aide du baromètre, et ne lui trouvait qu’une hauteur de 1,900 mètres environ. La position de cette montagne sur les cartes doit être rectifiée. Du sommet on jouit d’une vue très étendue : de tous les côtés où s’élève la chaîne du Taurus, mais surtout au sud-est, on aperçoit des sommets neigeux ; au nord, on découvre, au-delà du Lycus, affluent du Méandre, les blanches cascades d’Hierapolis, dont je te parlerai tout à l’heure. Si c’est toujours un vif plaisir que de gravir les hautes montagnes, à plus forte raison doit-on l’éprouver dans un pays où les vallées, au mois où nous sommes, sont accablées sous le poids de 36 à 40 degrés centigrades de chaleur. Nous avons eu le surlendemain 40 degrés dans le défilé par où s’échappe le Lycus ; à la vérité la roche voisine était crayeuse et reflétait avec une violence inaccoutumée les rayons du soleil.

Le village de Geyra est un des plus misérables qu’on puisse imaginer ; la moitié des maisons tombe en ruine, l’autre n’a pas dix ans à durer. La pénurie de toutes choses en chassera les habitans ; les impôts excessifs, le mauvais régime administratif, la paresse innée de la population, s’en vont ainsi faisant de toute l’Asie mineure un désert.

L’aga nous avait invités à dîner pour le dernier jour que nous devions passer à Geyra ; mais c’était une politesse intéressée : il comptait sur un présent. Nous nous sommes donc excusés avec d’autant plus d’empressement, que sans doute son dîner n’aurait pas valu le nôtre, ce qui n’est pas beaucoup dire.

Pambouk-Calessi (Hierapolis).

Après avoir franchi par un chemin assez facile le col qui sépare la vallée de Geyra de celle de Thavas dans l’ancienne Carie, nous sommes arrivés près de Kizildgi-Buluk, village composé de mauvaises huttes en terre et d’un aspect misérable, comme tous les autres ; nous l’évitons pour cause de peste, et nous allons coucher dans les dépendances d’une maison de campagne du pacha de Thavas, maison plantée au milieu d’une cour et sans jardin, du reste d’assez bon goût. Quelques grands arbres et une fontaine sont auprès ; il n’en faut pas davantage pour des Turcs, même de distinction. Le lendemain, nous étions partis avant le lever du soleil ; nous eûmes de nouveau l’occasion de remarquer combien dans ce climat l’aurore, comme le crépuscule, a peu de durée. Le jour y apparaît presque subitement et s’en va de même ; on est privé du charme de ces longs crépuscules que l’Orient peut envier à nos contrées ; en revanche, les nuits sont constamment d’une beauté incomparable.

Le col qui, de la vallée de Thavas, conduit dans celle du Lycus, où commence l’ancienne Phrygie, m’a fourni quelques plantes rares ; ces passages entre deux vallées offrent généralement une végétation très riche. À chaque pas, j’étais obligé de descendre de cheval ; heureusement notre caravane marchait assez lentement pour permettre à M. Saul et à moi de faire notre cueillette sans rester en arrière. Les montagnes sont bien boisées ; les pins y atteignent une taille plus élancée qu’ailleurs ; le sol est argileux et présente çà et là des effondremens pittoresques. L’abondance des eaux y est remarquable. Au milieu du jour, nous avons fait notre kief au bord d’un ruisseau ; mais nous y trouvâmes peu d’ombre. Si nous avions poussé à une lieue plus loin, nous nous serions reposés à la source abondante du Lycus, espèce de Vaucluse, sortant à flots pressés du flanc de la montagne sous de beaux platanes.

À partir de ce lieu, nous avons encore mis quatre grandes heures pour gagner Pambouk-Calessi (Hierapolis, ville sainte). Le chemin, après être sorti du défilé du Lycus (celui-là même où nous avons éprouvé 40 degrés centigrades de chaleur), passe auprès des ruines peu distinctes de Laodicée du Lycus, l’une des églises de l’Apocalypse, et traverse ensuite une vaste plaine inculte. Au fond et adossées à une montagne sont les huttes de Pambouk-Calessi, habitées pendant l’été par des Turcomans. Il était nuit quand nous y arrivâmes. Nous nous casâmes comme nous pûmes, les uns dans une hutte, les autres sous l’un des deux seuls arbres de la localité ; l’autre servit d’abri à nos bagages, mais celui de nos domestiques qui était préposé à leur garde eut beaucoup à souffrir pendant la nuit des procédés inconvenans des cigognes perchées sur les branches. À la clarté de la lune, nous prîmes une première vue des cascades qui tombent de la montagne ; dès le matin, nous étions arrêtés à les contempler. Figure-toi des ruisseaux de lait tombant de près de deux cents pieds : je n’exagère point. Des sources abondantes d’eau thermale sortent du plateau qui domine la montagne et sur lequel était située la ville antique d’Hierapolis ; ces eaux, très claires à l’endroit où elles s’échappent du plateau, contiennent une énorme quantité de substance calcaire dissoute à la faveur d’une haute température et sans doute d’un excès d’acide carbonique. À mesure qu’elles coulent, la température s’abaisse, le gaz se dégage, et la substance calcaire se dépose en masses blanches, compactes, de toutes formes, par dessus lesquelles les eaux nouvelles se fraient des passages à mesure que les anciens canaux les repoussent en s’oblitérant. De même que, dans les cascades des glaciers, l’eau forme des stalactites de glace, ici l’eau se fige en pierre. La fontaine incrustante de sainte Allyre, auprès de Clermont, présente en petit le même phénomène ; il atteint ici des dimensions colossales. Dans la suite des siècles, les sources ont formé toute une montagne avec de nombreuses ramifications qui s’étendent dans la plaine comme autant de coulées de lave. C’est un des spectacles les plus singuliers qu’on puisse voir ; je le place bien au-dessus de celui que j’avais admiré dans les grottes d’Adelsberg en Illyrie. Strabon décrit les cascades d’Hierapolis telles qu’elles se présentent de nos jours ; seulement on ne trouve plus de traces de l’antre (Plutonium), qui dégageait de l’acide carbonique comme la grotte du Chien près de Pouzzoles : les concrétions l’auront sans doute comblé.

Les ruines d’Hierapolis sont très étendues ; elles se composent principalement, 1o des thermes : plusieurs voûtes sont intactes, et tout le plan en est beaucoup plus reconnaissable que celui d’aucun des thermes de Rome ; 2o d’un théâtre conservé avec son proscenium aussi bien, ou peu, s’en faut, que l’Odéon de Pompeï ; 3o d’une église chrétienne réduite à quelques arcades ; 4o de plus de deux cents tombeaux avec des inscriptions, placés à la sortie de la ville, comme le sont ceux de Pompeï. Un grand nombre de ces tombeaux sont entiers ; chambre sépulcrale, triclinium pour les repas funèbres, rien n’y manque. Tous ces monumens sont au reste plus remarquables par leur étendue et leur conservation que par la matière : ils sont bâtis avec la pierre même formée par les vieilles concrétions des sources, et qui ressemble beaucoup au travertin de Rome.

Les sources d’Hierapolis étaient fameuses dans l’antiquité : c’était le Carlsbad de l’Asie. Aujourd’hui elles sont encore fréquentées par les habitans du pays, qui s’y rendent en caravanes de tous les environs. Nous avons trouvé plus de cent Turcs établis dans les thermes, et qui dans la soirée ont été remplacés par d’autres. Nous nous sommes baignés aussi deux fois dans la journée ; l’eau était excellente, douce et onctueuse.

Dans d’autres circonstances sanitaires que celles où se trouvait la vallée du Méandre, nous serions restés quelques jours de plus à Pambouk-Calessi, où nos antiquaires auraient eu beaucoup à travailler. Quant à moi, à l’exception de quelques plantes aquatiques, d’algues toutes semblables à celles que j’avais observées à Néris, j’ai trouvé peu de botanique à y faire.

C’est ici que nous avons pu voir pour la première fois des visages de femmes musulmanes. Les Turcomanes ne se cachent pas la figure devant les hommes ; elles feraient tout aussi bien de se voiler, car elles sont généralement très laides. M. Texier a pourtant fait le portrait de deux d’entre elles, mais comme objets d’histoire naturelle seulement.

Ala-Cheher.

L’Orient ne ressemble guère à ce que tu connais des pays étrangers ; il y faut une volonté ferme et une bonne constitution pour supporter toutes les difficultés dont la route est, en quelque sorte, hérissée : figure-toi un pays où l’on ne trouve ni pain, ni vin, ni légumes, ou peu s’en faut, ni lits, ni tables ; enfin, rien de ce qui constitue la vie la plus ordinaire en France. Au lieu de pain, on mange du pita, espèce de galette mince comme des mouchoirs. Nous échappons à cette détestable chère en faisant faire de ville en ville, sous nos yeux, des biscuits qui, deux jours après, ne sont mangeables, pour les mâchoires les mieux endentées, que lorsqu’on les a fait tremper dans l’eau. Le café est la seule liqueur stimulante que l’on connaisse dans la plus grande partie du pays. Bien nous a pris de nous munir de couchers portatifs, car nous n’aurions eu, pour nous reposer, que des nattes ; encore, si l’on pouvait dormir tranquillement sur son matelas ! mais toutes les maisons sont infestées d’insectes ; et quant à coucher en plein air, je ne m’y résous, dans la crainte des nuits trop fraîches, qu’à la dernière extrémité, malgré le secours de ma seconde couverture et de ma moustiquaire.

Certainement ce que nous faisons dépasse tant soit peu les forces et la patience des voyageurs ordinaires. Nous parcourons d’ailleurs des contrées très peu connues, où les cartes sont pour ainsi dire à chaque pas en défaut. Malgré l’habitude que possède M. Texier du pays en général, nous nous sommes souvent trompés sur les distances ; mais, sans lui, il eût été vraiment téméraire d’entreprendre une pareille tournée. Non pas qu’il y ait du danger ; nulle part nous n’avons rencontré les périls qu’on pourrait supposer dans des lieux aussi écartés. Seulement il y a un apprentissage tout spécial à faire en Orient, et l’expérience qu’on peut avoir acquise en Allemagne et en Italie ne sert pas à grand’chose, quand de Smyrne on s’enfonce, comme nous l’avons fait, dans le cœur de l’Asie mineure. Aujourd’hui nous serions capables de faire à notre tour des élèves.

Ce qu’il y a de pis, c’est que l’état sanitaire du pays oblige souvent à une foule de précautions gênantes ; la peste règne toujours ou couve en quelque coin : elle est endémique dans l’Orient. D’Aïdin jusqu’ici, nous avons évité avec soin les villages suspects, et il y en avait plusieurs dans la vallée du Méandre et ses dépendances, que nous venons de quitter. Il en est un entre autres (Bullada) où nous devions coucher il y a deux jours, mais d’où le prudent Méhémet, notre kawas, nous a écartés aussitôt qu’il eut pris ses informations ordinaires. Grace à lui, nous avons pu ne rien changer à l’ensemble de notre itinéraire depuis Aïdin, et voir, sans accident, un pays que nous aurions beaucoup regretté de ne pas connaître. Nous sommes actuellement dans une contrée séparée de la vallée du Méandre par des montagnes, et très saine ; d’ici à Constantinople, il n’y a pas la moindre contagion. Au reste, il faudrait absolument renoncer à parcourir le Levant si l’on se préoccupait de la peste outre mesure ; dès Syra, on nous en avait fait un épouvantail ; à entendre quelques personnes, elle sévissait à Smyrne ; tout s’est réduit à un petit nombre de cas bientôt comprimés. À moins que la maladie ne soit très répandue (et alors on reste chez soi), on en est quitte pour l’ennui de se garer sans cesse. On s’y accoutume comme à la mauvaise chère, comme aux mauvais gîtes, et l’on a, en définitive, la satisfaction d’avoir fait connaissance avec les contrées les plus faites assurément pour exciter une noble curiosité.

À peu de distance du village de Pambouk-Calessi, nous avons fait la rencontre de deux hommes de très mauvaise mine, qui nous ont adressé des questions assez inquiétantes sur notre route, sur l’argent que nous pouvions avoir. Nous avons cru un instant que nous aurions dans les montagnes voisines quelque petite aventure de mélodrame. À tout hasard, nous avons mis nos fusils et pistolets en évidence ; mais la rencontre s’est réduite à rien. Il est dit que j’entendrai toujours parler de brigands, et que je n’en verrai jamais, même en Asie.

Après neuf heures de marche assez pénible, dont un tiers dans la montagne et le reste dans une plaine insignifiante, mais pas trop mal cultivée pour la Turquie, nous avons gagné la ville d’où je t’écris en ce moment, Ala-Cheher, l’un des points, après Afioum-Karahissar, que nous laissons à l’est, où était autrefois concentrée la culture du pavot à opium. Cette industrie est aujourd’hui à peu près nulle. — Je ne puis te rien dire d’Ala-Cheher, si ce n’est que la ville est à moitié entourée de mauvaises murailles du bas-empire, que les abords immédiats en sont aussi dégoûtans de saleté que de loin l’aspect en est agréable. Toute cette matinée-ci a été consacrée au repos, à la toilette, dont nous avions tous excessivement besoin, et à la causerie.

Koulah.

Deux de nos compagnons sont allés voir le mutselim ou gouverneur d’Ala-Cheher, qui les a beaucoup fait fumer, mais ne leur a donné aucune information utile ; il est ce que les Turcs appellent une grosse tête, c’est-à-dire un homme de peu de moyens. Son collègue de Koulah, que nous avons vu le lendemain, est un tout autre homme, de même que sa ville est tout le contraire d’Ala-Cheher, c’est-à-dire remarquablement propre et mieux bâtie que ce que nous avions vu jusqu’alors. Le mutselim de Koulah est encore jeune ; il s’appelle Ismaël ; il est fils de Véli, ancien pacha en Thessalie. Ce Véli a eu la tête tranchée lors de la révolte du fameux Ali, pacha de Janina, dont il était gendre ; notre Ismaël est donc petit-fils d’Ali. Dès qu’il eut appris notre arrivée à Koulah, il s’est empressé de nous faire une visite ; nous l’avons reçu de notre mieux, et lui avons témoigné notre gratitude pour l’excellent logement qu’il nous avait fait donner, une des meilleures maisons grecques de la ville. La conversation, qui avait lieu par l’intermédiaire de notre interprète juif, fut assez animée. Il était facile de reconnaître dans notre interlocuteur un homme de bonnes manières, qui sait son monde. Mais tout ne s’est pas borné de sa part à des complimens ; peu de temps après qu’il nous eut quittés, nous avons vu arriver tout un dîner qu’il nous envoyait en cadeau.

Le lendemain, nous sommes restés à Koulah ; nous ne pouvions pas faire moins pour un mutselim aussi aimable. D’ailleurs, la situation de la ville au pied d’un ancien volcan dont les coulées sont aussi parfaitement conservées qu’en aucun lieu d’Auvergne, et quelques sculptures antiques que M. Texier avait entrevues la veille, auraient suffi pour nous retenir. Une fois les courses faites, nous sommes allés rendre au mutselim sa visite ; il nous attendait, et nous reçut avec de grands honneurs ; les tambours battaient aux champs, et toute sa maison était sur pied, en grande tenue. Ce que nous avons ensuite fumé de pipes et bu de petites tasses de café est incalculable. Quand nous avons pris congé, nous avons trouvé dans la cour de beaux chevaux sellés pour nous mener à la promenade, et nous sommes sortis en caracolant ; pour nous qui depuis si long-temps montions de pauvres chevaux éreintés, c’était un plaisir de prince. En rentrant, nous avons délibéré entre nous sur ce que nous pourrions faire pour reconnaître tant de politesses, et nous avons pris le parti d’envoyer à l’aimable mutselim, par l’intermédiaire officiel de notre kawas, un de nos fusils à deux coups ; notre présent fut très bien reçu, et, bientôt après, un dîner plus copieux, plus soigné que le premier, accompagné de petits cadeaux pour chacun de nous et d’un énorme sac de tabac à fumer, nous a été envoyé de la part du mutselim. Parmi les mets s’en trouvait un des Mille et une Nuits, une espèce de coulis de volailles à l’eau de roses. Ismaël nous avait envoyé aussi du porter de Londres, que nous ne nous attendions guère à boire au fond de la Phrygie ! Dans la soirée, nouvelle visite du mutselim ; nous étions tous en belle humeur, M. de Mieulle avait fait du punch, et la conversation dura jusqu’à minuit. Nous nous séparâmes enfin très bons amis, et non sans lui avoir fait promettre de venir nous voir à Paris, ce qu’il fera probablement, si son gouvernement le lui permet. Un beau jour, nous verrons arriver chez nous Ismaël-Bey, porteur de ma carte de visite, que je lui ai laissée comme souvenir, avec la date de notre passage à Koulah.

Au Jaïla de Ghediz.

En quittant Koulah, nous avons suivi pendant la moitié de la journée la coulée d’ancienne lave dont je t’ai déjà parlé, jusqu’aux bords de l’Hermus, cette même rivière qui se jette dans la mer auprès de Smyrne. Elle est là assez voisine de sa source. Notre kief eut lieu aux bains d’eau thermale de l’Émir (Emir-Hamam) ; les eaux ont une température de 50 degrés centigrades. Nos compagnons s’y sont pourtant baignés, mais ils ne s’en sont pas bien trouvés. M. Saul et moi avons prudemment évité de mettre notre peau à pareille épreuve. Tout auprès du petit dôme des bains, on voit sculptées sur un rocher des figures d’une haute antiquité, dans le genre de celles que nous avons remarquées près de Nymphio. — Le reste de la journée fut insignifiant sous le rapport pittoresque, mais nous fîmes une assez belle récolte de plantes. Nous traversions un pays de collines argileuses décharnées, qui me rappelait les tristes environs de Digne dans la haute Provence.

Selendi est un mauvais village, situé sur un petit affluent de droite de l’Hermus. Nous logeâmes dans une maison appartenant à deux jeunes enfans qui avaient perdu récemment leurs parens. On nous dit que l’aga convoitait le bien de ces orphelins, et nous nous étions intéressés à leur sort. Si le village eût été compris dans le territoire de Koulah, nous leur aurions fait rendre justice par notre ami le mutselim ; mais c’eût été toute une négociation diplomatique que d’entreprendre de les recommander aux autorités supérieures de Kutaya, à vingt-cinq lieues de là. D’ailleurs le rôle de défenseur des opprimés est plus scabreux en Turquie que partout ailleurs, et nous y avons renoncé, bien qu’à regret.

La journée suivante fut plus maussade. Nous traversâmes tout le reste du massif qui nous séparait du cours supérieur de l’Hermus ; nous n’avions pour toute perspective que des montagnes parsemées de bois rabougris. La chaleur était très forte. Le kief de midi fut des plus mauvais, nous n’avions pour tout ombrage que des paliures épineux ; mais il y avait en ce lieu un puits qui heureusement contenait encore assez d’eau pour abreuver nous et nos chevaux. Les pauvres bêtes firent un chétif repas. Nos surudjis n’avaient point emporté d’orge, comptant, comme ils le faisaient ordinairement par économie, sur la ressource de ces pâturages vacans qui appartiennent au premier passant, et qui jusqu’alors avaient suffi à sustenter leurs animaux.

La couchée de Derbent, dans un assez joli konak dominant l’Hermus, fut meilleure que la journée. Derbent est un nom générique qui signifie défilé. À partir de Derbent, le pays redevient agréable. On suit d’abord l’Hermus pendant les trois quarts d’une journée, et l’on remonte ensuite le petit affluent de Ghédiz quand on veut, comme c’était notre intention, se diriger au nord vers Azani (Tchavder-Hissar, château du Seigle). La vallée de l’Hermus, dans cette partie, ressemble beaucoup à celle du Cher dans les environs de Saint-Amand ; M. Saul en a été frappé comme moi. Nous fîmes un excellent kief auprès d’un moulin, que nous avons désigné sur notre itinéraire sous le nom de moulin des Platanes. Autant le kief de la veille avait été maudit, autant celui-là reçut de bénédictions ; nous avions de l’eau et de l’ombre en abondance. De plus, nous avions des oignons crus pour assaisonner nos œufs durs ; tu vois que rien n’y manquait.

La petite ville de Ghédiz, acculée à des roches volcaniques, comme le Puy en Vélay, ne nous aurait donné qu’un gîte exécrable. D’ailleurs nous désirions aller plus loin. Quelques-uns d’entre nous y passèrent seulement pour prendre des provisions ; les autres continuèrent la route avec les bagages. Nous nous rejoignîmes tous à moitié chemin de la montagne qui sépare le bassin de l’Hermus de celui du Rhyndacus. Je me sers toujours de préférence des noms de la géographie ancienne pour les cours d’eau. Ce point de passage est, comme tous les cols séparant deux vallées, riche en plantes : nous ne pouvions pas, M. Saul et moi, suffire à les ramasser. Dans la soirée, nous eûmes froid ; nous étions arrivés à une assez grande hauteur. Nous couchâmes, très près et au-delà du col, dans un de ces villages de montagne appelés Jaïla, habités par des Turcomans. Nous retrouvions dans ce lieu sauvage les chalets de la Suisse, bâtis en troncs d’arbres. Le thermomètre ne marquait que 12 degrés centigrades ; il y avait loin de là aux 40 degrés du défilé du Lycus, huit jours auparavant. Il nous était resté encore assez de jour pour jouir de la vue qui s’offre sur tout le pays au sud et à l’est de ce jaïla. C’est dans la dernière de ces directions que s’élève le Mourad-Dagh, haute montagne neigeuse ; sur ses flancs, il existe des eaux thermales assez fréquentées par les gens du pays. Quand la nuit fut venue, nous aperçûmes des feux allumés en grand nombre par les baigneurs, campés, comme ceux d’Hierapolis, auprès des sources.

Azani.

Nous descendons dans la plaine d’Azani : le pays est fertile, assez bien cultivé. Au milieu de cette plaine, au bord du Rhyndacus, sur lequel sont jetés deux ponts antiques bien conservés, s’élèvent les belles ruines d’un temple dédié à Jupiter. Dix-huit colonnes formant presque en entier deux des côtés du portique, et les parties correspondantes de la cella, sont encore debout, de sorte qu’on se représente parfaitement l’ensemble tel qu’il existait autrefois. Toute la distribution, les escaliers, les voûtes subsistent encore. L’enceinte extérieure du temple est aussi fort reconnaissable. Du côté où s’élevait la façade, aujourd’hui détruite, la plate-forme était soutenue par des arcades au milieu desquelles on avait pratiqué un grand escalier servant de communication entre le temple et le quartier de la ville bâti sur les bords du Rhyndacus : cet ensemble devait être majestueux. Sur les murs de la cella, on lit plusieurs inscriptions qui rappellent des dons faits au temple ; l’une d’elles est une lettre de l’empereur Titus aux magistrats d’Azani. Dans un précédent voyage, M. Texier a relevé ces inscriptions. À peu de distance du temple se trouvent des ruines informes, dont il est difficile de déterminer l’ancien état, et plus loin un théâtre avec un stade qui lui est contigu. Ces deux derniers monumens ne sont pas d’une construction comparable à celle du temple, mais ils ont aussi leur mérite. Les gradins du théâtre font face à la montagne de Mourad-Dagh. À chaque pas, aux environs du temple et sur les bords du Rhyndacus, on trouve des sculptures charmantes ; les parapets même des quais, encore très visibles, sont ornés de figures de très bon goût ; beaucoup de pierres tumulaires sont mêlées à ces débris ; M. Texier en a dessiné plusieurs.

Les ruines d’Azani ont été découvertes vers 1826 par MM. Alexandre et Léon de Laborde : elles feraient la fortune d’une ville d’Italie, où elles seraient l’objet d’une espèce de culte artistique. En Asie, elles sont livrées à l’ignorance et à la brutalité, qui les mutilent chaque jour pour en retirer les matériaux des plus ignobles constructions.

Tauchanleu.

Nous avons couché à Tauchanleu (Ville des Lièvres), petite ville placée sur les cartes à l’est d’Azani, tandis qu’elle est en plein nord, dans la vallée du Rhyndacus, qui, à cet endroit, est le pays le plus peuplé, le mieux cultivé que nous ayons encore rencontré. Des hauteurs qui dominent la vallée, sur la route que nous venions de faire, nous avions eu dans le lointain une vue complète de la chaîne de l’Olympe, qui présente un front très étendu, chargé de nuages à son extrémité nord-ouest. C’est cette chaîne qui nous restait à traverser pour atteindre Brousse.

Au moment de quitter Azani, nous avions été sur le point de voir arrêter judiciairement nos surudjis ; ils avaient été dépistés par deux de leurs créanciers qui étaient venus d’Ouschak, leur pays, pour réclamer paiement. Mais l’aga du village, ayant eu connaissance du marché que nous avions fait avec les débiteurs pour notre transport, avait consenti à les laisser partir. Les créanciers prirent alors le parti de nous suivre, dans l’espoir d’être payés par nous à Brousse, sur le prix convenu avec les surudjis : nous les avons laissés dans cette douce illusion. Le fait est que nous-mêmes sommes en avance, parce qu’au départ de Smyrne nous avons fourni de quoi compléter l’achat du nombre de chevaux nécessaire, de telle sorte que les créanciers n’auront pas d’autre ressource, s’ils persistent à nous suivre à Constantinople, que de faire vendre quelques chevaux. Mais déjà l’un des créanciers, fatigué de courir avec nous dans les montagnes, a lâché prise, et je ne sais pas trop ce que l’autre est devenu aujourd’hui. Nous les avions pourtant laissés paisiblement s’installer dans notre troupe, manger et fumer avec nos gens.

Couvourla.

Nous avons quitté Tauchanleu assez tard dans la matinée. Vers midi il fut question de faire kief pour déjeuner, tout en envoyant nos bagages en avant pour ne point perdre de temps. Comme j’avais eu soin de me munir d’un pain, de deux oignons et d’un morceau de fromage, je me décidai à suivre les bagages et Méhémet, notre kawas, qui les accompagnait. Le reste de la troupe devait nous rejoindre assez promptement ; mais il en fut autrement. Le pays nous était inconnu, Méhémet n’avait pas pris des informations suffisantes, et tandis que ces messieurs se dirigeaient vers Couzourdja, l’étape convenue, Méhémet et moi, nous nous enfournions, avec les bagages, dans la chaîne de l’Olympe. J’allais toujours herborisant et admirant les magnifiques forêts de pins et de hêtres où nous étions entrés, lorsque nous nous trouvâmes séparés nous-mêmes des bagages. Méhémet s’aperçut enfin que nous étions égarés, dans la vallée la plus romantique, il est vrai, mais bien et duement égarés. Heureusement nous rencontrâmes un berger, qui nous conseilla de rétrograder. Nous retrouvâmes alors les bagages, déchargés par les surudjis dans une éclaircie de la forêt. Le jour tombait, il n’y avait pas moyen de sortir de là : je me décidai bientôt à coucher en ce lieu. Je dressai mon lit sous l’abri d’une de mes couvertures, au pied d’un arbre ; un grand feu fut allumé, et je fis mon souper d’un reste de pain enfoui dans une de mes sacoches, d’un coup de raki (eau-de-vie de grains du pays aromatisée avec du mastic de Chio), et d’une tasse de café ; car, quand on voyage avec des Turcs, on a toujours du café. Les miens étaient pourvus d’une poêle à torréfier le café et d’un petit moulin. J’eus encore le temps, avant la nuit close, de mettre dans les papiers mon abondante récolte de la journée ; assis ensuite auprès du feu, où mes gens entassaient des arbres entiers, et fumant ma pipe, j’étais absorbé par la contemplation du tableau qui m’entourait. À peu de distance de là, des bergers de la montagne avaient fait aussi un feu et bivouaquaient comme moi. Ils s’étaient approchés un instant, attirés par une curiosité qui paraissait bienveillante. Il ne m’est pas venu un instant l’idée qu’avec ma petite escorte et mes bagages en garde, je pusse courir le moindre péril dans ce lieu isolé. Pendant ce temps, Méhémet était reparti à la recherche de nos compagnons, dans la direction du village le plus voisin. Il devait leur proposer, s’il les rencontrait, de venir me rejoindre au bivouac ; mais il ne les trouva pas, et revint deux heures après avec des provisions désormais inutiles pour mon souper, et un pauvre mouton destiné au repas du lendemain. Méhémet avait eu soin aussi d’amener quatre hommes armés pour faire la garde auprès de nous, précaution sans doute assez inutile, mais qui complétait le tableau de mon bivouac. Je n’ai jamais mieux dormi que cette nuit-là.

Le lendemain, d’assez bon matin, je fus réveillé par la voix de nos compagnons qui, de Couzourdja, s’étaient dirigés vers le point où j’étais resté d’après les indications d’un des créanciers de nos surudjis ; cet homme s’était séparé de nous la veille, lorsqu’il s’était aperçu que Méhémet s’égarait. Ils avaient été inquiets pour moi, moins à cause des contes de voleurs dont notre interprète Moyse, le plus poltron de la troupe, les avait entretenus, et que l’aga même du village ne laissait pas d’appuyer, qu’à cause de la disette de vivres dont ils supposaient que j’avais souffert. Mais ils avaient été réellement plus à plaindre que moi à Couzourdja, en ce qu’ils n’avaient point leurs lits, et qu’ils avaient été obligés de coucher sur des nattes. Notre réunion fut très gaie, et célébrée par un café au lait général.

Cette journée a été, sans contredit, l’une des plus remarquables du voyage ; notre route nous a conduits dans de vastes forêts à perte de vue et d’une beauté ravissante ; les Pyrénées espagnoles n’ont que des bouquets en comparaison des forêts de l’Olympe : le hêtre, dans ses plus hautes dimensions, est l’essence dominante. Nous n’avions cette fois, en fait d’abris pour notre kief, que l’embarras du choix. Nous choisîmes une vaste éclaircie revêtue d’un gazon excellent pour nos chevaux : tout autour, la forêt nous offrait ses formes les plus pittoresques.

Nous couchâmes sur la lisière des bois, au village de Couvourla. Nos surudjis, qui ont intérêt à faire durer le voyage, puisqu’ils sont payés à la journée, auraient pu nous mener à une ou deux lieues plus loin, ce qui nous aurait bien avancés pour le lendemain ; mais ils prétendirent que le premier village était extrêmement éloigné. Il en résulta que nous eûmes un mauvais gîte, encore gâté par une pluie assez froide.

Brousse.

De Couvourla à Brousse, nous avons eu quatorze heures de route à cheval ; nous n’avons pas fait, de propos délibéré, une marche si fatigante, mais nous avons été trompés sur la distance : nos surudjis avaient beau dire que la journée serait trop forte, nous ne voulions plus les croire. Bref, nous n’étions rendus au gîte qu’à dix heures et demie du soir, par une nuit assez noire. Un orage avait grossi les torrens qui descendent de l’Olympe, et nous avons failli être obligés de coucher à la belle étoile en attendant que les grandes eaux se fussent écoulées. Heureusement nous sommes tous arrivés, gens et bêtes, sans encombre à notre destination. Méhémet, qui nous avait précédés de quelques heures, nous avait choisi une maison grecque très grande et très comfortable, et nous avons bientôt oublié les fatigues de la journée. Le seul souvenir qui restera est celui du beau pays que nous avons traversé. En avant de Couvourla, dans une plaine dont les eaux appartiennent au bassin de la mer Noire, est la petite ville d’Ainigheul ; plus loin, Acsou au débouché d’une gorge de l’Olympe ; enfin, au détour d’un des contreforts de la grande chaîne, l’œil embrasse à la fois la vallée de Brousse, renommée dans tout l’Orient par la richesse de sa végétation et l’abondance de ses eaux, et la ville elle-même, une ville de quatre-vingt à cent mille ames, bâtie en amphithéâtre au milieu des jardins, au pied de l’Olympe ; je cherche pour toi un terme de comparaison, et je ne trouve que la vallée du Grésivaudan en Dauphiné. Les noyers, les châtaigniers, les platanes gigantesques, forment la masse de la végétation avec les mûriers qui sont la principale richesse du pays ; tu sais que Brousse est assez célèbre par ses soieries.

Aujourd’hui chacun a fait une toilette complète, nous en avions tous besoin après tant de jours de courses continues. Le tailleur, le sellier, la couturière, ont été appelés au secours de nos effets délabrés ; après quoi nous avons fait sur la terrasse de notre maison un déjeûner des plus agréables, d’autant que de ce lieu on découvre toute la ville et ses environs : nous avions de la peine à compter le grand nombre des minarets qui s’élancent du milieu des édifices et de la verdure.

Nous resterons ici quelque temps. M. Herbet nous précédera à Constantinople ; il part demain matin, emportant nos lettres. La mort du sultan Mahmoud, que nous avons apprise hier en arrivant ici, l’a déterminé à hâter son arrivée dans la capitale de l’empire, afin d’y recueillir des informations sur les évènemens qui ont eu lieu ou qui se préparent.

Nous craignions d’abord que la mort du sultan ne fût le signal de quelques troubles, et que notre voyage n’en fût dérangé ; mais l’agent consulaire de France dans cette ville, M. Crépin, nous a dit que l’avénement du nouveau souverain, le jeune prince Abdul-Medjid, avait eu lieu sans la moindre opposition. Tout est calme à Constantinople comme ici ; personne ne songe à bouger : l’esprit janissaire paraît avoir été éteint complètement dans le sang de cette milice fameuse, et la nation est plongée dans une apathie telle que la prise même de Constantinople par les Russes ne la troublerait pas. Nos politiques de Paris vont sans doute s’évertuer sur les nouvelles du jour ; ils vont voir tout l’Orient en feu, et les grandes puissances européennes aux prises. Il y a tout à parier, au contraire, que le statu quo, si commode pour tout le monde, sera maintenu à grand renfort de protocoles. Notre pauvre France surtout n’est guère préparée à tirer parti des circonstances, avec son gouvernement si contesté. Quand on a chez soi des émeutes périodiques, on ne pèse pas beaucoup dans la grande balance. Cette idée me chagrine, en songeant au rôle que nous devrions jouer dans l’Orient, non pas sans doute pour y faire des conquêtes, mais pour y étendre notre influence et notre commerce.

Brousse, conquise par Orcan, a été pendant plusieurs siècles le siége de l’empire des sultans ; Brousse est la seconde capitale de l’empire ottoman, c’est le Moscou des Turcs. Aussi cette ville porte-t-elle un caractère d’antiquité respectable. Là sont les souvenirs de la nation, ses anciens souverains y reposent, et la religion veille sans cesse auprès d’eux. Nous avons commencé notre tournée par le tombeau d’Orcan, le vainqueur de Brousse ; ces monumens se ressemblent à peu près tous, ce sont des édifices en rotonde ; sur une estrade sont placés des sarcophages en pierre ou en plâtre revêtus de riches étoffes : le turban et la ceinture sont déposés auprès de la tête. Je suppose qu’on renouvelle ces ornemens de temps à autre. Des prêtres sont chargés de réciter journellement des prières auprès de ces tombeaux. À côté de ces sarcophages, on en voit d’autres moins ornés et de diverses grandeurs : ce sont ceux des sultanes et des princes morts en bas-âge, la plupart de mort violente, suivant le procédé ancien qui avait pour but d’éviter les conflits de succession. Il serait trop long d’énumérer tous les monumens de ce genre que nous avons vus ; M. de Hammer, dans un ouvrage spécial sur Brousse, en a donné la description détaillée, ainsi que celle des mosquées.

La grande mosquée (Uloudjami) est grande et belle ; nous avons pris un plaisir infini à en examiner l’ensemble et les détails. Un certain nombre de Turcs y étaient rassemblés ; les uns priaient tournés vers la Mecque, les autres faisaient leurs ablutions à la fontaine de marbre placée au centre de l’édifice, d’autres étaient en contemplation, ou même dormaient tout de bon sur les nattes. Nous n’avions encore vu que les mosquées mesquines de Smyrne ; celle-ci nous a fait comprendre l’Orient religieux tout entier. Il y en a plusieurs autres très intéressantes aussi, notamment celle du sultan Bajazet, voisine de son tombeau, de ce même Bajazet qui fut renfermé par Tamerlan dans une cage de fer. Cette mosquée est située à l’est de la ville, sur un mamelon isolé, et elle est précédée d’un portique très élégant. Une autre, celle de Mahomet II, toute revêtue de fayence de couleur, a présenté à M. Texier un intérêt particulier ; du haut du minaret, on jouit d’une vue complète de Brousse.

Le Vieux-Château, ancienne résidence des premiers sultans, d’où l’œil embrasse toutes les parties de la ville, n’offre plus aujourd’hui que des pans de murs ruinés ; il a fourni à M. de Hammer une longue tirade à effet sur les magnificences orientales que ce lieu rassemblait jadis. Son imagination reconstruit les kiosques des sultanes, fait reverdir les ombrages et couler les fontaines au son des mandolines, comme au temps d’Orcan. Aujourd’hui un jardin potager, cultivé par une pauvre famille grecque, remplace tout cela.

Les tombeaux d’Amurat, situés à un quart de lieue à l’ouest, sont fort mal entretenus, mais remarquables par les deux magnifiques platanes qui les ombragent.

Les bains d’eau thermale sont à une demi-lieue de Brousse, aussi du côté de l’ouest. La température de ces bains célèbres est celle de l’eau bouillante ; aussi les baigneurs se contentent-ils de s’exposer à la vapeur que dégagent les sources dans les étuves. En quelques secondes, on est baigné de sueur ; de l’étuve, on passe dans la salle tempérée, puis on rentre dans la salle froide, où l’on se rhabille : c’est la distribution des bains antiques. La construction de ceux de Brousse n’a rien de monumental ; ce sont des rotondes surmontées de coupoles et éclairées par le haut au moyen de verres épais comme les cabines des navires. Tout le monde, sans distinction d’état et de religion, y est admis ; il y a un jour de la semaine réservé pour les femmes. L’espèce humaine n’est pas la seule qui profite de ces eaux salutaires ; nous y avons vu amener un beau cheval qui s’y tenait fort tranquille et paraissait se plaire beaucoup aux frictions et aux lotions auxquelles on le soumettait.

Il y avait à Brousse spectacle de marionnettes, divertissement fort goûté des Turcs. Nous nous sommes rendus au lieu du spectacle, près de Bounar-Baschi, la grande source de la ville, et nous avons pris place. De ma vie, je n’ai vu rien d’aussi dégoûtant. Les scènes représentées sont d’une obscénité révoltante, et il paraît que les paroles sont à l’avenant. Le Karagheuz, espèce de polichinelle turc, laisse bien loin derrière lui ses confrères de Naples et de Rome. On est étonné de voir les Turcs, gens graves et d’ordinaire très réservés, prendre plaisir à un pareil spectacle. On dit qu’il est admis même dans les fêtes de la bonne société ; il est vrai qu’il n’y a pour spectateurs que des hommes. Les voyageurs doivent voir un peu de tout ; nous ne pouvions pas omettre ce trait des mœurs locales, quelque contraire qu’il fût aux bonnes mœurs.

Nous avions retardé notre ascension au mont Olympe, dans l’espoir que les nuages qui couvraient sa cime se dissiperaient ; mais, comme nous ne pouvions attendre indéfiniment le bon plaisir du temps, nous y sommes grimpés malgré les nuages. La montée jusqu’au sommet le plus élevé est de huit heures, dont six et demie à cheval et le reste à pied. Cette montagne porte un nom bien célèbre, celui de la demeure des dieux. Elle partage cet honneur avec deux autres montagnes du même nom, l’une en Thessalie, l’autre en Crète ; celle de Brousse est l’Olympe de Bithynie. Tournefort, notre célèbre botaniste, lors de son voyage vers 1700, n’a point atteint le sommet ; il s’était trouvé à Brousse en novembre, et la saison était rude. L’Olympe, dans le plus fort de l’été, porte un grand manteau de neige, un peu troué, il est vrai, çà et là par les rochers : c’est sur l’Olympe qu’on recueille en grande partie la neige qui sert à la consommation de Constantinople, comme la neige de Naples se recueille au monte San Angelo. Les diverses régions végétales sont marquées d’une façon très tranchée sur les pentes de l’Olympe. Au pied, les noyers et les châtaigniers ; au-dessus les chênes, plus haut les hêtres, puis les pins et les sapins (c’était la première fois que nous voyions cette dernière espèce en Asie), enfin les arbustes rampans. M. Saul et moi avons eu lieu d’être assez contens de notre récolte dans la région supérieure, celle des pâturages, habitée pendant l’été par les tribus turcomanes, qui y vivent sous la tente ; mais il a fallu faire notre deuil de la vue. Arrivés au sommet, nous y avons été entourés par les brouillards, qui nous ont caché l’un des plus beaux panoramas qu’offre ce pays. La mer de Marmara, les golfes de Moudania et de Nicomédie, et Constantinople à l’horizon, voilà ce que nous devions voir. Force a été de nous contenter, sauf quelques échappées au moment où nous sommes descendus, de la description de M. de Hammer. Nous avons été un peu plus heureux pour la vue du sud, et nous avons pu, grace à une rafale qui a balayé pour une dizaine de minutes ces maudits brouillards, suivre de l’œil toute la route que nous avions faite à travers la Phrygie pendant les semaines précédentes. M. Texier avait apporté son baromètre ; il a trouvé 1930 mètres pour la hauteur de la montagne. Nous étions de retour au gîte après le coucher du soleil : nous avions marché presque sans relâche.

Le lendemain, nous avons arrangé nos plantes, et reconnu qu’il serait bientôt temps, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, d’arriver à Constantinople ; les malles de botanique sont pleines, et même elles commencent à déborder dans les sacoches. Tout se trouve fort heureusement en bon état.

Je n’ai pas voulu quitter Brousse avant de revoir, pour mon compte particulier, les plus belles mosquées ; j’ai trouvé celle de Bajazet et la grande mosquée du centre de la ville, l’Uloudjami (celle qui contient une fontaine), plus belles que la première fois. Accroupi à la turque au pied d’un des piliers de l’Uloudjami, je suis resté pendant un assez long temps en contemplation, tandis qu’à mes côtés de bons musulmans se livraient, sans paraître me remarquer, à leurs actes de dévotion, les uns faisant leurs ablutions à la fontaine, les autres se prosternant en récitant leurs prières, d’autres lisant le Coran dans les manuscrits déposés à l’usage du public des deux côtés de la Kibla, ou sanctuaire tourné vers la Mecque. J’ai éprouvé là quelque chose du sentiment que tu me dépeignais à propos de Saint-Pierre de Rome (soit dit sauf respect) ; j’ai goûté ce bien-être qu’on ressent dans un beau climat, en présence des chefs-d’œuvre de l’art et sous l’impression des idées religieuses.

Nicée.

Notre première couchée après avoir quitté Brousse fut Tchakardleu, à une lieue en avant de la ville de Jeni-Cheher, dans une grande ferme appartenant à un ancien capitan-pacha, au milieu d’une riche plaine. Notre route n’avait offert de remarquable que la rencontre de grands troupeaux de moutons conduits par des bergers bulgares au costume slave. Quel mélange de peuples dans cette Turquie : chacun conserve son costume, son langage, sa religion à part.

Jeni-Cheher n’avait rien qui pût nous attirer ; nous l’avons laissé de côté, en nous dirigeant par un chemin raccourci vers les montagnes qui séparent cette plaine du lac de Nicée ; elles forment une chaîne assez élevée, dont le mont Arganthonius des anciens est l’extrémité. Il s’élève au sud-ouest du lac, au-dessus de Kemlik ou Ghio, port de la marine militaire turque, vers lequel se dirigent les bois de construction de l’Olympe. Les chemins sont couverts, dans les diverses directions, de mauvais chars mal attelés, à essieux en bois non graissés, qui crient sur tous les tons ; c’est la seule musique de la contrée. Un peu au-dessous du col qui conduit à Nicée, au café de Derbent (ou du défilé), nous avons fait kief. On y jouit d’une belle vue du lac, qui a environ huit lieues de long sur deux de large. L’antique ville de Nicée, aujourd’hui Isnik, est située à l’extrémité orientale. Ses murailles, restaurées à diverses reprises par les empereurs byzantins sont conservées dans toute leur étendue avec leurs tours ; un des côtés de l’enceinte est baigné par l’eau du lac. Il y avait du temps de Strabon quatre portes, dont trois subsistent encore ; chacune de ces portes avait été ornée, postérieurement à Strabon, sous le règne de Trajan, d’arcs de triomphe d’un bon style, et encore presque intacts, grace au mauvais goût des Byzantins, qui ont fait entrer ces monumens dans le système de défense de la ville. Mais combien d’autres monumens précieux ont disparu dans ces temps malheureux ! À chaque pas, on retrouve des débris de l’art enchâssés dans les murailles : ici c’est une colonne, là un bas-relief ou une inscription. À la sortie, du côté de Constantinople, en avant de l’arc de Trajan, la première enceinte est fermée par une porte dont les deux montans et le seuil sont des colonnes mutilées.

Pline le jeune, ami et panégyriste de Trajan, fut préteur de Bithynie. Il parle de Nicée dans ses lettres ; il y fait mention aussi d’un projet de communication d’un lac avec la mer. M. Texier avait pensé qu’il s’agissait du lac de Nicée ; mais je me range à l’avis de M. de Hammer, qui applique, ce me semble, avec raison, le texte de Pline au lac de Sabandja et au golfe de Nicomédie. M. Texier n’est pas éloigné de revenir à cet avis ; nous avons longuement discuté la question sur les lieux. La réunion du lac de Sabandja au golfe de Nicomédie fournirait une communication de la mer Méditerranée à la mer Noire par l’intermédiaire du Sangarius, et pourrait avoir une assez grande importance commerciale et politique ; les Turcs, dans les beaux temps de leur empire, avaient repris ce projet.

Nicée, fondée par Antigone, lieutenant d’Alexandre, qui lui donna le nom de sa fille, a été pendant plusieurs siècles l’un des boulevarts de l’empire grec contre l’invasion des musulmans. Tombée enfin entre leurs mains, elle fut assiégée sans succès en 1096 par les croisés, et reprise par eux l’année suivante (ils avaient pour chefs Godefroy de Bouillon et Tancrède) ; siéges fameux qu’il faut lire dans l’Histoire des Croisades. Ce livre aura bien de l’intérêt pour moi, lorsque après l’Asie mineure j’aurai vu la Syrie et Jérusalem ; car c’est là le théâtre complet de ces expéditions mémorables, que notre siècle d’indifférence en matière de foi a de la peine à comprendre. Nicée tomba définitivement au pouvoir des Turcs en 1330. Elle est encore chère aux catholiques à un autre titre : c’est là que s’est tenu, le 25 juillet 325, sous la présidence de l’empereur Constantin, au jour anniversaire de la vingtième année de son règne, le concile d’où date le symbole de l’église romaine. Là fut condamnée par trois cents évêques ou saints docteurs, contre dix-huit, l’hérésie d’Arius. On n’est pas d’accord sur l’emplacement de l’église où s’est tenu le concile : l’enceinte délabrée que M. de Hammer signale comme un reste de cette église me paraît bien exiguë. Quant à l’église grecque actuelle d’Isnik, elle est encore plus petite. Cet édifice est du temps d’un autre Constantin appelé Porphyrogénète. On remarque, sous le portique, des figures de Vierge et de saints en mosaïque d’une belle conservation ; Saint-Marc de Venise et la cathédrale de Pise ne possèdent rien de mieux.

Le lac de Nicée peut rivaliser avec ceux de la Suisse occidentale, de Neufchâtel et de Bienne, à plusieurs égards ; mais qui me donnera ces villes charmantes, ces nombreux villages, cette belle culture de la Suisse, ces bateaux à vapeur ? Ici à peine y a-t-il une mauvaise barque de pêcheur ; nous n’avons point osé nous y aventurer. Le poisson du lac de Nicée est très bon j’avais trouvé à en acheter dans une course sur les bords ; mon plat fut très bien accueilli par la troupe des voyageurs, peu accoutumée depuis long-temps à un pareil régal.

Il était temps, pour le repos d’un ou deux de nos jeunes gens, que nous quittassions Nicée ; notre hôte avait une fille charmante de seize à dix-sept ans ; nous n’avions pas vu en Turquie de plus jolie Grecque : elle était accomplie. Le père et la mère semblaient parfaitement comprendre le mérite d’un pareil trésor, et le surveillaient de très près, de sorte que tout s’est réduit, de la part de nos amoureux, à des soupirs, et ils n’ont gagné à leur manége que des plaisanteries que nous ne leur avons pas épargnées.

Nicomédie.

Nous nous sommes dirigés sur Nicomédie par une route de montagne plus courte que celle de Sabandja, que M. Texier avait suivie dans un autre voyage. On passe, à peu de distance de Nicée, auprès d’un obélisque tumulaire antique. Nous nous sommes ensuite élevés dans les montagnes, et, après beaucoup de détours, nous avons atteint une corniche d’où l’on découvre à la fois, au-delà du lac de Nicée, toute la chaîne de l’Olympe, le golfe de Nicomédie, et Constantinople dans le lointain ; le sommet de l’Olympe, qui nous avait tenu rigueur jusqu’alors, était ce jour-là parfaitement découvert. Notre joie, en apercevant le terme de notre tournée, le lieu où nous attendaient nos lettres de France, fut grande, comme tu peux l’imaginer. Tout le reste de la journée, nous marchâmes dans les bois ; j’y trouvai plusieurs arbustes rares, entre autres un rhododendron. Notre dernier kief eut lieu sous de beaux ombrages ; les oignons crus et les œufs durs y tinrent encore leur place. Nous couchâmes au café de Kasikli, sur le bord du golfe.

Nous n’étions plus qu’à une heure et demie de Nicomédie (Ismid) par mer ; nous en mîmes six à y arriver avec nos chevaux en longeant le golfe et ses marais. À un quart de lieue de la ville s’élève un poteau bariolé de diverses couleurs et servant à indiquer la distance à la manière des pays du nord de l’Europe ; l’établissement de ces poteaux est sans doute une des mesures de la réforme ; que n’a-t-elle commencé par les routes elles-mêmes ? Nicomédie est bâtie en amphithéâtre sur le côté nord du golfe, j’allais dire du lac, car, en vérité, la mer y est si calme, les promontoires de l’ouest sont si rapprochés, qu’on dirait un lac. Ne devant rester que jusqu’au soir dans cette ville qui n’offre rien de particulièrement intéressant, nous allâmes nous établir dans un grand café du quartier de la marine. La vue était très agréable, mais le séjour ne l’était guère : autant aurait valu camper sur la place publique, nous n’aurions pas eu plus de bruit et d’importuns. Nous y dînâmes avec du kebab, plat turc qui consiste en une grande quantité de petits morceaux de viande rôtis sur des brochettes et posés ensuite sur des tranches de pain mollet imprégnées de graisse. Nous passâmes le reste de l’après-midi à fumer en réglant nos comptes avec nos muletiers, et à boire des sorbets. Je me séparai de mon petit cheval Vondouk dorou, en lui faisant une caresse ; le pauvre animal m’avait, sauf une chute à Scala-Nova, bien et fidèlement servi ; accoutumé à ma manière de voyager, il savait s’arrêter et se tenir tranquille quand j’avais une plante à ramasser.

À six heures du soir, nous avions déjà retenu, pour nous rendre par mer à Constantinople, une sarcolève on grande barque, et nous étions prêts au départ ; le vent de terre s’était levé, et nous avions hâte de mettre à la voile ; mais nous ne pûmes partir qu’une heure et demie plus tard. Notre navire portait, pour le compte du gouvernement, des fez, ou coiffures militaires, du bois, et je ne sais combien d’autres choses entassées pêle-mêle. Nous eûmes toutes les peines du monde à nous caser avec nos effets ; nous ne pûmes, faute de place, étendre nos lits ; il fallut coucher, comme on put, sur la dure. La brise, quoique faible, était favorable, la nuit magnifique, et nous étions d’ailleurs soutenus par l’espoir de coucher prochainement dans de bons lits. Nous n’avions jamais été plus gais ; nos jeunes gens et les matelots firent assaut de musique : l’orchestre des matelots se composait de tambours et d’une sorte de hautbois ; nos jeunes gens les accompagnaient avec les couvercles de nos marmites en guise de cymbales.

Constantinople.

Dans la matinée, nous atteignîmes la hauteur des îles des princes ; vers trois heures, nous doublions la pointe de Scutari, et nous nous trouvions en face de celle du Sérail.

Te l’avouerai-je ? l’aspect de Constantinople n’a pas, dans le premier moment, produit sur moi l’impression à laquelle je m’attendais, et il m’a paru inférieur à celui de Naples. Je suis revenu peu à peu de ce premier jugement, et à mesure que je parcours les villes, dont se compose cette grande capitale, son port et le Bosphore, je rends plus de justice à Constantinople, et je me range à l’avis à peu près unanime des voyageurs. En effet, il est difficile d’imaginer une situation plus magnifique : elle est unique dans le monde par ses rapports avec trois mers. L’Europe et l’Asie s’y donnent la main. On comprend ici comment de pareils avantages ont été dans tous les siècles le point de mire de tous les peuples, et l’embarras que la politique actuelle éprouve en présence de l’ouverture d’un pareil héritage. Le moment où nous sommes arrivés à Constantinople est sans contredit le plus intéressant, le plus solennel, que la complication des évènemens antérieurs pût amener. Mahmoud, après de vains efforts pour régénérer et relever son empire, vient de mourir ; son armée est détruite, sa flotte est livrée à son ennemi. Le nouveau sultan est un jeune homme de dix-sept ans, sans moyens et sans instruction. La révolte éclate dans plusieurs provinces ; toutes les ressources sont épuisées. Que va-t-il arriver ? Méhémet-Ali se contentera-t-il de l’Égypte et de la Syrie, ou bien poursuivra-t-il ses avantages ? On dit qu’il s’est déjà montré disposé à la paix, en se soumettant même à la suzeraineté nominale du sultan. Pendant ce temps, la flotte française est aux Dardanelles, ainsi que le prince de Joinville, impatient de venir ici, au moins en visite, avec sa frégate. La flotte anglaise ne peut manquer de se rapprocher bientôt aussi. Tout semblait annoncer, il y a quelques jours, que la dernière heure de l’empire ottoman avait sonné, et que le partage allait commencer ; mais son agonie peut encore être assez longue. On parle déjà de conférences qui s’ouvriraient à Vienne entre les grandes puissances : puisse la France y tenir dignement sa place ! Depuis quelques jours, j’entends beaucoup raisonner sur cette grande question d’Orient, et je me suis fait aussi mon rêve : je m’y suis rencontré, m’a-t-on dit, avec lord Ponsonby, ce qui est, sans doute, fort honorable pour moi. Je te le résume dès à présent en deux mots : consécration du principe de la libre navigation de la mer Noire et destruction complète de tous les ouvrages de défense et de fortification du Bosphore et des Dardanelles, le tout sous l’autorité des grandes puissances, agissant de concert dans un haut intérêt de civilisation et de paix générale.

Comme les autres diplomates, notre ambassadeur, M. l’amiral Roussin n’habite plus Constantinople depuis l’incendie de Péra, qui a eu lieu il y a sept ans, et qui a détruit tous les palais ; il est établi à Thérapia, village sur le Bosphore, à quatre lieues d’ici. C’est presque un voyage, mais le plus beau possible : le Bosphore est comme un grand fleuve, ou plutôt une suite de lacs, bordée de belles habitations, de villages pittoresques, de châteaux-forts ; une succession de tableaux les plus variés, les plus riches. Le seul reproche que je ferais aux rives du Bosphore, c’est que les sommités ne sont pas partout assez couvertes de bois. C’est par cette route que nous sommes allés à Thérapia avant-hier, dans un bon caïk à quatre rameurs. L’ambassadeur et Mme Roussin n’étant pas encore de retour d’une course qu’ils avaient faite à Constantinople, nous avons employé le reste de la journée à remonter jusqu’à l’entrée du Bosphore du côté de la mer Noire. Nous avions à la main un ouvrage de M. de Hammer, spécialement consacré à Constantinople et à ses environs, livre savant et exact comme celui qu’il a consacré à la Bithynie, Tout y est décrit minutieusement ; tous les souvenirs historiques, depuis le voyage des Argonautes jusqu’à nos jours, y sont rassemblés.

À l’entrée de la mer Noire, près du phare de la côte d’Europe, sont les îles Cyanées, roches volcaniques, visitées par Jason ; nous avons été y reconnaître, non sans quelque danger dans notre marche sur ces rochers escarpés, un autel antique élevé en l’honneur des divinités protectrices du navigateur. De là, nous avons vu s’étendre devant nous la nappe de la mer Noire. Un bateau à vapeur venait, en ce moment, de remorquer de l’entrée du Bosphore plusieurs navires, et, livrés désormais à eux-mêmes, ils déployaient leurs voiles, les uns dans la direction d’Odessa, d’autres dans celle de Trébisonde ou de la Colchide des Argonautes. On atteint Trébisonde en trois jours par bateau à vapeur ; le jour de notre arrivée à Constantinople, nous en avions vu un qui chauffait pour cette destination lointaine ; il était encombré de voyageurs. N’est-ce pas admirable ? Dans quel temps nous vivons ! La vapeur a fait une véritable révolution dans le monde. Nous sommes revenus à Thérapia par la rive gauche du Bosphore ; non sans nous être arrêtés auprès du château bâti par les Génois sur les ruines d’un ancien temple des douze grandes divinités, mais plus particulièrement consacré par les anciens à Jupiter-Urios (qui donne les vents favorables). C’est là que l’on venait sacrifier avant de s’engager dans la navigation périlleuse du Pont-Euxin.

En face de Bujukdéré, résidence de l’ambassadeur russe, sur la rive d’Unkiar-Skelessi, s’élève une pierre monumentale en mémoire du traité fameux de ce nom, fait en 1833, et du secours que les Russes apportèrent alors au sultan, menacé jusque dans sa capitale par Ibrahim, fils de Méhémet-Ali. Nous avons contemplé avec tristesse ce monument, qui témoigne à chaque instant de l’humiliation profonde de cet empire, autrefois si puissant, et de la facilité avec laquelle les Russes pourraient saisir la belle proie qu’ils convoitent depuis si long-temps. Tout semble les y appeler, jusqu’aux élémens. En effet, pendant dix mois de l’année à peu près, les vents du nord soufflent sur l’entrée du Bosphore, et les courans qui existent dans le Bosphore lui-même sont un secours de plus. Quand on songe qu’à Sébastopol la Russie a toujours une armée et une flotte toutes prêtes, il est évident qu’elle a Constantinople dans ses mains. Ce qui fait qu’elle ne l’a pas prise encore, c’est qu’elle n’a pas encore trouvé qu’elle pût la garder.

Le palais de France à Thérapia a appartenu autrefois à un prince Ipsilanti, qui a été mis à mort par ordre du sultan ; ses biens furent confisqués, et le palais de Thérapia fut donné en cadeau à la France, au temps de l’ambassade du général Sébastiani. C’est une grande maison de bois comme toutes celles de ce pays ; elle est située sur le quai même du Bosphore. La salle à manger et les salons dominent la mer comme une dunette de vaisseau : demeure convenable pour un ambassadeur amiral. L’habitation est vaste, bien tenue, mais assez mesquinement meublée par le ministère des affaires étrangères : on me l’a fait remarquer en ma qualité de député. C’est un beau séjour pendant l’été ; un grand parc avec des arbres touffus et une terrasse sur le Bosphore en dépendent ; mais l’hiver y est rude, à cause des vents du nord, qui s’engouffrent dans le Bosphore. L’ambassadeur attendra encore assez long-temps que son nouveau palais de Péra soit construit ; on y travaille, et, chose singulière, on fait venir les pierres de Malte. On a promis de me prouver comme quoi cela ne coûtera pas plus cher que si l’on employait des pierres du pays. Je tiens, comme défenseur des intérêts des contribuables, à obtenir cette démonstration. La réception de l’amiral Roussin a été fort bonne ; c’est un homme d’un abord grave, qui paraît franc et loyal.

Il était près de dix heures quand nous avons pris congé de l’ambassadeur pour retourner à Péra. Notre caïk nous y a ramenés en deux heures par le clair de lune. Il faut en convenir, le Bosphore, à pareille heure, n’a rien à envier au grand canal de Venise, et pourtant les proportions plus resserrées de Venise me plaisent davantage. À minuit, les portes de Galata étaient fermées, et il n’y eut pas moyen de fléchir les gardes, même au moyen du bakschis, le pour-boire des Turcs : il nous fallut revenir débarquer à Tophana. Il est défendu aux Turcs et aux Grecs de circuler dans les rues passé une certaine heure : aussi l’un de nos bateliers, qui nous guidait, avait-il grand’peur d’être ramassé par la garde, avec laquelle, en effet, nous eûmes une petite explication ; mais, dès que nous eûmes prononcé le mot magique d’ambassade de France, nous fûmes autorisés à continuer notre marche, sans autre empêchement que celui des bandes de chiens errans dans les rues de la ville ; il fallait les écarter avec grand soin à coups de bâton. Ces animaux, si nombreux à Constantinople, sont assez dangereux pendant la nuit pour les piétons isolés.

Un autre jour, nous sommes allés voir les derviches hurleurs : ils se livrent à leurs pratiques dans une petite mosquée à Tatabla, au quartier de San-Dimitri. On ne saurait se faire une idée des contorsions de ces fanatiques. Leurs chants, qui sont des espèces de litanies entremêlées d’oraisons, se terminent par un exercice violent. On les voit exécuter alors des mouvemens cadencés de plus en plus rapides. Pendant ce temps, ils poussent les cris qui leur ont mérité, à juste titre leur nom de hurleurs. À force de se livrer à cet exercice, ils sont saisis d’une exaltation presque frénétique, et tombent enfin épuisés. Nous avons vu plusieurs des dévots qui s’adjoignent aux derviches éprouver de véritables convulsions épileptiques ; rien de plus hideux. Nous sommes sortis nous-mêmes assez fatigués de ce spectacle. Les Turcs y assistent avec componction ; les femmes même s’y rendent dans une tribune grillée, qui leur est réservée.

Pour nous rafraîchir les yeux et l’imagination, en sortant de la mosquée des derviches hurleurs, nous sommes montés à la tour de Galata : elle s’élève sur la colline de ce quartier et domine la majeure partie de la ville, tout le port, la pointe du Sérail. Au haut de la tour est une rotonde percée de quinze à vingt croisées, dont chacune est un tableau. Celle qui s’ouvre sur la pointe du Sérail m’attirait toujours de préférence. C’est qu’en effet ce promontoire couvert d’édifices d’une construction si originale, entremêlés de grands arbres, est l’un des plus beaux sites de ce pays.

Un autre ordre de derviches, les tourneurs, ont leur couvent à Péra, à deux pas de chez nous. Leurs exercices sont très suivis, et n’ont rien du caractère dégoûtant de ceux des hurleurs. Au centre d’une jolie mosquée très propre est un parquet. Une quinzaine de derviches, à grand bonnet gris en forme de gâteau de Savoie, à robe flottante, y exécutent, sous la conduite d’un chef, diverses cérémonies, et principalement cette espèce de valse qui les a fait nommer tourneurs Ils tournent en effet au son de la flûte et du tambourin comme de véritables toupies d’Allemagne, les bras étendus et leurs robes enflées en cloche par le vent, pendant des demi-heures entières, avec une régularité inconcevable, sans jamais se heurter, ni même se toucher dans le cercle assez étroit qui circonscrit leurs exercices. Pendant ce temps, l’un d’eux, qui paraît chargé d’une fonction particulière, circule parmi eux d’un pas lent et aucun des tourneurs ne l’atteint même du bout du doigt ; leur habitude de cet exercice est telle que, lorsqu’ils s’arrêtent à un signal donné, ils ne chancellent point, et ne paraissent pas éprouver le moindre vertige. On remarque seulement qu’ils sont, en tournant, livrés à une sorte d’extase qui est sans doute le but de cet exercice. Tout cela se fait gravement ; c’est bizarre au dernier degré, mais point ridicule. Les derviches tourneurs jouissent d’une grande considération ; à diverses époques, le gouvernement a même redouté leur influence. À la sortie de la mosquée, le chef est accueilli par des démonstrations de respect, et les factionnaires lui portent les armes.

En sortant de la mosquée des derviches tourneurs, nous sommes allés en caïk à la promenade des Eaux-Douces, au fond du port, en longeant l’arsenal maritime. Nous avions choisi ce jour qui était un vendredi (le dimanche du pays), parce que c’est celui où les Turcs font leurs parties de campagne de ce côté. Il n’y avait pas une grande affluence ; mais nous avons pu juger cependant de ce que doit être ce lieu de réunion dans les grandes fêtes. Une petite rivière, qui se jette dans le port, parcourt le vallon des Eaux-Douces, qui n’a d’ailleurs rien de pittoresque. Quelques grands arbres çà et là et des prairies en font tout le charme. Des familles entières viennent s’y établir pour y prendre leur collation : les femmes d’un côté avec les enfans, les hommes de l’autre ; on y arrive en caïk, à cheval, et surtout en arrabas ; c’est la voiture du pays, mauvais berlingot à jour, sur quatre roues, grossièrement peint ou doré, recouvert d’une étoffe généralement rouge, et traîné le plus souvent par deux bœufs au pelage gris. Ces animaux ont la queue retroussée et rattachée à un cerceau orné de glands de laine de diverses couleurs. Déjà nous avions vu quelques arrabas à Brousse.

En revenant des Eaux-Douces, nous avons abordé, au quartier d’Eyoub, pour voir la mosquée de ce nom et la fondation de la sultane Validé, mère du sultan Sélim. Cette fondation se compose de magnifiques tombeaux, d’une belle fontaine et d’un minaret ou établissement pieux pour les pauvres ; on leur y distribue des vivres à certains jours marqués. Ces monumens sont des plus gracieux qui puissent se voir ; le marbre et les dorures en décorent les parties principales ; on les trouve gravés dans tous les ouvrages sur Constantinople. Nous n’avons pu, faute de firman, voir de la mosquée d’Eyoub que la cour et le péristyle ; il ne règne pas ici la même tolérance qu’à Brousse. Cependant nous avons été admis sans beaucoup de difficulté dans une autre mosquée du voisinage, toute bariolée de rouge et de blanc, et qui a cela de particulier, qu’elle est entourée de tous côtés, à l’intérieur, de tribunes. De là nous avons erré dans la ville, et nous avons atteint par hasard la porte d’Andrinople, l’une des plus fréquentées ; d’un café voisin, nous avons passé en revue les arrabas qui revenaient de la campagne. De ce point aussi, on aperçoit une assez grande portion des vieux murs byzantins. Dans le quartier juif, nous venions de voir les restes d’un palais du même temps. Enfin, nous avons regagné le pont de bateaux en face de Galata.

Nous venons de faire une partie charmante chez M. Alléon, banquier français très considéré, et qui est à la tête de la meilleure des maisons de commerce de Constantinople. Après être passé à Buyukdéré, où est son habitation principale, nous nous sommes rendus à celle plus modeste qu’il possède au milieu de la forêt de Belgrade, à deux ou trois lieues du Bosphore. Il nous y avait fait préparer une collation. Un convive aimable s’était joint à la troupe, M. Billecoq premier secrétaire de l’ambassade, et qui vient d’être nommé consul-général à Bucharest. Chemin faisant, nous avons visité le système fort remarquable de réservoirs et d’aqueducs établi dans cette forêt pour l’entretien des fontaines de Constantinople. M. Anselme, capitaine d’état-major, aide-de-camp de l’ambassadeur, avait bien voulu nous servir de guide, et s’en est acquitté on ne peut mieux. La forêt de Belgrade est assise sur un des derniers rameaux des Balkans (l’Hœmus) ; les empereurs byzantins y avaient fait recueillir les eaux des principaux ruisseaux du voisinage ; il y existe encore plusieurs aqueducs d’Andronic, de Justinien, très bien conservés, et qui servent encore aujourd’hui. Les sultans ont également construit des aqueducs, et ils ont surtout augmenté le nombre des réservoirs ; ce sont des étangs soutenus par de fortes chaussées en maçonnerie, comme ceux de la montagne Noire qui alimentent le bief de partage de notre canal du Midi. Les réservoirs appelés bends sont de fort beaux ouvrages en pierre de taille et même en marbre ; plusieurs d’entre eux sont situés dans les parties les plus épaisses de la forêt, et offrent des points de vue charmans ; le dernier construit est dû au sultan Mahmoud ; il l’a inauguré dix ou douze jours avant sa mort. M. Anselme nous a fait, sur les lieux mêmes, la description de la fête magnifique donnée à cette occasion, aux frais du ministre des finances, au sultan suivi de tous les grands de l’empire ; la circonstance la plus bizarre de cette fête a été l’immolation de sept béliers en présence du scheik-islam ou chef de la religion. Le sultan assistait à la cérémonie, assis dans un kiosque élégant, bâti à l’extrémité de la chaussée du bend. Nous y sommes entrés un instant pour nous rafraîchir. Mahmoud était déjà très affaibli lorsqu’il assista à cette fête ; mais il cachait son mal. Il a fait bonne contenance jusqu’au bout. Sa haine contre Méhémet-Ali était son sentiment dominant, et comme il sentait sa fin approcher, il n’avait pas voulu retarder davantage la vengeance qu’il espérait tirer de son vassal. L’avant-veille de sa mort, par un scrupule de conscience, il avait donné ordre de mettre en liberté toutes les personnes retenues en prison ; le haut fonctionnaire chargé de cette mission s’imagina que les gens en quarantaine avaient droit de profiter de cette mesure, et ils furent mis en liberté comme les autres. Ce trait peint l’administration turque.

M. Alléon a eu aussi la bonne idée de nous faciliter le moyen de visiter le nouveau palais du sultan à Tchiragan, dont la construction s’achève en ce moment. On ne peut donner une idée exacte de cette singulière construction qu’au moyen du dessin. Le soubassement et les colonnes de marbre du palais sont baignés par les flots du Bosphore, et la masse de l’édifice en bois peint s’élève en je ne sais combien de corps-de-logis surchargés d’ornemens bizarres ; c’est à la fois un monument et une série de boîtes de cartonnage. La portion du palais consacrée aux femmes, le harem, a particulièrement piqué notre curiosité. Autour d’une énorme salle éclairée par le haut sont disposés, comme autant de cellules, les appartemens des femmes du premier rang. Ils sont tous pareils ; qui voit l’un, voit tous les autres ; ils se composent d’une grande chambre dont les fenêtres sont garnies jusqu’à une certaine hauteur d’un treillage assez serré, de deux cabinets de toilette revêtus de marbre blanc, et de deux grandes armoires, l’une pour les habillemens, l’autre pour serrer les lits pendant le jour. Les appartemens, comme la salle commune et tout le reste du palais, sont garnis de nattes d’un tissu très fin et très doux pour les pieds. Les murs, les plafonds, sont peints de diverses couleurs ; chaque pièce offre une couleur différente. Partout les dessins, les dorures, les ornemens abondent ; ce sont des ouvriers arméniens que l’on emploie, et ils se distinguent par leur habileté. Je ne cacherai pas qu’en me voyant ainsi transporté dans ce mystérieux séjour, entouré de toutes les réminiscences orientales les plus gracieuses, je me suis surpris à envier pour quelques instans le sort d’un sultan ; la vertu la plus farouche succomberait à la vue de ce paradis de Mahomet. Les bains des sultanes et celui du grand-seigneur sont peut-être ce qu’il y a de plus original et de plus parfait dans tout le palais. Chacun de ces réduits, en beau marbre blanc, se divise en plusieurs pièces pour le bain, la toilette, le repos ; ils sont éclairés par des jours doux pratiqués avec symétrie dans les caissons des coupoles, formées elles-mêmes d’un stuc transparent ; des filets d’un bleu tendre dessinent chacun des caissons. Nous avons parcouru avec une égale attention les autres quartiers du palais ; celui de la représentation officielle est magnifique. Il y a une vaste salle d’audience, à plafond cintré et à colonnes, qui d’en haut est terminée par un hémicycle où le sultan s’assied, et de l’autre s’ouvre par de grandes portes sur le péristyle principal du palais, au pied duquel abordent les caïks. Cette salle est d’un très bon goût ; on y donnerait le plus beau bal du monde. Je ne puis t’énumérer tous les salons dont se composent les pavillons du palais ; tu sauras seulement que l’architecture des Turcs a cela de particulier, qu’elle s’applique à multiplier les angles, et par conséquent les vues. Comme ils passent leur vie sur des sophas, c’est leur manière de se remuer que de parcourir des yeux des aspects divers ; et Dieu sait si le Bosphore en a fourni l’occasion à l’architecte du palais de Tchiragan ! Aussi le côté des jardins est-il tout-à-fait sacrifié ; les jardins intérieurs ne consistent que dans des parterres à dessins contournés et entourés de buis ; ceux qui sont au-delà des serres, placées parallèlement au palais de l’autre côté d’un chemin public, s’élèvent sur la montagne, et m’ont paru insignifians. Je m’aperçois que, lorsque je ne comptais pas te faire une description de Tchiragan, je t’en ai donné une : prends-la pour ce qu’elle vaut. Le nouveau sultan habite un autre palais de l’autre côté du Bosphore, à peu près en face, et qui n’a rien de gracieux ; il n’est point décoré de colonnes comme le nouveau ; c’est un assemblage régulier de corps-de-logis tout d’une venue et peints en jaune. Les jardins seulement paraissent plus vastes et mieux ombragés.

À notre retour, la mer était assez forte ; à cet inconvénient pour notre léger caïk se joignait celui de nous croiser avec les barques qui, en très grand nombre, ramenaient dans leurs maisons de campagne et dans les villages du Bosphore les gens qui étaient venus passer la journée à Constantinople. C’étaient des personnes de toute nation et de toute condition, des femmes turques accompagnées de leurs servantes et surveillées par l’eunuque noir obligé : il y a beaucoup de harems de grands seigneurs sur le Bosphore. Ce spectacle nous aurait amusés davantage si à chaque instant nous n’avions couru risque de nous choquer aux pointes acérées des caïks. Une fois nous avons failli chavirer, ce qui n’aurait été d’aucun danger, mais n’eût pas laissé d’être déplaisant. Les caïks ressemblent beaucoup aux gondoles de Venise, ils sont taillés sur le modèle le plus svelte, l’équilibre y est dérangé par le moindre mouvement.

St.-M… m’a emmené un de ces jours à une autre partie chez M. …, riche Arménien, qui nous attendait dans sa charmante maison du Bosphore. M. Alléon et M. de Cadalvène, directeur de nos paquebots et bon antiquaire, étaient des nôtres. M. … a passé quelques années de sa jeunesse à Paris, et parle français avec facilité. Un de ses neveux, qui revient de Paris, était aussi présent. Pour la première fois j’ai donc pu causer, sans interprète, avec une personne notable du pays. Nous n’en pouvions pas rencontrer de mieux informée et de plus capable. M. … est du nombre des Arméniens qui, de tout temps, ont eu le maniement des affaires financières en Turquie, position périlleuse, mais lucrative. Dans la persécution excitée, il y a un certain nombre d’années, par les Arméniens schismatiques, un des proches parens de M. … fut pendu, et tous ses biens furent confisqués. Lui-même aurait éprouvé le même sort, si alors il n’avait pas été absent de Constantinople pour un voyage d’agrément en Asie. Il en fut quitte pour un exil, et bientôt après le sultan Mahmoud, reconnaissant qu’on l’avait trompé, rappela M. … et s’efforça de lui faire oublier, par de nouvelles faveurs, les désastres de sa famille. Aussi M. … parle-t-il de Mahmoud avec un sentiment très combattu. Le jugement qu’il en porte nous a néanmoins semblé exact. Le bon et le mauvais étaient mêlés étrangement dans ce caractère, qui n’était pas dépourvu de grandeur : Mahmoud sentait l’impuissance où il était, autant par sa propre ignorance que par l’effet des obstacles extérieurs, de relever son empire ; mais il en avait la volonté, et l’histoire lui en tiendra compte.

M. … nous avait fait préparer un déjeuner splendide ; toute la cuisine turque y était représentée. Quoique dans une maison chrétienne et même catholique, nous avons été privés de la compagnie des dames : nous n’avons fait que les entrevoir dans le gynécée. Les usages des Arméniens se rapprochent à cet égard de ceux des Turcs ; les Arméniennes ne sortent que voilées comme les femmes turques, et ne se distinguent de ces dernières que par la couleur des bottines, qui sont rouges au lieu d’être jaunes, ainsi que par la nuance plus foncée de leur manteau. Les femmes turques seules ont le privilége des couleurs claires, du rose, du jaune-serin, de la couleur noisette, etc. M. … nous a fait parcourir son habitation, visiter ses bains de marbre à la turque ; tout y est assorti au pays et très soigné ; il y a aussi une petite bibliothèque française. La maison est distribuée de tout autre façon que les nôtres ; l’espace n’y est point épargné, l’air y circule de tous côtés ; un nombreux domestique y suit tous les mouvemens des maîtres et de leurs hôtes. Tout cela constitue certainement une belle et bonne existence. Au-dessus des rochers qui dominent la maison, et qui ont été taillés à grands frais en terrasses, M. … établit de nouveaux jardins et bâtit une autre maison. Saint-M… l’a accompagné dans sa tournée de propriétaire. Pendant ce temps, je me suis délecté à la vue si variée, si animée, du Bosphore ; une brise du nord assez fraîche faisait passer sous nos fenêtres une foule de navires revenant de la mer Noire. On passerait sa vie à contempler une telle scène.

On dit beaucoup ici que Méhémet-Ali doit arriver incessamment à Constantinople, sinon pour se mettre à la place du sultan, au moins pour y dicter ses conditions à la tête de ses deux flottes, sous le prétexte d’un hommage à rendre au jeune sultan. Un pareil spectacle nous serait-il réservé ? Ce serait une bonne fortune inouie pour des voyageurs. Ce qui est plus probable, c’est l’arrivée du prince de Joinville. Nous avons cru un instant que le prince était sur le Tancrède, lorsque, assis sur le sopha du délicieux salon de M. …, nous avons vu ce bateau à vapeur remontant le Bosphore pour se diriger vers Thérapia : notre espérance ne s’est point confirmée. Nous avons salué au passage notre drapeau tricolore. C’était pour nous un avant-goût de notre flotte : que n’est-elle déjà mouillée à la pointe du Sérail !


Cte Jaubert.
  1. Au printemps de 1839, M. le comte Jaubert entreprit, dans un but tout scientifique, avec M. Charles Texier, un voyage en Orient. Ce voyage a fourni à M. Jaubert l’occasion d’un travail important, qui paraîtra bientôt à la librairie de Roret, sous le titre d’Illustrationes plantarum orientalium, et qui formera une série de livraisons avec planches. Cette publication, que M. Jaubert prépare en société avec M. Spach, aide-naturaliste au Muséum, contiendra la description des espèces d’Orient nouvelles, ou peu connues, provenant soit du riche herbier de l’auteur, soit des autres collections de Paris. Une carte géographique en quatre feuilles de l’Asie sud-occidentale, dressée sous les auspices de M. le colonel Lapie de concert avec M. Texier, accompagnera l’ouvrage ; elle indiquera les itinéraires de tous les voyageurs botanistes, depuis Rauwolf, qui visitait l’Orient en 1583, jusqu’à nos jour. M. Jaubert doit aussi faire paraître incessamment les Relations de voyage en Asie d’Aucher Eloy, botaniste français, mort en 1838 à Ispahan, victime de son dévouement à la science.

    Les lettres que nous publions aujourd’hui forment ce qu’on pourrait appeler la partie pittoresque du voyage scientifique de M. Jaubert.